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De quoi ?

La poilue

95-cartepoilus01Le 11 novembre, je pense irrémédiablement à Céline, à Tardi et à Marguerite.
Ce salaud de Céline, il continue à me hanter. Je suis mort à crédit plusieurs fois, et au bout de la nuit de Bardamu, j’ai fini par croiser Brindavoine, l’antihéros de Tardi, le dessinateur habité par les poilus. Je voudrais, il faudrait, en parler beaucoup, faire lire Tardi aux enfants, qu’ils aient envie de s’intéresser à la Grande Boucherie, et, quand ils sont plus grands, leur faire lire les trois livres de Louis Ferdinand Céline qu’il a illustré.

Mais là, c’est Marguerite qui m’importe.
Marguerite, la tante Marguerite. La tante Margot.
C’était pas ma tante, Margot. C’était la tante de ma mère. Elle est née en 1896, à l’agonie du 19e siècle. À l’aube d’une République que sa famille, première génération de fonctionnaires républicains, a épousée.
En 1914, quand la guerre éclate, Marguerite a 17 ans, et un fiancé, qu’elle regarde partir au front. Il ne reviendra pas, le pauvre chou. C’était un fils de paysan des Alpes, qui ne savait pas se battre. Il a péri dans les premiers jets de chair à canon. En 1918, Margot a 22 ans. Elle est belle. Les seuls hommes de son âge qui pourraient s’en apercevoir sont des planqués, sont déjà mariés, ou sont malades ou estropiés. Les autres, une génération entière, ont disparu dans les charniers-tranchées de Foch, dans les charges de Joffre et de Nivelle, sous les balles des pelotons de Clémenceau.
Elle le sait, Marguerite. C’est elle qui amène les lettres aux familles, les lettres de l’État-major qui disent que le soldat machin est héroïquement mort dans la tranchée bidule. Elle est postière. Elle les reconnaît bien, ces lettres. Ce ne sont pas les mêmes que les lettres des poilus à leur chérie. Mais de celles-là, il n’y en aura bientôt plus. Alors que les autres, elles vont se multiplier, encore bien après la guerre.
La tante Margot n’a pas de fiancé. « Des hommes, il n’y en a plus ». Alors elle fonce, elle bosse. Elle grimpe les échelons de la Poste, s’extirpe de la « province », arrive à Paris. C’est la fête, les années 30, l’insouciance encore presque folle. Marguerite n’a pas le temps. Elle est au Ministère des Postes, des Télégraphes et des Téléphones, et ça usine sec. Elle a un petit faible pour un homme, mais elle ne sait pas trop comment ni pourquoi. La tante Margot ne sait pas trop comment faire avec les hommes. Elle n’a jamais vu le loup et elle approche de la quarantaine. Alors elle plonge dans la révolution technologique, la première, celle des télécommunications. Aiguière du télégraphe. Un vrai nom alpin. De toute façon, l’homme qui était dans le coin de son œil a disparu, happé par la Deuxième. On ne sait où, il a fuit, elle ne l’a plus revu.
Dommage. Margot aurait pu, elle a encore du charme. Mais la Deuxième vient finir le travail de la Première. Des hommes de sa génération, il ne restera bientôt plus rien.
En novembre 1945, Marguerite, désormais cadre des téléphones, obtient le droit de vote. Et achète le premier numéro d’un magazine d’un nouveau genre, dont la fondatrice, revenue de New-York donne la ligne éditoriale : « Le sérieux dans la frivolité, de l’ironie dans le grave ». Le magazine s’appelle Elle. Marguerite ne cessera d’y être abonnée.
Elle n’était pas farouchement féministe, Marguerite. Elle a crevé le plafond de verre. « Parce qu’il n’y avait plus assez d’hommes dans notre génération, à ma soeur et à moi, ils nous ont laissé grimper, prendre des places », me dira-t-elle un jour. Elle et sa sœur Jeanne, petites postières filles du receveur principal des postes de Moutiers, Savoie, et d’une institutrice hussarde de la République, finissent leur carrière au Ministère des Postes et Télécommunications. Marguerite supervise l’ensemble des standards téléphoniques d’île de France, Jeanne le tri postal, je crois.
Elles sont cadres supérieures. De bonnes payes, de confortables retraites, elles vont au théâtre, à l’opéra, aux concerts. Jeanne s’est mariée. Un peu trop tard pour avoir des enfants. Marguerite, elle, a décliné l’offre du gentil voisin du 9° arrondissement qui lui a proposé de « vieillir ensemble », quand elle avait la cinquantaine passée.
Elle me raconte ça, lovée dans son fauteuil, à la Croix-Rousse. La retraite venue, elle est redescendue vivre à côté de son petit-frère, mon grand-père. J’essaye de lui faire dire d’autres choses. Quand je pousse le questionnement sur ses relations avec les hommes, elle glousse, elle esquive. Et garde sa version officielle : elle n’a jamais couché avec un homme. J’aime bien discuter avec elle, aller la voir. Il y a du thé raffiné, des petits fours, des livres, beaucoup de livres, j’en lirai plein. Et des journaux. Les piles de Elle, le Parisien, le Progrès de Lyon. Marguerite aime bien parler. Elle parle de tout. De ce siècle qu’elle a traversé, de ce monde qu’elle a vu plusieurs fois basculer. Elle parle de cette République qu’elle a servie dans toutes les tempêtes.
La République se moque bien de Marguerite. Elle ne l’a pas décoré, ni pour son mérite, ni pour sa longévité à son service. La République ne décore que les femmes exceptionnelles. Pas celles qui l’ont faite.
Marguerite ne lui en veut pas. Elle s’en fout, des décorations. Elle aime quand même, malgré que ce sale siècle lui ait volé la possibilité de l’amour. Elle est heureuse, dans son appartement de la rue Denfert-Rochereau. Le Lion de Belfort. Celui qui sauve l’honneur de la France en 1870. Il aurait peut-être pu changer le cours de l’Histoire, Denfert-Rochereau. Lui, le parlementaire protestant libéral, il aurait peut-être pu, aux côtés de Gambetta et de Jaurès, éviter la Première. Il est mort trop tôt pour ça.
Marguerite, elle, a vécu presque un siècle. Le siècle s’en fout. Elle l’a traversé de bout en bout, ce siècle. Elle l’a construit, à force de volonté, de ténacité, d’abnégation. Mais le siècle n’a d’yeux que pour les hommes. Les rescapées du siècle meurent dans l’anonymat.
Tous les 11 novembre, la République rend hommage aux morts de la Première Guerre mondiale. C’est en comptant les noms, sur les photos de monuments aux morts qu’égrène mon ami Patrice de Benedetti, que l’évidence m’est apparue : il n’y a que des hommes, puisqu’il n’y a que les morts. Les femmes à qui les boucheries des hommes ont pris l’amour, la possibilité d’être pleinement femmes, les femmes qui ont tenu les guidons que plus aucun homme ne pouvait tenir, les femmes qui ont sauvé la République plusieurs fois dans ce siècle maudit, seules sont restées les plus célèbres. Femmes politiques, scientifiques, artistes.
Je revois Margot, recroquevillée sur son fauteuil baigné de lumière, sa petite tête blanche un peu décharnée, et juste un poil blanc sur un grain de beauté.
Ma poilue.

Toute spéciale dédicace à Annie, nièce et filleule de Marguerite, qui a également le bon goût d’être ma mère.