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De quoi ?

Les créatifs à l’assaut de la caserne

La reconversion des sites militaires, lorsqu'ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu'elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d'atermoiements et d'hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l'EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

La reconversion des sites militaires, lorsqu’ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu’elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d’atermoiements et d’hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l’EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

Longtemps, Montpellier fut une ville de garnison. C’est un temps que la plupart des Montpelliérains ne peuvent pas connaître. Mais c’est pourtant à la faveur d’une réorganisation des armées françaises, et de la disponibilité de larges friches militaires, que la ville s’est développée dans les années soixante-dix, en faisant émerger Polygone et Antigone. L’Armée avait échangé le terrain de l’Esplanade contre le terrain de Montcalm à la fin du 19e siècle, permettant à la ville reconquérir son centre. En 1945, le régiment du Génie quitte la Citadelle, qui deviendra le lycée Joffre en 1947. Mais elle continuera d’occuper 55 hectares, depuis la Comédie jusqu’au Lez. C’est le « polygone d’artillerie », terrain d’exercice du 2e régiment du génie. C’est de là que le centre commercial tire son nom, Polygone. La ville achète à l’armée 11 hectares, en 1971, pour y construire la nouvelle mairie, Polygone, puis le Triangle. Le long des remparts de la Citadelle, l’État aménage l’avenue Henri II de Montmorency pour y installer les administrations d’État, dans une architecture caractéristique des années 70. Restent 40 hectares, que la nouvelle municipalité de Georges Frêche achètera en 79, pour lancer l’opération Antigone, et l’extension « vers la mer » : Port-Marianne, Richter, Odysséum, etc.
Trente ans plus tard, c’est donc une nouvelle réorganisation militaire qui libère 83 sites en France, dont 2 à Montpellier : 7 hectares à Boutonnet, 38 hectares entre Figuerolles et l’avenue de Toulouse. La Caserne Chombart de Lauwe, qui accueillait l’École Militaire Supérieure de Management des Armées, sera rapidement rachetée par l’Éducation Nationale et transformée en « Internat d’Excellence ». Le sort de l’EAI, l’École d’Application de l’Infanterie, mettra plus de temps à se dessiner. La Défense est gourmande, elle en veut 70 Millions d’€. La Ville est intéressée, mais pas à ce prix. Il faudra 3 ans, et de longues négociations, pour aboutir à un accord sur 19 millions, en 2012. Reste à savoir qu’en faire. L’emprise militaire est constituée de deux parcelles bien différentes : des terrains de sports bordés de bâtiments assez récents, c’est le Parc Montcalm actuel, avec un poumon vert de plus de 20 hectares. Et, de l’autre côté de la rue des Chasseurs, la Caserne Guillaut, siège de l’EAI, avec ces bâtiments historiques de 1910, et son haut mur d’enceinte.
L’opportunité urbaine est, cette fois, bien différente de celle des années 70. Le périmètre est déjà urbanisé, et une partie de la friche militaire est largement bâtie. Pas question de partir d’une page blanche, Or, la page blanche, c’est la spécialité de l’urbanisme montpelliérain depuis 50 ans. La Paillade, Polygone, Antigone, Port-Marianne, Odysséeum, Euromédecine, Malbosc, … c’est en traçant sur des zones vierges que le nouveau Montpellier a été imaginé. Et chaque fois qu’il s’est agi de requalifier l’existant, l’imaginaire a patiné. Dès l’annonce de la libération des terrains de l’EAI, le discours politique se focalisera sur la zone basse, le Parc Montcalm. La ville invoque un « Central Park », et lance un appel à projets ambitieux pour redessiner la zone. On évoque, pèle-mêle, 2500 logements, le transfert d’équipements publics (le conservatoire de musique). Du classique. Une agence paysagiste hollandaise, West8, est retenue en 2013. Mais entre-temps, l’agglomération a considérablement réduit l’emprise d’un parc, en décidant d’y faire passer la 5e ligne du Tramway. Fini le rêve new-yorkais d’un grand poumon vert, nous voilà à peine au Parc Montsouris…
Et la question du tramway va polariser le débat. Dans une ville sous pression foncière, qui manque cruellement d’espaces verts, l’idée qu’un nouveau parc puisse être immédiatement diminué pour y faire passer un tramway provoque des réactions en chaîne. Le tracé du tramway est contesté, les riverains du parc se dressent contre le projet. La question pollue la campagne des municipales, et le nouveau maire annonce l’abandon de la 5e ligne de tramway dès son élection acquise. L’avenir du parc va rester en suspens.

