Le deuxième anniversaire

Annie. Nanette. Nannie. Maman.

Aujourd’hui c’est ton premier anniversaire.
Depuis 3 mois tu en as deux.
L’anniversaire de ta naissance, et l’anniversaire de ta mort.
Le premier, on ne l’oubliera pas. Mais le deuxième le supplantera.
Je le sais. Je l’ai déjà éprouvé.
Je me souviens du jour de la mort de ton père, du jour de la mort de mon oncle, du jour de la mort de ma marraine. Je m’en souviens parce qu’ils sont gravés dans ma chair, et que j’étais bien vivant pour l’éprouver, alors que je n’étais par définition pas né quand ils sont nés. Quand tu es née.
C’est étrange, il n’y a que pour ta mère, pour Denise, que ça ne marche pas. Je ne sais plus quand elle est morte. Elle était partie depuis tellement longtemps, hors de sa conscience. Mais d’elle, je me souviens encore de l’anniversaire de sa naissance.
Toi c’est aujourd’hui. La dernière fois qu’on s’est parlé, j’espérais encore que tu serais là, aujourd’hui.
Quand les toubibs, la science, la connaissance, te disent « il lui reste entre 2 et 6 mois », forcément tu te dis que 6 mois c’est surement mieux. Que 2, tu n’y penses même pas tellement c’est court. Avec la frangine, on s’est dit que si tu tenais jusqu’à cet anniversaire, ça serait déjà tellement bien.


Tu es partie un jour avant le deuxième mois. C’est beaucoup plus long que n’importe qui décède brutalement par accident. C’est très court quand tu sais. Quand tu sais que ça va se finir. T’as à peine le temps de relire La Solitude des Mourants de Norbert Elias que déjà c’est trop tard, déjà tu ne sais plus comment, quand, à quel moment tu vas pouvoir parler.
Parce que quand tu sais, quand tu vois l’inéluctable, la fin comme programmée, le décompte incertain des jours qui restent, tu essayes de combler.
J’ai fait ce que j’ai pu, Maman. En laissant la place aux autres aussi, en hésitant, en mettant trop de temps.
J’aurais voulu être seul avec toi, avec du temps, juste pour essayer de comprendre la distance, de s’en parler. Pas de tout réinventer, non, juste te dire comment je t’ai aimé, même en partant tôt, même en étant si distant. Et juste que tu me dises comment tu l’as vécu. Mais toi et moi on n’est pas du genre à pouvoir se dire ça au débotté.
Et tu es partie.
Et là je suis là, dans ta maison. Y’a des photos de toi partout, et dans la chambre que j’occupe, quelqu’un a posé celle où tu regardes en fumant, et je la vois, et je te vois, comme si tu voulais me sonder.
Je suis là, dans ta maison, c’est ton anniversaire, le premier, celui de ta naissance, et Papa qui compte encore les jours depuis que tu es partie, Papa vient vers moi et les vannes s’ouvrent, et nos larmes plongent dans le vide de ton départ. Et je n’arrive pas à les retenir, et Papa pleure, mais lui il ne peut pas regarder l’abîme qui s’est ouvert sous ses pieds. Il en a une peur bleue. Il est trop vieux pour t’avoir perdu. Il était trop persuadé qu’il partirait en premier, et que tu vivrais une dernière vie sans lui.
Alors que lui, de dernière vie, il n’en voit pas. Il ne voit pas comment. Il a tellement de choses qu’il voudrait te dire. De choses qu’il n’a jamais osé te dire. Il se sent tellement coupable de n’avoir pas su les dire, ou de n’avoir pas su les taire vraiment.
Et la frangine et moi, on navigue en eaux troubles. Avec juste l’idée qu’il faudrait qu’il parte en paix avec lui-même, puisque de toutes façons il n’a pas envie de continuer sans toi.
Et ça, tous les rognons de veau flambé-crémé n’y changeront rien. Toutes les confitures faites par ses belles-filles et ses petites-filles n’y changeront rien, tous les moments de joie avec ces petits enfants n’y changeront rien. Toute la présence continue de ma sœur n’y changera rien.
Tous les rayons de la science, tous les soins contre son petit cancer de merde, toute l’attention, aussi douce et aimante soit-elle, n’y changeront rien.
Parce qu’il n’a plus envie. Parce que sa vie, malgré tous ses écarts, malgré toutes ses sorties, malgré tous ses regrets et ses colères et ses peurs, sa vie, depuis 62 ans, c’était avec toi. Et que sans toi, à son siècle moins quelques années, ça ne vaut chi.
Et que s’étioler, pareil.
Nenni. Nibe. À quoi bon.
Et nous, la frangine et moi, on doit s’en démerder. De ça et du frangin.
Et de nos vies en parenthèses. Suspendues depuis des mois à l’une, puis à l’autre.
Et de tout d’un coup aimer le père, autant qu’on t’a aimé toi. Parce qu’il est encore là. Parce qu’il en a besoin.
Parce que tant qu’à faire, autant qu’il meurt aimé. Totalement pardonné. Chéri. Entouré. En tout cas pas seul.
Mourir seul c’est vraiment une abomination.
3 mois, Mam. 2 août 1938, 23 avril 2023.
23 avril pour toujours.
Le deuxième anniversaire.
Celui qui reste.
Celui qui reste.
C’est lui.
Le reste de l’indivision.
Lui que je prends dans mes bras maintenant comme un enfant.
Parce que c’est ça, aussi, la promesse.
No Solitude. Never.
Jusqu’à ce que lui aussi grave dans la pierre du temps son deuxième anniversaire.

[ssba]