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De quoi ?

La nuit où j’ai rencontré Spiderman

Le demi-siècle c’est long. Ou c’est court, c’est selon. Mais rien ne change. Tu fais des choses, tu t’escrimes. Tu crois que c’est utile. Mais fondamentalement, rien n’a changé. Autour de toi, y’a rien qui change. Depuis que j’ai quinze ans, 1% de la population s’est accaparé 30% des richesses. On a l’air de découvrir ça, ça sort dans les médias. Enfin on a un rapport mondial sérieux pour nous le dire. Tout le monde, non, pas tout le monde, des gens, s’exclament ! Mais ça fait longtemps que je le sais.
Je me rappelle de la première fois que j’ai vu cette courbe sur le partage des richesses, au début des années 2000. Un séminaire avec Larrouturrou, on relançait une campagne pour la semaine de 4 jours, et Pierre arrive avec son graphique, où l’on voit qu’à partir de 1980, la part des richesses qui revenait aux salariés commence à décroître pour la première fois depuis le début du XX° siècle, et la part qui revient au capital commence à croître.
1980. La révolution néo-libérale, emmenée par Thatcher, puis par Reagan. Le triomphe de l’École de Chicago. C’est à partir de là que tout a basculé. Dans la décennie 80, la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de 10 points, passant de 75% à 65%., dans les pays de l’OCDE. Autrement dit, alors que les 3/4 de la richesse créée en 1980 revenait aux salariés, on se retrouve dix ans plus tard avec moins des deux tiers. La différence ? L’augmentation de la rémunération du capital. Or, dans le même temps, la productivité augmente fabuleusement. Chaque salarié produit plus de richesse, et est moins rémunéré.
À l’époque, au début des années 2000, parler de ça revenait globalement à prêcher dans le désert. Il a fallu attendre la popularité d’un Thomas Piketty, et la montée en puissance d’alternatives au modèle néo-libéral, pour que les discours sur la nécessité d’un autre modèle économique puissent commencer à être audibles. Depuis 1980, donc, les inégalités se creusent, la concentration de la richesse est exponentielle, les ressources naturelles consommées épuisent la terre, et on commence seulement à pouvoir diffuser cette réalité.
Alors arrive un demi-siècle d’existence, et tu prends le temps de te demander ce que tu as fait. Pourquoi ça n’a pas marché. Pourquoi tu n’es pas arrivé, pas toi tout seul, mais avec plein d’autres, à vulgariser ce constat, à convaincre, à expliquer correctement. Qu’est-ce que t’as branlé, gars, bordel ? Et pourtant t’en as branlé des choses, et tout cas tu as l’impression. T’en as même tellement branlé que tu as oublié de t’occuper de toi. Ça t’a coûté un max de blé, ce truc. Militer, travailler pour les autres. Bon, dans ton cas, y’a pas que ça, gars, hein. Y’a plein d’autres choses à dire sur ton cas.
On ne peut pas dire que sauver la planète est la chose qui m’a occupé le plus de temps. Ce n’est pas vrai. Ce qui m’a occupé le plus de temps, c’est de jouir. Ça m’a pris tellement de temps que ça a foutu en l’air une bonne partie de mes career opportunities, comme disaient les Clash. Avant 1980.