De la caserne au campus

C’est vers la caserne que les regards vont désormais se tourner. Le site accueille depuis 2013 l’ESJ-Pro, l’école de journalisme montpelliéraine. Forcée de déménager de Grammont, après le rachat de ses locaux par le groupe Nicollin, l’école a pris ses quartiers dans les 650 m2 de l’ancien centre médical militaire, entouré des bâtiments vides. Leur destination ? Encore très incertaine. Quartier culturel ? Quartier médical ? Sportif ?
À la SERM-SA3M, la société d’économie mixte qui a le projet en charge, l’idée qui prévaut est celle d’un quartier économique, qui reproduise, en modèle réduit, les composantes essentielles d’une filière : une entreprise leader, une école, des entreprises secondaires, une pépinière, des réseaux, des transports, des services, de l’entertainement… C’est la méthode de la « fenêtre de Godron », du nom du gourou du « développement territorial » qui sévit dans les instances du Grand Paris, et qui, comme d’autres, ne fait que recycler de l’économie néo-classique au long de conférences grassement rétribuées. Le groupe SERM-SA3M approche donc une grande entreprise, Ubisoft. Mais le géant des jeux vidéo décline. Dans le même temps, l’équipe des développeurs contacte Karim Khenissi, le patron de l’ESMA, l’École Supérieure des Métiers Artistiques. Engagé depuis plusieurs années dans une stratégie de regroupements d’écoles d’arts, et d’implantations dans plusieurs métropoles, Karim Khenissi a déjà plusieurs « petits campus » à son actif : sur lîle de la Création à Nantes, à Rennes dans le nouveau quartier Baud-Chardonnet, et, à Toulouse, un projet de campus pour regrouper l’ESMA et l’EPTA, l’école de photographie et de game design. Les développeurs publics montpelliérains ont vent du projet toulousain, et le contactent pour tenter de le convaincre de l’implanter plutôt à Montpellier. « Ils m’ont exposé leur projet. Je suis reparti un peu interrogatif. Je ne savais pas s’ils me baratinaient ou s’ils avaient vraiment une ambition. Et puis, quelques jours après, ils m’ont rappelé pour visiter l’EAI. Là, j’ai poussé le curseur au maximum, je leur ai dit que je voulais bien, à condition de faire un campus gigantesque, en regroupant toutes mes écoles, et en choisissant l’implantation : la place d’armes » raconte Karim Khenissi.

Du coup, le projet a pris corps dans l’esprit de l’entrepreneur montpelliérain. L’homme, qui a bâti, essentiellement hors de Montpellier, un important groupe de formation, pensait qu’il ne serait jamais prophète en son pays. L’opportunité de réaliser, ici, là où il a démarré, un projet phare, va l’emporter. Il abandonne le projet toulousain, et s’attelle à son campus. Et plus encore, à ce quartier. Studios mutualisés, résidences étudiantes (le groupe ESMA en gère déjà plusieurs, accolées aux écoles) et, cerise sur le gâteau : la gestion de l’ancien cinéma des militaires, planté au milieu de la caserne. Ce sera le « Cocon », un cinéma – lieu de spectacles, flanqué d’une galerie, de studios, d’une micro-brasserie, d’un pub-restaurant. Le tout géré par une fondation, sans bénéfices directs, avec accessibilité des équipements aux futurs résidents de la caserne. « Qu’est-ce que j’y gagne ? Je donne du sens à ma vie », dit Karim Khenissi. Et le « quartier », lui, y gagne un espace de rencontre et de vie nécessaire à sa réussite. L’horizon ? 2019, 2020.

Le tiers-lieu, comme un village

Dans le même temps, d’autres acteurs poussent pour intégrer la friche militaire : la coopérative d’Illusion et Macadam, spécialisée dans l’accompagnement de projets culturels, rêve depuis de nombreuses années de donner corps à un « tiers-lieu ».
En 2008, déjà, Sébastien Paule, fondateur d’Illusion et Macadam, et Vincent Cavaroc, qui n’en est pas encore le directeur artistique, avaient tenté de convaincre les tutelles publiques de la nécessité d’un projet d’incubateur-lieu de vie pour les « aventures artistiques ». Le projet, dénommé PAN!, ne convainc pas, loin de là. Trop en avance, trop autonome, trop hybride… Depuis, les deux compères ont engrangé de l’expérience, visité des dizaines de lieux, expérimenté de multiples formes d’hybridation. Tandis que Sébastien Paule développait une entreprise pionnière et des réseaux de l’économie culturelle, Vincent Cavaroc est passé de la communication du centre chorégraphique de Mathilde Monnier à la programmation de la Gaité Lyrique – première version, a rejoint la bande de Vincent Carry, aux Nuits sonores lyonnaises, où il anime l’European Lab, et pris la tête de Tropisme, le festival montpelliérain de l’hybridation. Et cherché l’opportunité d’implanter un tiers-lieu. L’EAI est une, importante. Trop, peut-être. Durant 3 années, l’équipe va travailler avec la SERM et les architectes, dans un stop-and-go incertain. Et puis tout finit par se déclencher fin juin 2017. L’annonce est si précipitée que le nom n’est pas encore figé. Mais qu’importe, le feu vert est donné pour le « tiers-lieu », dans la grande Halle, les anciens ateliers de mécanique des artilleurs.

