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De quoi ?

Que tourne la roue de la pizza

On en a à toutes les sauces, de la culture numérique. Jusqu’à l’écœurement. Mais c’est pas parce qu’on aime pas la pizza qu’il ne faut pas s’interroger sur une mode qui est peut-être déjà dépassée. Ode aux incultures numériques et autopsie d’un phénomène. Et que tourne la roue de la pizza.

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Electric Sheep – Generation 245 – Sheep 3422. cc electricsheep.org

Tandis que j’étais paisiblement en train de suer le burnous en tentant d’installer un hackintosh sur un laptop de base, les yeux rivés sur des implantations de kexts, une petite notification est apparue simultanément sur quatre des écrans qui me faisaient face. J’avais rendez-vous dans dix minutes avec le type qui était censé répondre à la question centrale qui agitait mes neurones : « C’est quoi la culture numérique ? »
La culture numérique. Je ne sais pas ce que c’est. Je vois bien ce qu’est la culture. Enfin, dans les contours, hein. Si on rentre dans les détails ça devient sujet à guerre de frontières. Je vois bien ce que c’est que le numérique. Des bits, des octets, et des circuits électroniques autour. Mais la juxtaposition des deux mots, je ne vois pas. Je veux bien, à la limite, disserter sur ce qui peut faire culture dans le numérique. Au siècle dernier, j’ai pondu des papiers bien indigestes, là-dessus. Sur les comportements induits par les technologies, sur ce qu’on appelait les « cultures numériques ». Mais c’étaient juste des ensembles de pratiques disparates autour des jeux vidéos, du hacking, des bidouilleurs, des tenanciers de forums techniques, et deux ou trois plasticiens qui se mettaient au clavier et faisaient du flash avant le flash. J’ai assisté à des boot camp, des hacking camp. Il y avait, là, une culture digitale. Mais les seules traces d’art que j’y ai vu étaient des ascii art.
Ado, j’ai même été éduqué, par hasard, chez les pionniers de l’électroacoustique, les premiers à transformer la voix parlée en direct. Ils écrivaient des pièces comme La Fange se farde, ou Le colonel des Zouaves. C’était une belle bande de zouaves, c’est sûr. Ils n’étaient pas dans la fange, mais dans les marges, une avant-garde de machines musicales. Est-ce que le Macintosh Plus avec lequel Gilles Grand composa la musique de Mes Amis de Dominique Bagouet, en 1984, faisait de cette œuvre une œuvre numérique ? Non.
Cette tribu-là le disait : ils ne faisaient pas de musique, ils faisaient du son. C’était une tribu sonore, aux confins de l’Ircam. C’était en 1984.

Ià, Ià, Chtulhu fhtagn !

Le monde tel qu’Orwell nous l’avait prédit était un peu en retard. On en était à peine aux machineries foldingues du Brasil de Terry Gilliam. Le numérique n’existait pas.
Dix ans plus tard, on ne parlait pas encore de tribus, mais les premières communautés émergeaient. Reliés à des modems qui tintinnabulaient, des gens partageaient du savoir enregistré sous forme numérique, stocké sur des plages de mémoire inoccupée de serveurs universitaires. On y trouvait de quoi faire du phreaking (indispensable), se partager des schémas de montage, des logiciels, et, déjà, des histoires. Là sont nées les tribus profondes.
Aujourd’hui, leurs enfants font vivre Reddit, 4chan, et bien d’autres sous-toiles, plus sombres. Ce sont les Deep Ones. Ià, Ià, Chtulhu fhtagn!
Puis les tribus se sont multipliées, diversifiées. Nerds, geeks, hackers, hacktivistes, gamerzs, … Et les premiers festivals, lieux et autres camps numériques. On y croisait – on y croise toujours – une gentille faune de bidouilleurs qui tentent de croiser les arts et les techniques, de reproduire avec des machines une réalité que d’autres avant eux ont peint, chanté, sculpté. Il y a là, indéniablement, une sous-culture numérique. Pas au sens péjoratif.  Au sens que les sociologues et les ethnologues donnent à sous-culture : subculture en anglais. Culture souterraine, underground, contre-culture, subversions face à la normalité.
Cette sous-culture numérique à ses valeurs, ses rituels, sa presse. Wired en fut le premier étendard. Dès le début des internets, le magazine publié à San Francisco s’est imposé comme le défricheur et l’analyseur des sous-cultures numériques et de leurs tribus.
Puis des générations se sont distinguées. Digital Natives contre Digital Immigrants. On a cru pouvoir distinguer ceux pour qui le numérique était une langue natale, et ceux qui doivent l’apprendre.  Foutaises. La plupart des digital natives sont en fait des digital naïfs. Ils sont nés dedans, mais ils savent très peu de choses des technologies qu’ils utilisent. Et encore moins des enjeux qui sous-tendent le numérique.
Et moi, qui suit né quand la télé couleur n’existait pas, je suis quoi ? Un dinosaure digital. J’ai vu le numérique naître. J’ai lutté pour qu’il reste libre. Je connais les sous-cultures numériques. J’ai fait élire Andy Muller Maguhn, porte-parole du Chaos Computer Club, au board de l’ICANN. Tout le monde s’en fout, personne ne connait l’ICANN. Je sais que la plupart des films cultes de la génération Y sont inspirés de Philip K. Dick, l’homme qui est toujours vivant alors que nous on est déjà morts. Et la génération Y s’en fout, à peu près. J’ai vu toutes les versions de Blade Runner, je sais que le 14 février dernier, c’était le jour de la naissance de Pris, Nexus-6 de 3° génération, et quand mon ordinateur dort, il rêve et crée des Electric Sheep. Et c’est grâce à Benoit Mandelbrot. Qu’il soit béni par Alan Turing jusqu’à la troisième génération.
Mais ce truc-là, qu’on veut nous vendre à toutes les sauces, et qu’on appelle la culture numérique, je ne sais pas ce que c’est.
Le type avec qui j’ai rendez-vous, il parait qu’il sait, lui. Et qu’il va m’expliquer.
Il m’attend devant un petit salé aux lentilles maison, ce qui est plutôt bon signe. On évite la pizza-tortues-ninja, insupportable sous-culture culinaire des geeks et des gamerz.

“Tropisme, c’est pas un festival numérique, c’est un festival augmenté. L’intérêt c’est de montrer comment des outils du quotidien nous permettent de dépasser notre expérience de la musique, de l’image, de l’art.”

D’entrée, il m’affranchit. « Tropisme n’est pas un festival numérique », me dit-il. Pourtant, à le voir, Vincent Cavaroc, directeur artistique de Tropisme, a tout d’un hipster. Et le hipster est au dinosaure digital que je suis ce que le publicitaire des années 80 est aux étudiants de 1968 : un lointain descendant qui lui pique l’héritage et bafoue sa mémoire.
Cavaroc, ce n’est pas le cas. L’an dernier, il nous avait bluffé avec, en guise de festival numérique, un baroud d’honneur d’eXyZt, le collectif d’architecture, plein de bonne odeur de bois frais, de sauna, de poulpes enjaillés, de boites de nuit en chaussettes, de rosés nature liquidés lors d’apéro vinyles, d’exploits en kapla, et de bonne sueur sous les coups répétés du collectif Versatile et des découvertes des Inrocks. Et, comble de joie, les hipsters étaient noyés sous une avalanche de familles bariolées à des lieux du ghetto sous-culturel. Du bonheur. Mais loin, très loin de pouvoir revendiquer une attache réellement numérique. Sauf que le Tropisme 2015 était déjà immersif, interactif, et que ces deux dimensions pourraient bien être la patte à venir de cette nouvelle culture.
Donc, si le Tropisme 2016 n’est pas numérique, il est quoi ? « C’est un festival augmenté ! On a viré le mot numérique. Le numérique s’applique à tout, et donc il ne s’applique plus à rien. L’intérêt c’est de montrer comment des outils du quotidien nous permettent de dépasser notre expérience de la musique, de l’image, de l’art. »

La culture numérique ne crée pas grand-chose, elle ne connait même pas ses mythes fondateurs. Qu’au moins elle nous crée des sensations !

Je sens que l’on va « visualiser de la musique »… Dans la sous-culture geek, il y a un jeu célèbre des années 70, un rond avec 4 touches de couleur, avec lequel il faut répéter des séquences sonores qui allument les touches de couleur. Simon, ça s’appelle. Un des premiers jouets électroniques. Cultissime. Il s’inspire de la séquence mythique du vaisseau spatial transformé en orgue chromatique dans Close Encounters of The Third Kind. Rencontres du Troisième type pour les lecteurs qui auraient le mauvais goût de regarder Spielberg en vf. Et le principe de Simon est repris, cette fois façon marelle, dans Tron, cinq ans plus tard, en 1982. Comme tous ces jouets mythiques, on en trouve des répliques pour jouer sur des consoles, ou sur PC. Les geeks sont des enfants. Je dis ça juste pour  pas oublier que j’ai eu pendant des années une fenêtre de légo virtuel ouverte sur mon écran…
C’est ça qui me mine dans la culture numérique. Elle ne crée pas grand-chose, elle ne cite même pas ses mythes fondateurs, et parfois elle ne les connait pas. Qu’au moins elle nous crée des sensations !