Il faut avoir un peu de lucidité, ou un manque de vanité. Je devais savoir au fond de moi que toute cette agitation militante était un peu vaine. Et que l’important, c’était de jouir. Je ne vais pas m’étendre maintenant. Ni pleurer. Ni m’apitoyer sur mon sort, il est très bien, mon sort. Enfin, face à 90% de la planète, il est très bien. Face aux 1% qui ont accaparé 30% des ressources mondiales, c’est autre chose. Mais je m’en fous, de ceux-là, je ne les envie pas.
Mais des fois, je me dis qu’il y a deux choses que je ne peux pas m’empêcher de faire. Essayer de croire qu’on peut encore changer le monde, à plusieurs, hein, pas qu’à moi, je ne suis pas Mélenchon. Et trouver une façon plus juste et plus équilibrée de vivre cette quête de jouissance qui m’a tenue depuis que j’ai quinze ans, depuis que le monde a basculé sous les sales coups de Thatcher et Reagan, mais les deux choses n’ont absolument rien à voir. Rien du tout. Je ne savais même pas, à l’époque, que le monde venait de basculer dans le néolibéralisme.
Honnêtement, la deuxième tâche a été plus facile. On n’est jamais totalement guéri de ces obsessions, mais on apprend à les maintenir. Pour la première, c’est plus compliqué. Je n’ai pas trouvé de thérapeute. Et du coup ce demi-siècle a comme un arrière-goût d’échec. Forcément, ça rend un peu triste. Si je regarde le monde tel qu’il est, je suis désespéré, totalement désespéré. Mais si je regarde le monde tel qu’il est juste autour de moi, je suis plus optimiste. Les enfants par exemple, me rendent plus optimiste. Ils ont cette sorte d’extralucidité. Même s’ils ne connaissent pas encore tous les tenants et les aboutissants. Ils ont bien compris. Ils ont bien compris que le monde de demain ne sera pas complètement un chacun pour soi, mais que ça sera quand même chacun sa merde. Et que l’aventure collective sera différente. Qu’elle aura pour théâtre le monde. Et qu’ils vont devoir penser différemment, sans nous, pour ne pas faire les mêmes erreurs. Pour avancer mieux et plus loin. Comme des nains sur les épaules des géants, disait Bernard de Chartres. Nos esse quasi nanos, gigantum humeris incidentes. « Nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir plus de choses qu’eux, et des choses plus éloignées qu’ils ne le pouvaient, non pas que nous jouissions d’une acuité particulière, ou par notre propre taille, mais parce que nous sommes portés vers le haut et exhaussés par leur taille gigantesque. » À l’âge du savoir, la probabilité que les générations futures s’inspirent de nos erreurs pour faire mieux est plus que probable. Et ça, c’est un réel espoir.

Mais il faut que je vous parle de Spiderman. C’est de lui que cette réflexion est partie. Un jour j’ai rencontré Spiderman. Pas le Spiderman de Corcuff, Je n’ai jamais été fan de celui qui était déjà un gourou des promos moins âgées que moi quand j’étais à Science-Po Lyon. Mais parfois je suis d’accord avec lui, et là, il parle de Spiderman pour dire des choses intéressantes.
Non, mon Spiderman à moi.
Je l’ai rencontré dans ces années de militantisme vain, au début des années 2000, à Montpellier, un soir de décembre, tard. Il faisait froid, et nuit, et je remontais la rue Saint-Guilhem, quand je l’ai aperçu. Il marchait d’un pas décidé, en serrant sa cape autour de lui, et son sac, aussi, enveloppé dans son collant rouge et noir. Il devait avoir 7 ans, 8 ans peut-être. Il remontait la rue, lui aussi, tout leste, tout vif. Comme un Spiderman. J’ai haussé le pas, je me suis rapproché, et je lui ai dit :
– « Tu vas où, Spiderman ? »
Sans me regarder, sans s’arrêter de marcher, il m’a répondu : « je vais chez ma maman ».
– « Et elle habite où, ta maman ? », je lui ai demandé. « Elle habite plus haut », il m’a répondu.
– « Et tu viens d’où, Spiderman ? »
– « Je viens de chez mon papa », il a répondu. En montrant du doigt les rues plus bas. « Mais il était pas là. Il a dit qu’il descendait chez le voisin, et il est pas remonté. Moi je me suis endormi, mais après je me suis réveillé. Et il était pas là, alors j’ai eu peur. Alors je suis descendu aussi, j’ai frappé chez le voisin, mais y’avait personne. Alors j’ai eu peur, je voulais pas être tout seul. Alors je vais chez ma maman. »
– « Et tu t’es habillé pour pas avoir froid ? » je lui ai demandé ?
– « Non. Pour pas avoir peur. Spiderman il a pas peur ».
– « Ok. Tu veux que je t’accompagne chez ta maman ? Elle habite où ? »
– « Plus loin », il m’a répondu.
Et Spiderman et moi, on a traversé la place du marché aux fleurs, on a continué, et à un moment, il s’est arrêté devant une porte, et il m’a dit :
– « Tu peux sonner ? Je suis trop petit pour atteindre la sonnette. »
Il m’a montré le bouton, et j’ai sonné. Et la maman de Spiderman a répondu. Je lui ai expliqué que j’étais avec Spiderman, elle s’est un peu affolée, et elle a ouvert la porte. Et Spiderman a grimpé les escaliers quatre à quatre.
La maman de Spiderman, elle révisait, elle avait un examen le lendemain. Spiderman lui a expliqué pourquoi il était là, je lui ai expliqué pourquoi j’étais là, elle a appelé le papa de Spiderman mais il n’était pas là, elle a incendié son répondeur. Moi j’ai pris Spiderman dans mes bras, je lui ai dit que c’était vraiment un brave Spiderman. Spiderman m’a serré dans ses bras, et il est parti se coucher. La maman de Spiderman s’est mise à pleurer, je l’ai serré dans mes bras aussi, je lui ai dit que son Spiderman était un très brave petit gars, qu’il était costaud, que tout allait bien. Elle n’était pas très rassurée, la maman de Spiderman, mais ça l’a calmé. Elle m’a remercié, et moi, je lui ai donné mon congé, comme on dit dans les livres.
Spiderman, il doit avoir dans les 20 ans, aujourd’hui. Je ne sais pas ce qu’il fait. Ça m’étonnerait qu’il soit dans les 1% qui ont accaparé le tiers de la richesse mondiale. Mais j’espère qu’il va bien. Qu’il a pu grandir. Si quelqu’un d’entre vous le connaît, passez-lui le bonjour, et dites-lui que j’espère qu’il saura grimper sur les épaules des géants.