Pendant que les robots rêvent, les installations de Scale dorment

Pendant que les robots rêvent, les installations de Scale dorment

L’installation phare de Tropisme, son Scale, hybride de mapping 3D et de 360, ça vaudrait vraiment le coup ? C’est du Simon augmenté ?  Possible. Faut voir.
L’hybridation, c’est le point de départ de Cavaroc pour passer du numérique à l’augmenté. « L’hybridation colonise tout ! Sauf les guichets des subventionneurs ! », me dit-il en riant. Et le rire se poursuit : « D’ailleurs, le seul label culturel national qui ait disparu, ce sont les ECM, les espaces culturels multimédia. Et ils ont disparu au moment même où il devenait totalement crucial de les renforcer. C’est comme ça ! Aujourd’hui les collectivités sont toutes à la recherche du label French Tech. Mais ça sort rarement du côté bizness de la chose. Et c’est pareil pour le secteur culturel ! On essaye juste de faire du neuf avec du vieux, d’habiller un vieux truc avec du numérique. On se croirait au fooding, avec le foodtruck qui réinvente le camion à pizza. La belle affaire. »
Bon. A ce point-là de l’entretien, le garçon a carrément piqué ma curiosité. Je résume pour ceux qui ont du mal à suivre. 1. Le numérique doit sortir de son ghetto. C’est vrai que j’aime bien les endroits comme Acces(s) à Pau, mais c’est quand même un rassemblement d’hacktivistes et de nerds. Sympa, mais bien ghetto. 2. Il faut arrêter d’habiller de numérique des programmations qui restent ultra-conventionnelles. Bon, là, je ne cite pas de nom, des festivals numériques qui sont en réalité des festivals de musique électro avec siestes devant un écran qui balancent des films expérimentaux, j’en ai fait mon lot aussi. 3. Le seul intérêt du numérique, c’est d’augmenter tes sensations, de faire vraiment travailler plusieurs sens en même temps. Pas avec le blabla de l’œuvre interactive dont tu vas être le héros, non. Mais par l’immersion dans l’espace sensoriel que tu n’attends pas.
Le transmédia, ça doit augmenter le récit. Pas en mettant des liens sur lequel tu vas cliquer pour aller voir plus loin. Ça c’est de l’hypertexte, et ça a vingt ans. Ce que cherchent les auteurs de Je suis super, la pièce transmédia présentée à Tropisme, c’est à « diluer la narration complète dans un labyrinthe de média, textes, jeux, animations, websérie, jusqu’au live du groupe qui fait la bande son. »
Voilà. Je me surprends tout à coup à rêver de plonger avec mes cinq sens dans Immemory, le labyrinthe mémoriel de Chris Marker, guidé par le chat Guillaume-en-Egypte en personne, avec Michel Krasna lui-même en train de jouer du piano.
On en est pas encore à plonger dans la matrice de William Gibson, ni à mener l’enquête avec des implants cybernétiques enfichés dans le cortex comme Marid Auran, le détective de George Alec Effinger. Mais le menu de Tropisme a quand même l’air bien augmenté. Il a plutôt intérêt. Si c’est pas le cas, je leur lâche le Jabberwockie au milieu de la Panacée, ça va leur remuer la quatrième dimension.

Rezba

Ceci est la version enrichie en notes et liens d’un article paru dans le magazine Let’s Motiv n°61, ce petit bijou de la presse culturelle gratuite. Tu as pu le remarquer si tu as glissé la souris ou le doigt au bon endroit, il y a aussi un glossaire, là, en dessous.

LM61

Glossaire

La roue de la pizza : Nom que le geek donne à la roue multicolore du Mac. Quand la roue de la pizza multicolore d’Apple (ou du linux ou windoze customisé) se met à tourner à perdre haleine, ta machine est figée. Tu ne peux plus rien faire. Tu commandes une pizza.
Hackintosh : installation semi-légale d’un système osx d’Apple sur une machine d’une autre manufacture.
Kext : mini-programme permettant d’assurer la compatibilité d’un matériel avec un système d’exploitation.
Hacker : individu dont le passe-temps favori consiste à faire ce qui est réputé impossible à faire pour prouver que l’industrie numérique est une industrie immature, et lutter pour la transparence et la liberté des individus face aux technologies.
Boot camp, hacking camp : sorte de colonie de vacances pour hackers et geeks, qui, le temps d’un week-end, font des concours de recherches de failles dans des logiciels, de programmation d’imprimante 3D, et autres joyeusetés technologiques, en ingurgitant du café et des pizzas
ascci art : dessin entièrement réalisé avec des caractères asccii, acronyme de American Standard for Code for Information Interchange, le premier schéma d’encodage des polices de caractères avec lesquelles nous écrivons avec nos claviers. L’émoticone, aussi appelé smiley, en est l’exemple le plus frustre.
Phreaking : ensemble des techniques grâce auxquelles on peut pirater une ligne téléphonique pour ne pas payer les consommations. Très répandue chez les dinosaures digitaux dans les années 90, quand on se connectait au réseau par modem, et que l’on payait la communication à la minute.
Reddit, 4chan : Tape reddit.com ou 4chan.org, et tu verras qu’il y a un autre monde que facebook.
Ià, Ià, Chtulhu fhtaghn : Expression du ralliement à Chtulhu, créature divine et légendaire née de l’imagination sombre et paranoïaque d’Howard Philip Lovecraft, auteur hypnotique de romans de dark fantasy cultes. Les Deep Ones sont les servants du dieu Chtulhu. Du haut de ses 135 pages, HP Lovecraft. Contre le monde, contre la vie est sans conteste le meilleur livre de Michel Houellebecq.
Les internets : On ne dit pas l’internet. Enfin, pas chez les dinosaures digitaux qui savent qu’il y a plein d’autres internets que le web.
ICANN : Internet Corporation for Assigned Names and Numbers. Autrement dit le machin qui régule les noms de domaines, les adresses internet. Sans lui, c’est le bordel. Mais tout le monde s’en fout. Après l’élection du pirate Andy, représentant des usagers pour l’Europe, le collège usagers  a perdu tout pouvoir. Lol.
Philip K. Dick. Si tu ne connais pas Philip K Dick, lecteur, il est plus qu’urgent que tu ailles te renseigner sur le plus grand auteur de romans d’anticipation que l’humanité ait engendré. Sans ça, tu ne peux rien comprendre au monde qui t’entoure.
Nexus-6 de 3e génération : robots androïdes autrement appelés Réplicants, car ils répliquent à la perfection l’humanité. Invention de Philip K Dick dans son roman Do Androids Dream Of Electric Sheep ?, brillamment adapté au cinéma par Ridley Scott sous le titre de Blade Runner.
Benoit Mandelbrot : mathématicien français inventeur des fractales, théorie qui a permis la compression informatique du son et des images. Le mp3, les divx, toussa, on lui doit. Objet d’un culte discret chez les informaticiens.
Alan Turing : mathématicien anglais, est le père de l’informatique et des concepts d’intelligence artificielle, de programmation informatique, d’algorithme, de fonction calculable, etc. Pour le remercier d’avoir inventé la méthode de calcul qui a permis craquer les communications codées des nazis pendant la seconde guerre mondiale, et de raccourcir ladite guerre d’au moins deux bonnes années, les britanniques l’ont condamné à la castration chimique en 1952 après la révélation de son homosexualité, considéré comme un crime. Il se suicide au cyanure peu de temps après. Oui, tu as bien lu, lecteur, ça se passe en 1952 en Grande-Bretagne. La Queen Lisbeth II l’a gracié à titre posthume en 2013. La belle jambe que ça lui fait, à Alan.
Rencontres du Troisième type : très bon film de Steven Spielberg sorti en 1977. Si tu ne l’a pas vu, télécharge-le fissa.
Tron. Le premier film numérique qui cartonne le box office. Les Daft Punk lui doivent tout.
Immemory. Madeleine des auteurs numériques, Immemory est un cd-rom cultissime réalisé par Chris Marker, « le plus célèbre des cinéastes inconnus », première et unique pièce d’une collection d’œuvres multimédia produites par Beaubourg. Immersion dans la cartographie mémorielle de Chris Marker, racontée par Guillaume-en-Egypte, son chat, qui, le reste du temps,  avait le bon goût de se vautrer lascivement dans des petites vidéos sur la musique de Michel Krasna, pseudo de Marker lorsqu’il composait.
William Gibson : Romancier américain, fondateur du courant cyberpunk.  Il a inventé la toile et la matrice en 1984, avec son premier roman, Neuromancien. Un visionnaire.
George Alec Effinger : Autre romancier américain cyberpunk. Il a inventé la réalité augmentée dans son roman Gravité à la manque, en 1987.
Le Jabberwocky, ne me dis pas que tu ne sais pas ce que c’est.
La Quatrième dimension : En anglais The Twilight Zone, est une série américaine en 138 épisodes créée par Rod Serling en 1958, oui, oui. On y parlait pour la première fois de réalité virtuelle, d’univers parallèles, avec des effets spéciaux paluchés come personne n’en avait jamais vu.
Rezba : Pseudonyme utilisé depuis des décennies dans les internets par l’auteur de cet article, qui généralement signe de son nom, mais là il a carrément trop la honte d’avoir du ré-écrire son enquête en quatrième vitesse et en style gonzo parce qu’il avait perdu la première version par une mauvaise manip de sauvegarde sur son cloud, et qui pond un glossaire pour se faire pardonner.

De quoi ?, et aussi

La nuit au grand jour

La nuit. Les heures sombres. Le temps de l’oubli. Le temps du repos.
La nuit. Les heures gaies. Les heures riches. Le temps de la fête. Le temps des ivresses.
La nuit. Les heures invisibles. Les heures des invisibles. Les heures oubliées.
Longtemps la nuit n’a pas existé. Le temps social s’arrêtait. Le temps politique s’arrêtait. La nuit était niée, les sociétés étaient convergentes, elles étaient cadencées. Métro, boulot, dodo.
La nuit était reléguée. Elle était, pour l’essentiel, le temps de l’intime. Mes nuits sont plus belles que vos jours, clamait encore Marie (Raphaelle) Billetdoux en 1985.
Quand elle était sociale, la nuit devenait affaire de mœurs, de police. C’était la nuit de « tous les chats sont gris », le temps où l’on ne distingue pas les gentils des méchants, le moment où la délinquance se glisse sans être vue.
Et puis, bien sûr, il y avait la nuit des canailles, la nuit où l’on s’encanaille, la nuit des ivresses.
C’est par elle que la nuit est d’abord revenue sur l’agenda des politiques. Quand, sous la pression de riverains, les établissements de nuit des grandes villes ont commencé à avoir des ennuis. Le début d’une longue problématique de tensions entre « la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse », comme le résume le géographe Luc Gwiazdzinski, qui travaille depuis 10 ans à saisir les tensions entre l’espace et le temps des villes.
Mais la question de la nuit ne se limite pas à cette question de la cohabitation entre ceux qui font la fête et ceux qui veulent dormir. Elle prend ses racines loin dans l’histoire des villes universitaires, et se déploie aujourd’hui dans une pluralité de dimensions sociales et urbaines, et s’alimente au marketing territorial autant qu’aux résistances culturelles.

« Elle n’est pas belle, ma nuit ? »

Gageons que nombreux seront les lecteurs montpelliérains qui se rappelleront de la campagne de communication municipale Montpellier, la ville où le soleil ne se couche jamais, du milieu des années 2000. Alors que la ville a, depuis plusieurs années, drastiquement appliqué la fermeture des bars et restaurants à 02 heures du matin durant les trois mois d’été, et 01 heure tout le reste de l’année, le marketing territorial continue de pointer son nez pour maintenir – à l’extérieur – l’idée d’une ville festive, à l’aune des grandes villes méditerranéennes. La maire de l’époque, Hélène Mandroux, n’hésite d’ailleurs pas à tailler la comparaison avec Barcelone, la voisine tant enviée.

montpellier soleil couche jamais
Il faut dire que depuis les années Frêche, la communication de la ville n’a eu de cesse de tenter de faire oublier que Montpellier, et avec elle quasiment toutes les villes françaises, sont des naines à l’aune de l’espace européen. Avec force communication, intégration dans des réseaux européens, arc méditerranéen et autres eurorégions chères aux géographes, Montpellier se hausse du col sur des estrades où figurent les métropoles voisines, fortes de leurs habitants par millions : Barcelone, Milan, Gênes, …
L’irruption d’une comparaison avec la vie nocturne des grandes villes espagnoles prête tant à sourire qu’on se demande encore, 10 ans après, comment une telle idée saugrenue a pu surgir des cerveaux des communicants de l’institution. Depuis de nombreuses années, la capitale héraultaise a raccourci ses nuits, et réussi à migrer le gros de l’industrie festive en périphérie. Aucun bar de nuit. Ne restent en ville que quelques établissements musicaux. L’emblématique Rockstore, et quelques caves transformées en boîte de nuit, si possible à la périphérie du centre historique, pour accueillir une jeunesse étudiante polyglotte.
La vie estudiantine nocturne ne date pourtant pas d’hier. Montpellier doit à ses universités son essor historique, et une bonne partie de son dynamisme économique et démographique. En accueillant plus de 60 000 étudiants, elle est aux premiers rangs des populations étudiantes françaises.
De tout temps, l’Écusson, le centre historique, a été le terrain de jeu préféré des étudiants montpelliérains. Ils y ont longtemps bénéficié d’une impunité quasi totale. Au moyen-âge, les privilèges accordés aux universités – les « libertés et franchises universitaires » – permettaient aux « disciples » comme aux « maîtres » d’échapper à la justice locale, pour n’être redevables que devant les juridictions universitaires et, pour les faits les plus graves, devant les juridictions ecclésiastiques, beaucoup plus clémentes. Les nuits de Montpellier la médiévale étaient agitées de bagarres entre étudiants, de crimes, parfois.
Si ces « franchises » se sont, dès la révolution, cantonnées aux enceintes des universités, la ville a continuer à battre au rythme des temps universitaires, et la fête estudiantine constitue, au moins à égalité avec l’excellence des formations, l’un des principaux facteurs d’attraction des universités.
Jusque dans les années 2000, l’Agem, la grande et puissante fédération des corporations étudiantes, était d’abord connue pour être l’une des plus attrayantes boîtes de nuit du centre-ville. Dans ses locaux historiques de la rue de la Croix d’Or défilait chaque année une jeunesse montpelliéraine qui venait danser, chanter, boire à moindre coût, flirter. L’époque est révolue.
L’augmentation du prix de l’immobilier dans le centre-ville a amené une nouvelle population, plus aisée, qui aime vivre en centre-ville, mais veut la paix nocturne. Le droit au silence, comme se nomme l’une des associations les plus actives.
Négociés avec la municipalité, les arrêtés préfectoraux ont restreint les heures d’ouverture des établissements. La nuit montpelliéraine est désormais plus proche d’une ville de province que d’une capitale.
Non pas que les problèmes ne se posent pas ailleurs et de façon similaire. À Paris, la tension entre les riverains et les activités des « loisirs nocturnes » s’est fait sentir dès les années 2000. Sous la pression des phénomènes de gentrification, c’est à dire, beaucoup plus clairement, d’embourgeoisement, les quartiers populaires et traditionnels de le nuit parisienne ont commencé à vivre les conflits. Ceux-ci se sont d’abord focalisés autour des cafés-concerts, des bars musicaux. À travers l’organisation des États généraux de la nuit, l’idée d’une charte nocturne, ou, plus spécifiquement comme à Lyon, d’une charte des bars musicaux, s’est fait jour. Aide à l’insonorisation, information et sensibilisation des clients, médiation avec les associations de riverains, toute une panoplie s’est déployée, avec plus ou moins de succès, pour faire cohabiter la ville qui dort et la ville qui s’amuse.
Autour de cette première prise en compte politique de la nuit, deux courants ont convergé : la question des temps multiples, et celle d’une médiation, d’une régulation spécifique des activités nocturnes.

La nuit est-elle notre prochain horizon politique ?

La question des temps est récente. Longtemps nos sociétés ont été cadencées. Les temps de travail étaient peu ou prou les mêmes, les temps des loisirs aussi. La nuit était le temps des marges, et des marginaux.
L’individualisation des sociétés, l’exponentielle diversification des activités, la mondialisation des communications, tout cela a concouru à augmenter l’amplitude temporelle des activités humaines. Insidieusement, le continent de la nuit se fait coloniser. « Le temps en continu de l’économie et des réseaux s’oppose au rythme de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local », écrit Luc Gwiazdzinski. Dès lors, la question du temps des services publics se pose. Lorsque notre propre activité régulière est décalée, comment accéder aux services publics ?
C’est en Italie que la question des temps des politiques publiques a émergé. Dès les années 1980, des mouvements féministes italiens ont demandé la reconnaissance d’un « droit au temps » pour les mères de famille, avec, comme corollaire, un renforcement de la coordination des horaires des services urbains : transports, enfance, accès aux guichets administratifs, aux équipements sportifs et culturels.
Progressivement, des bureaux des temps sont apparus au sein de collectivités publiques, en Italie, en Allemagne, et plus tardivement en France. Mais rares sont encore ceux qui s’occupent de la nuit.
Christophe Vidal, maire de la nuit de Toulouse. Crédit photo Jean Chiscano
C’est dans les pays où la nuit est la plus longue que d’autres types de régulation publique sont apparus pour traiter des activités nocturnes. Dans les grandes villes du Danemark ou des Pays-Bas est née l’idée du conseil de la nuit. Les nuits nordiques sont, il est vrai, sensiblement différentes. Quinze heures de nuit l’hiver, quatre l’été, font que la perception physique de la nuit est différente. C’est là, dans ces grandes villes, qu’est née l’idée d’un maire de la nuit. Si la nuit porte conseil pour ceux qui dorment, alors la nuit doit avoir son propre conseil avec ceux qui y vivent.
Ces expériences se sont d’abord constituées autour des tensions entre les activités festives et les riverains. Les premiers maires de la nuit étaient des noctambules, cela va sans dire, mais pour la plupart issus du milieu festif. C’est en 2013 que les maires de la nuit sont apparus en France, à Paris, à Rennes, et à Toulouse. À l’origine de l’initiative, des professionnels de la nuit, le collectif Culture bar-bars et l’association Technopol. Si Nantes et Paris ont élu des maires noctambules, usagers de la nuit, Toulouse a fait un choix quelque peu différent. Christophe Vidal, éditeur de Minuit, le magazine d’exploration nocturne, a rapidement élargi l’activité de l’association Toulouse Nocturne à l’ensemble des questions soulevées par la nuit : transports, sécurité, santé, économie. Mi-lobbyiste, mi-médiateur, il auditionne les candidats aux élections, et cherche à sensibiliser les décideurs de tous poils aux questions du champ nocturne. « Je me suis attelé à ce triptyque : comment concilier ces trois villes : celle qui veut dormir, celle qui veut travailler et celle qui veut s’amuser ». Trop souvent, les élus ne s’intéressent à la nuit que parce qu’il y a un conflit d’usage, ou parce que la nuit est prétexte à un évènement. Les « nuits blanches » parisiennes, la « fête des lumières », généralisation progressive d’une tradition populaire lyonnaise élevée au rang d’attraction touristique majeure, ou, plus ponctuellement et modestement, une « nuit des étoiles », une « nuit du cinéma de plein-air », un « trail de nuit » urbain. Christophe Vidal cherche à renverser la problématique, autour du quotidien de la nuit, espace-temps de plusieurs millions de travailleurs nocturnes, enjeu économique et touristique, mais aussi enjeu de santé publique, de prévention des risques. L’un de ses combats actuels concerne l’alimentation. « Il est interdit au restaurant d’ouvrir toute la nuit. Du coup, il est impossible de manger lorsqu’à 3 heures du matin on veut rentrer, et qu’il faut éponger l’alcool. Je veux obtenir l’autorisation pour que des food-trucks ou des restaurants puissent servir à ce moment-là. »

botellon
À Montpellier, la réflexion en est loin. Si Toulouse et Bordeaux ont beaucoup fait pour revitaliser leur vie nocturne, notamment en centre-ville, Montpellier n’a jamais eu à faire d’efforts. Mais elle est aujourd’hui dépassée par son inaction en la matière. À l’heure, trop précoce, de la fermeture des bars, des centaines, parfois des milliers de noctambules défilent dans les rues de l’Écusson et des faubourgs, pas assez fatigués pour rejoindre leurs couettes. Certains font la jonction avec celles et ceux qui boudent les bars, trop chers, et ont importé d’Espagne le botellon. Depuis une dizaine d’années, une partie de la jeunesse étudiante a délaissé les bars, et squatte l’espace public, places et jardins, au grand bonheur des épiceries de nuit qui récupèrent un marché d’importance. Alcoolisation excessive, bruit, déchets laissés sur place, le botellon crée des problèmes publics autrement plus difficiles à gérer que les relations riverains – patrons de bars. Elle pose de plein fouet la question de l’espace public, et de son utilisation nocturne. Une question essentielle dans les villes méditerranéennes, celle de la « civilisation de l’apéro ».
On l’élit quand, ce maire de la nuit montpelliéraine ?