Note : Je l’avais oublié, cette histoire. Ça m’est revenu comme ça. Le rachat de Marvel par Disney, le nouveau rapport Piketty, une année de plus qui s’égrène, tu prends du temps pour réfléchir un peu, et voilà que le petit bonhomme habillé en spiderman est remonté à la surface.

et aussi

De l’écologie politique de masse

J’ai un problème. Je défends des idées qui ont du mal à passer dans la population. Je défends la mise en œuvre de politiques publiques qui soient radicalement différentes de celles qui sont mises en œuvres depuis les trente glorieuses.

J’ai conscience que l’humanité crame les ressources naturelles de la Terre dans une totale inconscience, en se foutant royalement de ce qui restera aux générations futures.

Je veux pouvoir vivre autrement, dans un monde apaisé, partagé.

Mais ça, ça demande énormément de choses.

Ça demande à ce que nous puissions collectivement imposer un autre partage des richesses, que l’écart entre les plus pauvres et les plus riches se réduisent drastiquement à l’échelle de la planète.

Ça demande à ce que nous arrivions à substituer à la production de biens inutiles pour la plupart, une production de biens utiles à tous, une production qui créée de la richesse sur des bases équitables.

Ça demande à ce que nous arrivions à substituer à la production d’énergie à partir de ressources usables, une production d’énergie à partir de ressources renouvelables. C’est d’ailleurs la clé du changement de production et de consommation.

Ça demande à ce que les politiques publiques, locales ou nationales ou européennes, soient pensées différemment, soient construites différemment, avec des systèmes de participation et de contrôle qui empêchent le détournement de l’intérêt général au profit d’intérêts privés. C’est d’ailleurs la pierre angulaire pour que l’impôt redevienne acceptable, et qu’une politique de redistribution des richesses puisse être acceptée.

Comme je crois en la faillite intrinsèque des processus révolutionnaires, qui ont tous été, sans exception, des processus de substitution d’une élite à une autre, j’ai opté depuis longtemps pour une autre méthode de transformation de la société : la diffusion de mes idées dans la société, l’élargissement de leur audience, l’idée forte que tu vas semer une autre façon de faire qui se développera sans toi, que tu vas fertiliser, polliniser, comme une abeille qui en récoltant le pollen permettra à la nature de se reproduire.
Et ce n’est pas facile.
Et c’est long et lent, alors que je vois des urgences.