PeyrouNuit

Ceci est la version enrichie en notes et liens d’un article paru dans le magazine Let’s Motiv n°60, ce petit bijou de la presse culturelle gratuite. 
LM60

De quoi ?, et aussi

Et ma fille, tu y as pensé, David ?

C’était en 1979. Je me rappelle le garage où l’on faisait la boum. Les garçons regardaient les filles, les filles regardaient les garçons, nous avions 13 ans tout mouillés. Il y avait des disques, des disques noirs, des vinyles. Nous écoutions de tout, et tout ce qui sortait.
Puis ta voix est sortie des enceintes. We could be heroes, just for one day.
Sur la pochette en noir et blanc, tu avais la position d’un automate. Tu étais d’une rare beauté. C’était la première fois que je te rencontrais. Je m’en suis souvenu dernièrement, quand The Next Day est sorti. C’était la même photo que sur la pochette de Heroes, barrée d’un rectangle blanc.
BowieOuttake
Ta musique ne m’a plus quitté. Des dizaines de tes morceaux ont jalonné ma vie. Tu m’as fait frissonner, tes concerts m’ont ébloui, toujours, tes albums émerveillé, souvent.
Tu as vieilli, tu étais toujours aussi beau, ta musique toujours aussi belle. J’ai su, nous avons tous su, que tu allais nous quitter un jour, que tu allais quitter ton enveloppe charnelle, qu’elle te pesait. La mort, ta mort, tu l’as chanté tant de fois, qu’on sait bien tous que tu y étais très préparé. Mais lorsque The Next Day est sorti, nous avons tous bien vu que tu vieillissais.
C’est à peu près au même moment que ma dernière fille t’a rencontré. Elle, elle ne se doutait pas que tu ne l’accompagnerais pas, pas comme tu m’as accompagné. Elle dansait sur Changes et Space Odity, et tu es sa première idole.
Ce matin, j’ai attendu qu’elle ait terminé son petit-déjeuner, puis je l’ai serré très fort dans mes bras pour lui annoncer que tu étais parti. J’étais plein d’une infinie tristesse, et elle aussi, du haut de ses dix ans. Je lui ai expliqué que tu étais parti, mais que ça ne changeait rien, que tu étais toujours là. Que tu serais toujours là. J’ai monté le son, nous avons dansé, chassé nos larmes, puis nous avons pris le chemin de l’école.
Je sais que tu y as pensé, à ma fille. Que tu as pensé à toutes les filles de toutes celles et ceux qui t’ont aimé tout au long de leur vie, et qui ont transmis ce truc dingue à leurs enfants. C’est pour ça que tu es éternel. So long, David.

Photo : David Bowie’s « Heroes » cover Shoot : The Outtakes : Masayoshi Sukita
De quoi ?, et aussi

509 bissextile

Nous voilà en 2016, année bissextile. Imagine que c’était déjà bissextile en 1008, quand est née la fille de Takasu, Sugawara no Takasu no musume, l’une des premières écrivaines de l’histoire du Japon. Et déjà aussi en 252, quand est née Wei Huacun, fondatrice du taoïsme. Et en 16, quand est née Julia Agrippina, l’une des plus grandes impératrices de Rome.
Je pourrais te les multiplier, des années bissextiles, il y en a eu…. Combien ? À vue de nez, une tous les quatre ans, on est en 2016… 504 !
Ah mais non. Depuis le calendrier grégorien, en 1582, on saute les années multiples de 100 qui ne sont pas divisibles par 400. Donc faut enlever 1700, 1800 et 1900. Reste 501.
Sauf que le calendrier julien débute en -45, et qu’au début, ces cons se gourent et mettent des jours intercalaires tous les 3 ans, du coup, ça merdouille pendant 40 ans, on remet les calendriers d’aplomb, on saute des années pour récupérer le bastringue, et on reprend le rythme normal en 8 après Jésus. Y’en avait eu 13 avant. Moins les deux zappées par le calendrier révolutionnaire.
Tu suis ? On en est à 509 !
Comme tu n’es pas sans le savoir, 509 est un nombre premier, et surtout un premier dit « de Sophie Germain ». Sophie Germain n’est pas ma cousine, c’est l’une des plus grandes mathématiciennes françaises et tout le monde ou presque s’en fout. Pourtant, elle a découvert des trucs incroyables, et je ne te dis même pas tout ce qu’on utilise encore, notamment dans le cryptage des clés informatiques, qui nous vient d’elle. Elle fut la première femme à remporter le grand prix de l’Académie des Sciences, en 1816, et elle a dit des trucs indispensables comme
Le temps ne conserve que les ouvrages qui se défendent contre lui.
Défends-toi, mais détends-toi. Ne sois pas raisonnable, fais ce que personne n’attend de toi. Passe une très bonne année, pleine de tout ce que tu voudras.

De quoi ?

Relever l’Évidence

Imagine un paysage de garrigues, des chênes verts, des chênes kermes, des oliviers, du romarin en fleur.
Tout à coup, au détour d’un lacet du sentier, tu tombes nez à nez avec un l’évocation d’un Loup.

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Tu es au départ du sentier du Pic Saint Loup, et tu as en face de toi un loup fait d’acier et de plastique fluorescent. Un loup au pied du Pic. L’Évidence. C’est le le nom du loup, le nom que son créateur, Thomas Monin, lui a donné. Thomas construit des animaux totémiques, des évocations spectrales. Des œuvres avec une puissance d’évocation sans pareil. Elles naissent dans son atelier, caché au fond du Morvan, et se baladent ensuite partout où des gens s’intéressent à cet art si particulier, si rare, et pourtant si populaire, l’art des paysages.
Cette fois, c’est la Communauté de Communes du Grand Pic Saint-Loup qui a initié la chose. Elle s’est appuyée sur le Passe Muraille, une association de sensibilisation au patrimoine. Le Passe-Murailles est allé chercher un commissaire d’exposition, Manuel Fadat. Et Manuel a ramené deux œuvres de Thomas Monin, l’Évidence au pied du Pic, Aurora, une baleine posée au col du Fambetou, entre l’Hortus et le Pic Saint Loup, évoquant le temps où la combe de Mortiès était peuplée de poulpes géants et de mammifères marins. Il a ramené aussi les Pheuillus du Phun, disséminés dans le village des Matelles, et plein d’autres œuvres. Ça s’appelle Au bord des paysages, Métaphores.
Et tout allait bien. Les gens se sont émerveillés, amusés, émus. Par dizaine de milliers. Tout allait vraiment très bien.

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Jusqu’à ce qu’on retrouve le loupiot écroulé, vandalisé.
Par qui, on n’en sait rien. Un méchant, un ivrogne, un idiot qui a voulu grimper sur la dentelle d’acier. On en sait rien et on ne le saura pas. Le loup n’était pas surveillé, posé en pleine nature.
Oui mais voilà. Quand on fait ce genre d’opérations artistiques, aucune compagnie d’assurance n’accepte de prendre en charge les risques liés au vandalisme. Et en cette fin d’année, la Communauté de Communes n’a plus la capacité de faire face à l’incident.
Le créateur, qui comptait laisser l’œuvre au delà de la date de fin d’expo, pour qu’elle passe l’hiver chez nous, est catastrophé. Pour réparer le loup, il a deux options : le démonter, l’emmener dans son atelier, au fin fond de la Nièvre. Ou rester ici, la réparer sur place, et prolonger sa visite de quelques mois, comme c’était prévu. Mais pour cela, il faut effectivement trouver de quoi payer le temps de travail, un local assez grand pour s’installer, et un endroit pour que Thomas et son assistant puissent dormir et manger.
Parce que l’émotion est vive. Le loupiot, des dizaines de milliers de gens l’ont vu. Et comme toujours dans ces expositions, le public s’approprie les créations.

Alors on a décidé de tenter une expérience, avec Gwenaelle Guerlavais et Nicolas Ethève, de Médiaterrannée.com. On a pris nos téléphones, appelé les protagonistes, et on a lancé une petite opération de financement participatif pour relever l’Évidence. Trouver 2 ou 3 000 €, c’est pas la mer à boire.
Il va falloir qu’on trouve aussi l’atelier temporaire, et les deux gentilles familles du coin qui vont accepter de loger Thomas et son assistant pendant une semaine. Si tu as des idées, envoie.
Pour le numéraire, c’est simple, c’est un pot commun.
Paye tes 10 balles, et on va montrer au monde entier comment tout ça nous appartient, et comment on y tient.
C’est par là : https://www.lepotcommun.fr/pot/b0b0av8g

À très vite. Autour du loup remonté.

De quoi ?

Où va la rue ?

« Trop politique ». « Trop populaire ». « Pas assez exigeant ». « Trop bruyant ». « Trop de punk à chiens ». Depuis plus de 30 ans que le spectacle contemporain a réinvesti l’espace public, les « trop » ne manquent pas pour mettre à distance des politiques culturelles une forme plus que millénaire de spectacle, qui, dans sa version moderne, chatouille les rêves et bouscule les villes. De politisation en divertissement, d’instrumentalisation en libération, tour d’horizon des débats qui continuent de chahuter les arts de la rue.

Khta

« Juste avant que tu ouvres les yeux », déambulation pour camion et murmures, La Khta

C’est l’un des plus importants secteurs culturels de la région. Les arts de la rue préfèrent le soleil à la pluie, c’est plus pratique pour travailler. C’est aussi l’un des plus faiblement financés, et, souvent, l’un des moins reconnus. Pourtant, 70 compagnies languedociennes, et 80 en provenance de Midi-Pyrénées étaient présentes cet été à Aurillac, le plus grand rassemblement du genre. Et depuis plusieurs années, les œuvres issues d’ici tournent loin et longtemps, et font le buzz.
Ailleurs, l’ampleur du phénomène des arts de rue ne faiblit pas. Nationalement, une bonne dizaine de festivals ont su s’installer, autant que de centres nationaux des arts de la Rue. Et pourtant, régulièrement, certains lieux, certains festivals tanguent, sous le coup de polémiques politiques retentissantes. Où va la Rue ?

Une histoire vieille comme la rue

Commençons par l’histoire. Car c’est une histoire vieille comme la rue. Avant la rue, même, disent ceux qui y rattachent les fresques pariétales des cités troglodytes de nos très lointains ancêtres de la grotte Chauvet.
C’est une histoire vieille comme la rue et pourtant si contemporaine. Bien sûr, l’Antiquité nous a légué des lieux de plein air, des théâtres et des arènes. Bien sûr, la Commedia dell’arte a débuté dans les places de Venise. Bien sûr, Molière a débuté dans la rue, sur des tréteaux. Mais, hormis Cervantès, qui considérait que la rue était l’écrin naturel de la Comédia espagnole, toutes ces formes étaient dans la rue faute de mieux. Faute de toits, faute de salles.
La rue restait le théâtre des saltimbanques : marionnettistes à la sauvette, musiciens au chapeau, danseurs de Carnaval.
Pourtant, toutes ces grandes formes historiques ont construit les bases du spectacle de rue : convoquer le public, le fidéliser, jouer, tendre le chapeau.
Mais l’ère moderne, l’ère du théâtre et de la salle, a rejeté les artistes de rue dans le monde des forains et des « cognes-trottoir », ce lumpenprolétariat artistique. Jusque dans les années 1970, où l’espace public a reconquis ses lettres de noblesse, où jouer dans la rue est devenu un choix : celui d’intervenir artistiquement dans ce que la cité compte de plus politique : l’espace public, premier d’entre les communs.

Flashback 1 : 1980. À Chalain, dans le Jura, Michel Crespin invente la Falaise des fous. Deux jours de rassemblement où convergeront plusieurs centaines d’artistes, et plusieurs milliers de spectateurs, pour 36 heures de spectacle ininterrompu. Véritable manifeste moderne des arts de la rue, la Falaise des fous est le premier festival de cette (in)discipline artistique. Michel Crespin parle d’une nouvelle génération d’artistes, de rencontres avec le public, d’agir sur la ville. 6 ans et autant d’expérimentations plus tard, Michel Crespin fondera le festival d’Aurillac.

« Jouer dans la rue est devenu un choix :
celui d’intervenir artistiquement dans ce que la cité compte de plus politique :
l’espace public, premier d’entre les communs. »

GroupeTonne

« AE. Les Années », adaptation d’Annie Ernaux mise en scène au plus près de la rue par le Groupe Tonne

Flasback 2 : En 1979, Royal de Luxe s’installe à Saint-Jean du Gard. Personne ne les connaît et le Gard s’en fout. En 1984, le Royal s’en va squatter un château près de Toulouse. Toulouse s’en fout. En 1989, Royal de Luxe lance un appel pour une terre accueillante. Nantes leur ouvre 10 000 m2 de hangar. Royal de Luxe devient l’une des plus grosses compagnies de France, toutes disciplines confondues.

Flashback 3 : 2005. Le ministère de la Culture décrète « le temps des arts de la rue ». Structuration, création de Centres nationaux des arts de la rue (CNAR), aides aux compagnies et à la diffusion : vingt ans après une émergence fulgurante, le ministère décide de prendre au sérieux ces artistes qui investissent l’espace, drainant un public considérable.

2015. Douze centres nationaux, autant de festivals d’importance, les arts de la rue semblent enfin être légitimes. Pourtant, la rue gratte toujours.

Le beurre, mais sans la crémière

À Chalon dans la rue, 29 ans d’existence, le maire, élu sous l’étiquette UMP, s’énerve. Les artistes sont impolis. Avec tout l’argent que donne la ville aux arts de la rue, les artistes pourraient quand même être reconnaissants et gentils. Mais non ! Les impertinents pointent la réduction de 25% du budget du festival et de l’Abattoir, le centre national des arts de la rue de Chalon. « Ce n’est pas de ma faute », clame le maire, « c’est la faute de l’État » qui baisse les dotations de la ville. Certes. Bon. Mais quoi ? Le festival et le CNAR nous dit le maire, coûtent 1,5 million par an à la Ville et à l’agglo. Le territoire, lui, récupère 10 millions de recettes, grâce aux 200 000 journées de visite cumulées sur le temps du festival. Ça, le maire ne le dit pas. Il ne dit pas non plus que 1,5 M€ pour le festival, c’est 2% du budget de fonctionnement de la ville de Chalon (66 M€). Moins de 1% des budgets cumulés de la ville et de l’agglo (150M€). Une paille, pour financer la principale manifestation touristique et économique de la préfecture de Saône-et-Loire.

Car d’autres que lui l’ont bien compris. Les arts de la rue se sont imposés dans le paysage culturel français grâce à ces festivals d’importance, qui drainent plusieurs dizaines, parfois plusieurs centaines de milliers de spectateurs. L’impertinence, le politiquement incorrect, la mise en question de la ville et du politique, tout cela reste présent. Mais un festival se construit aussi avec de grandes déambulations poétiques, avec du rêve ou du rire à chaque coin de rue. Et pour vivre ça, les spectateurs des festivals s’installent, louent des chambres, prennent des repas, boivent des verres. À Aurillac, qui n’est pas la manifestation la plus bourgeoise du genre, chaque spectateur dépense en moyenne 85€ par jour de festival, selon une étude d’impact assez sérieuse menée sous la houlette du comité régional du tourisme.

"Do Not Clean". Le Komplex Kapharnaüm prend le contrôle des services de nettoyage pour éclairer nos déchets.

« Do Not Clean ». Le Komplex Kapharnaüm prend le contrôle des services de nettoyage pour éclairer nos déchets.

Pourtant, les arts de la rue restent le parent pauvre des politiques culturelles. À 12 établissements, les CNAR peinent à cumuler le budget d’un seul théâtre national. En région Languedoc-Roussillon, le nombre de compagnies conventionnées par la DRAC oscille entre 0 et 1 selon les années. En Midi-Pyrénées, entre 1 et 0… La seule résidence de création conventionnée du Languedoc, l’Atelline, déménage faute d’un vrai soutien de sa commune d’implantation, Villeneuve-les-Maguelone. En Midi-Pyrénées, la structuration est plus sérieuse. Un CNAR, Pronomades à Encausse-les-Thermes, des lieux de création mixte (l’Usine Tournefeuille, Derrière le Hublot, MixArt Myris, …). Après être passé à côté de l’histoire Royal de Luxe, Midi-Py a décidé de ne plus louper le coche.

Mais du côté des manifestations, le soutien public reste en demi-teinte. Quatre festivals ont régulièrement les honneurs de la presse nationale : Pronomades s’appuie sur le CNAR de Haute-Garonne, et s’est déployé en saison, pour mieux épouser un territoire aussi vaste que rural. Ramonville, banlieue de Toulouse, jongle avec des crédits faibles pour une programmation exigeante et repérée. Cratère Surface s’appuie sur la scène nationale d’Alès et défriche théâtre et cirque. Les Grands Chemins d’Ax les Thermes se singularisent par … leurs chemins d’altitude ! Mais aucun n’arrive au niveau de soutien public auquel prétendent les Furies de Châlons en Champagne, VivaCité à Sotteville-les-Rouen, les Invites de Villeurbanne, ou a fortiori Aurillac ou Chalon dans la Rue.

Pourtant, à côté de ces quatre manifestations largement repérées, une dizaine d’autres creusent un sillon dans des territoires massivement ruraux : Derrière le hublot, Olt, 48° de rue, Label Rue, Festin de Pierres, … Les initiatives ne manquent pas. Montpellier s’y est essayé. Les Z.A.T., zones artistiques temporaires, devaient habiter un quartier de la ville deux fois par an. La nouvelle municipalité a réduit l’ambition à une seule rencontre annuelle, et s’est séparée du concepteur d’origine. La dernière édition, confiée au patron du Festival Montpellier Danse, a semblé s’écarter du chemin des « arts de l’espace public » pour célébrer une dimension animatoire, sans grand lien avec le quartier. Les arts de la rue ne s’y retrouvent plus.

La nouvelle vague renouvelle le danger

C’est que les héritiers des « saltimbanks réunis » de Michel Crespin sont exigeants. Ils sont dans la rue et ils savent pourquoi. La nouvelle génération d’artistes n’attaque plus frontalement comme au grand temps du Théâtre de l’Unité, des charges motorisées de Générik Vapeur, ou des confrontations de masse de Royal de Luxe.
Grimpée sur l’épaule de ces géants, la nouvelle vague triture la matière de l’espace public, cherche les spectateurs là où ils ne s’attendent pas être, et joue avec le danger.
Quand le groupe Tonne adapte les textes furieusement féministes d’Annie Ernaux et s’installe au milieu d’une foule autant convoquée qu’amassée au fil de la déambulation, c’est toute l’après-guerre, ses fantasmes et ses gâchis, qui se glisse en nous, comme les comédiens du groupe Tonne se glissent parmi leur public, au plus près de la rue.
Quand Komplex Kapharnaüm transforme un véhicule de nettoyage en videoprojecteur roulant, pour décliner sur nos murs la litanie des déchets de nos sociétés de gaspillage et d’exclusion, ce sont non seulement nos habitudes de consommation, mais aussi tous les mécanismes d’exclusion qui défilent devant nous.
Bien entendu, tout ça pourrait se passer en salle. Mais l’irruption artistique sur nos pavés ou nos murs confère à ces messages une autre dimension. Elle questionne la ville, la met en danger, dans ses interstices ou ses esplanades.