Alors j’ai opté pour une démarche que j’appelle l’écologie de masse.

L’écologie de masse, ça commence d’abord par un “nous”. La création d’un collectif, dans lequel le pouvoir se partage autant que les idées et les compétences. Un “nous” le plus paritaire possible, parce que la parité est d’une redoutable efficacité.

Dans mon “nous”, on favorise une organisation en binôme paritaire. À deux, c’est mieux.

Une fois que les contours de ce “nous” sont posés, le collectif va te permettre d’agir.

Mais comment ?

Faire de l’écologie de masse, c’est prendre le pari que tu vas diffuser non pas une parole technicienne, experte, élitiste, ou une parole catastrophiste, cassandrienne, faussement radicale, mais une parole accessible à une majorité.

Faire de l’écologie de masse, c’est se donner les moyens de toucher le plus grand nombre possible de gens autour de toi. Les toucher dans leur quotidien, dans leur représentation du monde, des problèmes qu’ils rencontrent. C’est leur montrer des solutions auxquelles ils n’ont pas vraiment pensé.

Et c’est toucher le pus grand nombre possible en évitant au maximum les déformations de tes idées.

Faire de l’écologie de masse, c’est aussi intégrer que toi, militant politique, forcément généraliste, tu dois te mettre au service des engagements associatifs qui partagent tes idées.

Au contraire des partis révolutionnaires qui font du monde associatif une courroie de transmission, au contraire des partis socio-démocrates qui font du monde associatif un terrain de récupération ou de clientélisme, faire de l’écologie de masse, c’est accepter l’idée d’un partage des rôles et des savoir-faire.

Accepter d’utiliser les codes des médias, qui ont besoin de raconter des histoires plus que des idées, mais se servir de cette nécessaire personnalisation des enjeux comme d’un moyen, d’un levier pour faire avancer les causes collectives défendues notamment par les associations. La division du travail entre l’écologie politique et les mouvements associatifs doit être là : le militant politique n’est qu’un porte-voix, un accélérateur, celui qui permet de poser le problème dans la tête de celles et ceux qui sont en charge de la conception et de l’application des règles collectives.

Offrir un vélo au Préfet parce qu’il annonce une sévérité accrue auprès des cyclistes, c’est un résumé de cette méthode.

Face à une parole publique qui discrédite un engagement fondamental des écologistes, un “nous”, un collectif plutôt rodé à de “l’activisme”, décide de réagir, et de réagir vite. Il invente un processus médiatique, au sens où il espère que la forme de l’action permettra qu’elle soit relayée par les médias, et que cette forme médiatisable permettra non pas de masquer, comme trop souvent, mais au contraire de mettre en valeur le fond et les idées.

Le collectif enrôle des acteurs associatifs, qui ne travaillent pas forcément ensemble, et qui seraient réticents à se mettre sous une bannière partisane.

Il leur propose d’être une caisse de résonance, qui favorisera leur expression publique, et renforcera leur légitimité à être des interlocuteurs publics.

Il ne se substitue pas à eux, il ne leur fait pas écran. Il met à leur disposition sa rapidité d’action et sa capacité à communiquer.

L’action est construite ensemble, par un va-et-vient pour valider le message, les objectifs et les modalités concrètes, là encore dans une cohérence entre le fond et la forme.

L’action est réussie si le message est largement diffusé et relayé par les médias, si l’interlocuteur comprend la nécessité d’un dialogue avec les acteurs associatifs, et si ces derniers peuvent enclencher une dynamique de construction de politiques publiques plus efficace à la suite.
Et si la confiance est renforcée entre les partenaires de l’action.

Et si l’action des différents relais donne à d’autres l’envie de participer et de s’engager dans le même sens.

Ça, c’est de l’écologie politique de masse. Comme je l’aime.

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