Quand la Khta décide d’inverser les rôles, de placer les spectateurs dans un gradin roulant, et de leur chuchoter une histoire en marchant au cul du camion, elle isole l’espace public dans une bulle intime autant que mouvante, imperméable et pourtant totalement ouverte. Et c’est tout notre rapport à la scène – et à la rue – qui s’en trouve désorienté.
Lorsque Patrice de Benedetti plante son soldat fracassé devant un monument aux morts pour incanter Jean Jaurès, et tous les Jean des mines, des syndicats, des tranchées, on voit bien ce que peut être la rue : un moment où même la commémoration et ses rituels peuvent être bousculés et peuvent nous bousculer.

"Jean, solo pour un monument aux morts", la commémoration coup de poing de Patrice de Benneditti

« Jean, solo pour un monument aux morts », la commémoration coup de poing de Patrice de Beneditti

Mais la force de la rue n’est pas seulement dans sa capacité à mettre en danger l’équilibre précaire que constitue la cité. Elle est aussi, parfois, la mise en danger de l’artiste comme jamais la salle ne peut le permettre.
Quand Alixem nous enferme dans un stade pourtant ouvert, pour nous prendre à témoin de ses folies familiales, le public rit aussi jaune que les gilets dont il est affublé. Nombreux en sortent ivres, au propre comme au figuré. Et passablement déboussolés d’avoir littéralement plongé au milieu d’artistes qui se mettent d’autant plus en danger que le public les entoure, les agresse, les adule, sans aucun artifice de filet.
Cette mise en danger, au plus près du public, des passants, de ceux qui s’en foutent, de ceux qui piratent la rue, aucune salle ne peut la restituer.
Et pourtant les institutions restent largement réticentes. La rue, au sens artistique, fait peur. Autant que la rue, la vraie, fait peur. Car elle est le témoin de ce qui ne peut pas toujours être contrôlé. C’est pourquoi les festivals de rue sont un équilibre fragile. Aurillac reste le seul à tenir tous les bouts, et à une telle échelle. Accueillir plusieurs centaines de compagnies (700 en 2015) pour plusieurs milliers de représentations demande une ingénierie solide, et une coordination très forte entre le festival et les collectivités locales, ainsi qu’au sein même des collectivités. Et un consensus sur les objectifs, partagé avec les services de l’État : police, santé, éducation nationale. Car il faut gérer tout le reste. L’afflux du public, les habitants dessaisis de leur ville, et toute l’intégralité du continuum de la rue : depuis les punks-à-chiens aux artistes amateurs, aux pros du « off du off » qui jouent quand ça leur chante. La « rue naturelle », comme le dit un de ses théoriciens, Solen Briand.
Et c’est bien cette frontière si ténue – dans l’espace -, et pourtant si abyssale, dans l’essence, qui inquiète les directeurs culturels et autres conseillers artistiques. La rue est un endroit poreux, dans lequel du pire peut surgir le meilleur, toutes classes et toute hiérarchie artistique pouvant être sur le champ abattues. Et surtout, le pire cohabite toujours avec le meilleur. Choisir, sélectionner, demande un véritable effort. Ça demande à voir.

« Cette mise en danger, au plus près du public, des passants,
de ceux qui s’en foutent, de ceux qui piratent la rue,
aucune salle ne peut la restituer. »

"Trip(es). Mes parents n'ont pas eu les couilles de faire des enfants". Plongée en gilet dans la folie d'Alixem.

« Trip(es). Mes parents n’ont pas eu les couilles de faire des enfants ». Plongée en gilet dans la folie d’Alixem.

En échange de quoi, les arts de la rue sont, de très loin, la forme de spectacle vivant la plus populaire. Celle qui répond le mieux aux impératifs de démocratisation culturelle énoncés depuis maintenant trente ans.
De cette popularité, une ville comme Aurillac fait son miel, et pas que. L’impact économique est considérable. Le maire le sait bien. En remettant les clés de sa ville quatre jours par an au festival, il sait aussi qu’il permet à Aurillac de continuer à vivre, et à rêver. Alors il accepte d’être lui-même mis en scène pendant la séance inaugurale, et de laisser la main aux techniciens du festival sur des affaires qui relèvent pourtant plutôt de son directeur général des services. Mais, à cette échelle de ville, Aurillac reste, depuis trente ans, le seul îlot de folle liberté.
Chalon, comme d’autres, aimerait le beurre sans la crémière. L’impact économique sans l’impertinence artistique. Chemin risqué. Fidèle à elle-même, Toulouse ne se risque toujours pas. Quant à Montpellier, seuls les devins savent ce qu’elle veut en la matière. Et les devins ne courent pas les rues.
La rue, elle, sait que son existence ne tient qu’à sa capacité à s’organiser elle-même. Alors elle se serre les coudes, s’engueule, s’organise. Parce que la rue sait que les petits poucets doivent anticiper. Sans même attendre les élections à venir, une fédération régionale des arts de la rue, unifiée sur la future grande région, devrait voir le jour sous peu. Elle s’appellera Gros Sud, ou Langue2Pie. Indiscipline oblige.

*Ce texte est la version augmentée en liens d’une enquête parue dans ce bijou de presse culturelle gratuite qu’est Let’s Motiv Méditerranée, au mois de septembre 2015. Les photos sont de moi aussi. Et oui.

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De quoi ?

Mon pauvre Jean, t’es bien solo

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Ça fait 101 ans. Par son assassinat, la gauche, paradoxalement, rentre dans la première guerre mondiale. C’est sa première trahison.
C’est loin tout ça. Le monde s’est tellement accéléré depuis. Jaurès on lui a d’abord pissé dessus. Son assassin a été acquitté, et c’est la veuve Jaurès qui a été condamnée à payer les frais du procès. Mais la gauche, en ordre dispersé, l’a fait entrer au Panthéon. Et depuis, Jaurès est l’étendard d’une gauche démarxisée mais qui ne veut quand même pas rompre même si enfin pas que.
Et surtout, Jaurès est le grand tribun de la gauche à l’ancienne. C’est le ministère de la parole à lui tout seul.
A tel point qu’aujourd’hui, n’importe quel démagogue est capable de revendiquer Jaurès, même un Sarkozy, même une Le Pen.
Parce que Jaurès est devenu peu à peu une référence que l’on singe. La bannière que l’on brandit dès qu’on veut faire croire qu’on s’intéresse au sort des « petites gens », comme on disait à son époque.
Sauf qu’on brandit la bannière, mais que l’on en a rien à foutre !
Jaurès est devenu la référence de tous ceux qui se croient encore des tribuns.
Et de toute cette gauche qui adore se parer de mots plutôt que d’actes. Qui adore mentir et se mentir.
Mon pauvre Jean. Complètement dévalué. Tu méritais mieux que l’adoration fausse des accapareurs de la démocratie représentative.
Si toi, lectrice, et toi lecteur, tu as encore envie de vibrer pour Jaurès, je te conseille ce magnifique spectacle qui tourne bien : Jean. Solo pour un monument aux morts, de Patrice de Beneditti. Là, au moins, tu auras de l’émotion et tu sauras pourquoi.

De quoi ?

Mimi ou la culture en friche

C’est l’une des plus anciennes mécènes montpelliéraines. Et l’une des plus discrètes. Il y a près de 20 ans, “Mimi” Vergne a commencé à accueillir un premier artiste dans ses entrepôts. Les entrepôts de l’entreprise de son mari, qui faisait commerce de bois, à Figuerolles. Puis est venu un autre artiste. Puis un théâtre, fait de bouts de bois. C’est ainsi qu’est née la Cour Vergne. Une friche culturelle en plein cœur de la ville, sur une emprise artisanale.
Depuis des années, les mieux informés savent que l’histoire ne durera pas éternellement. Car elle est intimement liée à Mimi. Et que Mimi a aujourd’hui 94 ans. Depuis des années, pouvoirs publics et acteurs de la Friche de Mimi s’activent pour tenter d’anticiper. Tentative d’éclaircissement*.

MaisonMimiVergne

À l’entrée de la cour, un bosquet cache une petite maison dont on ne distingue qu’une terrasse en bois fleurie toute l’année. C’est ici que vit Mimi, depuis que l’entreprise familiale de négoce de bois Vergne s’est installée à Montpellier, en 19271.
En limite de Figuerolles, à la croisée de plusieurs axes de circulation, l’entreprise a fleuri, jusqu’à être un empire artisanal dans les années 1970, avec l’essor des cuisines en bois. Puis l’activité a décliné. Jusqu’à la cessation, en 1994.
Mimi n’a pas voulu vendre. C’est ici qu’elle a grandi, c’est ici qu’elle a aimé. C’est ici qu’elle veut vieillir, entourée de créateurs et d’artistes.
Alors elle ouvre sa cour. Doucement, en gardant le contrôle total de l’occupation. Pas de squat ici, pas d’anarchie. D’abord un atelier, puis un autre. Petit à petit les espaces se sont remplis. Au bout de la cour, Alain Garcia a construit le théâtre du Griffy. Une salle de 80 places, faite de bois recyclé et d’ingéniosité.
C’est la particularité de l’endroit : il est encore plein de bois. Si Mimi maîtrise l’occupation de l’îlot, empêchant une réappropriation totale de l’espace par les artistes, elle encourage à l’utilisation du bois encore stocké. Alors les artistes recyclent le bois, et avec lui, les souvenirs de Mimi.

Un « lieu intermédiaire » dans la foulée des années 90

Deux autres espaces naîtront ainsi au fil des années. Les locaux « des occitans », qui construiront à l’entrée de quoi héberger plusieurs structures, dont La Rampe et Radio Lengua d’oc.
Et au centre, un projet de résidence, dont le fils de Mimi sera le maitre d’œuvre : la Réserve. Vaste structure en bois aménagée par un jeune architecte, Luc Albouy, et un artiste, Frédéric Amar-Khodja. C’est là que s’installera, en 2006, la Friche de Mimi, à côté des locaux occupés par l’Ardec, association de gestion des entreprises culturelles.
En quelques années, « l’îlot Vergne » est devenu « la Cour Vergne », la friche « de Mimi ».

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La pluralité des appellations perdurera. C’est souvent l’une des caractéristiques de ces lieux.
En 2000, le gouvernement prend conscience de l’importance de ce mouvement de réappropriation de sites industriels par des artistes, et va chercher à identifier, nommer, et éventuellement aider des « lieux d’expérimentation ». C’est Fabrice Lextrait2, l’un des fondateurs et administrateur de la Friche de la Belle de Mai, à Marseille, qui est chargé de prendre son bâton de pèlerin et d’ausculter « ces projets qui posent de manière originale et singulière les conditions de production et donc de réception de l’acte artistique ». Il en ressortira des appellations : lieux intermédiaires, nouveaux territoires de l’art, et une politique de soutien public de l’État, si tant est que les collectivités territoriales fussent convaincues de l’apport culturel et urbain de ces espaces d’expérimentation.
La Cour Vergne n’est pas dans les sites étudiés. En 2000, il ne s’agit encore que d’espaces loués à très bas prix par une propriétaire mécène.
Mais le rapport Lextrait va marquer l’époque, et contribuer à mettre sous les projecteurs ces lieux différents, qui tantôt sont des squats artistiques, tantôt des lieux de création, tantôt des lieux d’expérimentations plus ou moins ouverts sur la ville, avec, souvent, de fortes dimensions interculturelles, des volontés de réinvention du rapport au public. Des lieux intermédiaires, organisés le plus souvent dans un triple rapport à la création artistique, à l’action culturelle, et à une dimension que l’on appellera selon les cas citoyenne, urbaine, sociale, ou territoriale3.

De là émergeront des aventures durables, comme la Friche de la Belle de Mai à Marseille, L’antre-peaux à Bourges, Mix-Art Myris et l’Usine Tournefeuille autour de Toulouse, le Confort Moderne à Poitiers, le TNT à Bordeaux, Mains d’œuvres à Saint-Ouen… Certaines seront confortées par de forts financements publics et des labels nationaux comme Culture Commune dans le Pas de Calais, devenue Scène Nationale, l’Atelier 231 à Sotteville-lès-Rouen, la Paperie à Angers, labellisés Centres Nationaux des Arts de la Rue, ou le Brise-Glace grenoblois, devenu Scène de Musiques Actuelles. D’autres seront reprises directement en gestion par les collectivités territoriales, devenant par un oxymore une « friche institutionnelle », comme les Subsistances à Lyon, ou directement insérées dans un projet de réhabilitation public, comme le 104 parisien. Soufrières des années 90, voilà les friches érigées au rang de nouvelles maisons de la culture dans les années 2000.

Montpellier est passé à coté de l’histoire des friches artistiques

Rares sont les villes qui sont passées à côté de l’histoire des friches. Montpellier en fait partie.
Pour sa décharge, la capitale régionale est dépourvue de toute tradition industrielle. Les anciennes usines sont rares, les lieux où expérimenter ne sont pas légion.
Pourtant, les années 1990 et 2000 comportent leur lot d’expériences, et de projets avortés.
Au milieu des années 90, des artistes investissent l’ancien bâtiment de la CRAM, avenue de Lodève, avant démolition. L’expérience est de courte durée, et l’équipe investit en 1997 un autre lieu, l’ancienne coopérative viticole, rue Saint Cléophas. Elle y restera 7 ans, le temps de porter un projet de réhabilitation soutenu par la DRAC et la Région, qui avortera finalement du fait du très faible engagement municipal.
Dans ce début des années 2000, un autre lieu devient friche, les anciens entrepôts textiles Agniel, près de ce qui devient alors Port Marianne. Avec Changement de propriétaire, ce sont cette fois des danseurs et des plasticiens qui investissent un territoire. Là encore, l’aventure s’arrêtera avec le revirement de la municipalité, qui avait pourtant acté le rachat des entrepôts textiles au début de l’année 2003.
Les deux opérations, la Coopérative et Changement de Propriétaire, ne manquent pourtant pas d’atouts pour réussir, si on les compare aux autres expériences françaises du moment : des équipes artistiques émergentes, un projet porté par un ou des référents crédibles, un modèle économique plutôt moins fragile que d’autres exemples français d’alors. C’est essentiellement sur les questions de gouvernance du lieu, et donc de pilotage du projet artistique, que les négociations achopperont. Le laboratoire, la friche, le lieu intermédiaire contiennent intrinsèquement une valeur anxiogène pour les pouvoirs publics. Angoisse sur la nature de l’engagement, angoisse sur ce qui en émergera. Ce sont encore les années Frêche, et la politique culturelle, faite d’institutions rayonnantes et de régies municipales de quartier, est marquée par une volonté de contrôle politique.
Dans la cour Vergne, la problématique est bien différente. Les artistes et les structures culturelles qui y logent bénéficient de la protection de leur mécène. Elle ne cherche pas un projet, mais un entourage. La Cour est une cour, pas un laboratoire, ni une friche artistique. Ce n’est pas une terre à l’abandon que les artistes gagneraient sur la mer, comme l’entend son étymologie batave. Ce que les usagers ont en commun, c’est d’abord la cour. Le projet commun est absent des premières années. Alain Garcia, fondateur du théâtre du Griffy et l’un des premiers occupants, nous confiera ne pas avoir pris l’exacte mesure de l’endroit. « Je n’avais pas mesuré qu’en m’installant ici j’étais rentré chez quelqu’un qui vivait une autre histoire. Je n’avais pas mesuré que Mimi voulait garder le contrôle de l’espace, et des accès. Du coup, la cour s’est fermée sur elle-même. La Rampe a construit ses bureaux là où Mimi voulait qu’ils les construisent, dans l’ouverture. Alors qu’on aurait dû ouvrir par l’autre entrée, par la rue Antérieu, avec un accès plus direct sur Figuerolles. »

« Je n’avais pas mesuré qu’en m’installant ici j’étais entré chez quelqu’un »

Vers le milieu des années 2000, les locataires de Mimi Vergne se sont rendu compte d’une autre évidence : ils étaient dans une situation viagère, au sens premier du droit public : Qui dure pendant la vie d’une personne déterminée. Leurs baux, économiquement intéressants, ne seraient pas renouvelés lorsque Mimi disparaîtra.
Non pas que les enfants de Mimi tiennent à tout prix à ce qu’ils partent. Mais que la réalité de la succession les obligerait à vendre pour payer les droits.
Dans ce que l’on appelle aujourd’hui la Friche de Mimi, la nécessité d’un projet collectif et d’une ouverture marquée sur le territoire s’est fait jour. Le collectif de la Friche, animé notamment par Florence Bernad (Groupe Noces) et Mathieu Lambert (le Garage Électrique) a cherché à dépasser le seul enjeu d’une mutualisation de locaux et de personnel pour s’ouvrir, à travers des animations, des moments de restitution, de convivialité aussi. Pour faire exister une âme collective, et acquérir suffisamment de notoriété et de reconnaissance pour s’assurer un soutien fort des collectivités le jour où la question de la succession se posera.
Car les structures présentes sont toutes ou presque soutenues, à des degrés divers, par les collectivités territoriales, et parfois l’État. Pour autant, que ce soit les soutiens financiers cumulés, les investissements passés, ou le projet collectif, rien ne garantira leur présence future. De cela, les animateurs de la Friche sont conscients. D’autres lieux, beaucoup plus emblématiques et dotés d’un projet plus ancien et plus affirmé ont cessé du jour au lendemain devant des impératifs de sécurité, ou devant la pression immobilière. La friche R.V.I. à Lyon, le Totem en Lorraine, la Caserne D’Angély à Nice témoignent de cette précarité.
Pour Jonathan Chevalier, le nouveau directeur de la Vista, la précarité, le risque, est la substance de l’activité artistique. Et l’incertitude, celle d’un théâtre. « C’est notre jeu quotidien. On est dans le spectacle. C’est un risque permanent. Un risque pour les artistes qui montent sur scène, un risque pour le théâtre qui doit remplir. La question des locaux est un risque de plus. On doit juste s’y préparer, et être capable de s’y adapter ». Jonathan a le calme de l’expérience. En 2012, le théâtre nîmois qu’il administrait a du fermer ses portes pour des raisons similaires. Les héritiers, mis en demeure de payer les droits de succession, ont vendu le théâtre auquel ils tenaient tant. Le Mobile Homme Théâtre a quitté le quartier Richelieu pour se réinventer dans une péniche. Mais l’histoire ne se reproduit pas, et la Vista n’a pas de projet nomade. Alors Jonathan sensibilise, questionne les collectivités territoriales, essaye de réduire les marges d’incertitudes dans une politique culturelle qu’il décrit comme un « savon qui glisse ». Sa seule certitude, c’est que La Vista n’aura pas les moyens de se reconstruire un théâtre si elle doit déménager. Mais il nourrit l’espoir que ce théâtre familial de proximité aura suffisamment fait la preuve de sa nécessité pour que les collectivités l’aident à rebondir, ou à rester.

« le risque c’est notre jeu quotidien. On doit juste être capable de s’y adapter »

Car la messe n’est pas dite, tant s’en faut. En 2010, la ville de Montpellier, alertée sur les inquiétudes de ces acteurs culturels, a posé un périmètre d’étude sur l’îlot Vergne, compte tenu de son importance culturelle. En d’autres termes, la Mairie pose le fait que la vocation culturelle du lieu doit être en partie maintenue, et le périmètre d’étude permet à la municipalité d’intervenir sur les futurs permis de construire.
Et des offres, il ne devrait pas en manquer. 5 000 m2 constructibles, en lisière de centre-ville, près d’accès routiers majeurs, même à Figuerolles, ça représente une opportunité d’aménagement. En 2011, une opération du même ordre est sortie de terre à deux pas de chez Mimi : la reconversion du site de l’ancienne CAF, rue Chaptal. Plus d’une centaine de logements ont été construits, dont un tiers de logements sociaux. Si la partie sociale a été financée sur des fonds publics (près de 5 M€), la partie privée (la résidence Grand Air) s’est commercialisée à plus de 20 M€. Le prix d’achat, lui, n’est pas connu.
Pour l’îlot Vergne, l’estimation varie selon une large fourchette en fonction des interlocuteurs. Sur les 5000 m2 des anciens entrepôts, un aménageur peut espérer construire 10 000 m2 habitables en R+3 (un rez-de-chaussée + 3 étages). Mais il doit composer avec la nécessité de parkings (une place pour 50 m2 habitables), pour être aux normes et espérer une commercialisation à 3000 € le m2. L’enjeu est donc de taille, et le prix d’achat à la famille Vergne estimé entre 1,5 et 5 Millions d’euros.
Mais pour l’une des expertes immobilières interrogées pour notre enquête, la contrainte de conservation d’une vocation culturelle, fût-elle à minima, change quelque peu la donne. « Lorsqu’il y a des contraintes assez fortes de ce type, avec la nécessité de financer l’investissement d’un équipement public, ce n’est pas forcément le mieux-disant, celui qui achète le plus cher, qui remporte la mise. Mais plutôt celui qui comprendra le mieux ce que veut la collectivité, et comment elle peut monter le projet le plus acceptable, tout en lui gardant un seuil de rentabilité important ».
Reste à comprendre ce que veut réellement la collectivité. Répondant à une question en conférence de presse, le 15 octobre 2014, Philippe Saurel, maire et président de la Métropole, déclarait « Si ils vendent à des promoteurs, les promoteurs seront obligés de discuter avec la ville, et là nous serons en capacité de leur demander des mètres carrés culturels. Parce que c’est un périmètre d’étude culturel, autour de l’îlot vergne. Lié à la culture. On a une protection du lieu grâce à la culture. Cela permettra d’intervenir sur les permis de construire, et de garder une présence culturelle forte dans ce lieu. Parce qu’outre la friche de Mimi, outre le théâtre, outre les radios associatives, outre le milieu occitan qui est très présent, on a là un lieu de culture très populaire qu’il convient de garder dans les anciens ateliers de la menuiserie Vergne. »
Aujourd’hui, les structures culturelles de la cour occupent près de 3000 m2. Dans la cour, personne n’a l’illusion que tout le monde pourra rester. La question est donc de savoir qui, et, dans quelles conditions.
Pour y voir semble-t-il plus clair, la Ville a commandé en 2014 une étude précise du potentiel urbanistique, et du potentiel économique des structures culturelles en présence au cabinet d’urbanisme Ubak. Mais le diagnostic, terminé début 2015, n’a toujours pas fait l’objet d’une communication municipale4.
Cette situation d’attente nourrit les angoisses de ceux qui veulent rester, ou qui ne savent pas où aller. Et les certitudes de ceux qui savent qu’il leur faudra inventer autre chose, un autre modèle, une autre implantation. Alors ils cherchent à anticiper, tout en maugréant contre l’absence d’anticipation des politiques culturelles.
L’avenir de la cour Vergne est toujours en friche.

*Ce texte est la version augmentée en notes et liens d’une enquête parue dans ce bijou de presse culturelle gratuite qu’est Let’s Motiv Méditerranée, au mois de juin 2015
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  1. Thierry Arcaix, Le quartier Figuerolles à Montpellier, imaginaire et lien social. 

  2. Fabrice Lextrait, Une nouvelle époque de l’action culturelle, rapport à M. Michel Dufour, secrétariat d’État au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle, mai 2001. 

  3. Philippe Henry, Quel devenir pour les friches culturelles en France ? D’une conception culturelle des pratiques artistiques à des centres artistiques territorialisés.  

  4. et au moment où ces lignes étaient publiées, la Ville de Montpellier n’avait répondu à aucune de nos nombreuses sollicitations 

De quoi ?

Avant que l’Acanthe n’explose

Ce que tu vois sur cette photo, c’est une fleur d’Acanthe. Une acanthus mollis parce que ses feuilles sont aussi molles que larges. Ce sont ces feuilles qui ornent les colonnes corinthiennes qui font la joie des amateurs de vestiges romains.
Dans quelques jours, cette fleur, comme un millier d’autres fleurs d’Acanthe, va atteindre sa maturité, exploser, et disperser des graines dans un rayon de 10 mètres dans le Jardin de la Reine.
L’Acanthe, c’est beau, mais ça envahit. Et comme toutes les plantes invasives, elle a besoin d’être jugulée pour ne pas nuire à la biodiversité.
Pour profiter pleinement de la floraison des acanthes, le Jardin de la Reine sera ouvert à toutes et à tous samedi 16 mai. Les bénévoles de l’association ont un gros chantier de nettoyage, et ils accueilleront les visiteurs, comme lors de chacune de ces journées depuis que l’association de sauvegarde s’est vu confier la gestion du Jardin de la Reine par la ville de Montpellier, il y a un peu plus d’un an.
Venez, profitez de ce lieu magique. Et des magnifiques fleurs de l’Acanthe molle, dite aussi acanthe de Montpellier.
Parce qu’ensuite, on coupera beaucoup de fleurs, pour alléger notre travail de l’an prochain.
À samedi. N’hésitez pas à venir avec du ravitaillement pour nos forces vives.

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De quoi ?

À vos casques ! (du glaive, du bouclier, et du danger de l’histoire mal assimilée)

Cher Jean-Christophe,

Il y a longtemps, nous fûmes plutôt plus proches que peuvent l’être un patron et son employé, et je garde de cette période un souvenir marchaisien : globalement positif. Mais comme le dit le proverbe : qui aime bien châtie bien.
Tu viens d’utiliser une métaphore assez étonnante pour expliquer aux béotiens que nous sommes en quoi François Hollande était un bon président, et Manuel Valls un bon premier ministre. Tu as dit :
« François Hollande est un bouclier pour les Français et Manuel Valls est un glaive dans les réformes. Il coupe, il avance »

Le glaive et le bouclier. Ce couple nous vient de loin. Dans l’Antiquité latine, le vaincu déposait glaive et bouclier en signe d’acceptation de la défaite. L’expression est ainsi passée dans les métaphores courantes, et un grand auteur de polar américain en a fait le titre d’un de ses très beaux livres.
Mais tu ne nous parles pas de déposer les armes, ou alors, je n’ai pas compris.
Tu nous parles du bouclier protecteur et du glaive tranchant. Et ceci vient d’ailleurs que des Gaulois et des Romains chers à Uderzo et Goscinny.
Ce à quoi tu fais référence, c’est à la théorie du glaive et du bouclier, une théorie née en 1939, puis ressortie en 1954 pour réhabiliter Pétain. Une théorie qui faisait du couple Pétain – De Gaulle un binôme concerté pour protéger la France et les Français : Pétain était le Bouclier qui, en simulant une politique de collaboration, limitait les effets de la défaite et de l’occupation en attendant que De Gaulle, le Glaive, soit assez fort pour vaincre l’Allemagne nazie.

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Cette théorie vaseuse, infirmée tant par les faits que par les historiens sérieux, est le fruit de Robert Aron1, un intellectuel personnaliste en vogue dans les années 30, qui pensait que la France entrait en crise de civilisation et que seul un renouveau spirituel pourrait la sortir de l’ornière.
Cette théorie du Glaive et du Bouclier prend d’ailleurs racine dans la Chrétienté profonde. Dans le Livre des Rois de l’Ancien Testament, le Glaive, c’est à la fois l’Évangile et la Parole de Dieu, et celui qui la porte : le Christ. Le Bouclier, c’est la Foi. Il manque ici le Casque, qui est l’Espérance, mais j’y reviendrai.
Cette théorie du glaive et du bouclier, celle d’un Pétain qui résistait en secret, et d’un De Gaulle qui était la partie immergée de l’iceberg, a été battue en brèche par De Gaulle, mais également par tous les historiens sérieux de la Seconde Guerre mondiale. Robert O. Paxton est le premier à réfuter la théorie de Robert Aron, parce qu’il a accès à la documentation nazie qui établit les preuves de complaisance de Pétain, et son empressement à satisfaire, et parfois devancer les demandes nazies.

Michel Winnock et Jean-Pierre Azéma, qui ont traduit et prolongé l’œuvre de l’américain Paxton, doivent bien halluciner aujourd’hui de te voir emprunter cette théorie pétainiste pour justifier de ton soutien au couple exécutif.

Car, au fond, qu’es-tu en train de nous dire ? Que le Maréchal François Hollande est le bouclier face à quoi ? Qu’il fait semblant de faire une politique qu’il habille d’un verbe social pendant que le Général Manuel Valls « Le Glaive » mène les vraies réformes libérales ?
Ou le contraire ? Que François le Bouclier fait semblant de collaborer avec la finance mondiale pendant que Manuel le Glaive pourfend le capitalisme de son acier tranchant ?
On y perd son latin. La seule chose que je comprends, c’est que tu te fourvoies totalement dans la reprise de cette métaphore christiano-pétainiste. To-ta-le-ment.
Moi, je vais reprendre mon casque pastèque, parce que je voudrais que l’espérance continue de vivre, pendant que le parti qui a fait la gauche des quarante dernières années continue de mourir à petit feu.

Amitiés, hé !

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Illustration : L’ange au glaive et l’ange au bouclier protègent le Christ de l’Enfer. Tympan de l’abbatiale de Conques (chère à mon cœur). Source.


  1. Histoire de Vichy, Robert Aron et Georgette Elgey, Paris Fayard, 1954