L’endroit est vaste : 4000 m2. De quoi imaginer des espaces de travail et de vie, de quoi donner corps à « the great good place », le concept inventé en 1989 par Ray Oldenburg, pape des tiers-lieux : un endroit hybride entre le lieu de travail et le lieu d’habitation, un espace inclusif, ouvert, horizontal. Et l’ancienne halle de maintenance a, visuellement, tous les atouts de la friche : suffisamment industrielle dans le look, et modulable à l’infini.
Reste à trouver les financeurs, et à affiner le modèle économique. Car l’enjeu est de taille pour Illusion et Macadam. Si la SERM engage l’investissement de départ, 600 000 euros pour rendre le lieu « vivable », la coopérative aura onze ans pour rembourser cette mise sous forme de loyer, sans compter son propre investissement. Mais le tour de table est aujourd’hui bouclé, les plans terminés, le nom trouvé. Ça sera la Halle Tropisme, en cohérence avec le festival porté par Illusion et Macadam depuis 2014.
Pour Vincent Cavaroc et Jordi Castellano, c’est un projet de « changement d’échelle ». « On ne se décrète pas tiers-lieu, on fait tiers-lieu. Pour nous, l’idée fondamentale, c’est celle du village. Le village Tropisme, c’est là où on a mis toutes nos envies de regrouper l’art et l’entreprenariat, l’art et la technologie, la création et la formation. On crée un village de 250 personnes, et en même temps un espace public, parce que le lieu de vie et le lieu de travail sont en prise directe, sans cloisonnement ».

Espaces de travail dessinés autour d’allées ouvertes, anciens ponts d’ateliers mécaniques reconfigurés en scènes modulables, restaurant, cafés, salles de formation, services mutualisés . Mais la Halle Tropisme accueillera aussi des événements, à commencer par le festival éponyme, des créations, des expositions. Dix ans après leur premier projet de lieu, la programmation est, cette fois, murie et posée. Mais pas sans risques. Pour Vincent Cavaroc, « le vrai risque, c’est qu’on sera les premiers occupants » de ce futur cluster des industries créatives.
Pour ne pas perdre de temps, la Halle Tropisme lance, pendant le chantier, sa saison « zéro ». Dès mi-avril, des événements viendront « activer » le chantier, puis l’installation. Ouverts au quartier, aux futurs résidents au grand public, en fonction des thématiques.
Une animation qui fait le bonheur des résidents « historiques » de la caserne, les journalistes de l’ESJ-Pro. A terme, l’école de journalisme devrait intégrer de nouveaux locaux à l’intérieur du périmètre. Mais, comme le confesse son directeur, Benoit Califano « nous on est pas super intéressants pour l’économie du projet, on n’est pas en capacité financière d’investir dans le chantier. Mais il y a une volonté politique d’accompagner l’école dans le futur écosystème ». Et l’arrivée du campus de l’ESMA, comme des trublions d’Illusion et Macadam, est vue comme une aubaine. « Notre métier, le journalisme, est en pleine mutation, alors, se retrouver avec des graphistes, des développeurs, des vidéastes, des gens qui innovent sans arrêt, pouvoir mutualiser des compétences et des techniques, forcément, on est très content ».
Car le « cluster » est loin d’être abouti. Les programmes immobiliers, et notamment d’entreprises, se dessinent, avec l’idée d’offrir une palette très large, depuis le box de la Halle Tropisme jusqu’au locaux autonomes, en passant par plusieurs gammes de locaux temporaires. Mais il manque encore deux facettes : « l’entreprise leader » qui permettrait de « sécuriser » l’économie du quartier, et le transport. Car même si le centre-ville est à 2 pas, le tramway est considéré, par tous les acteurs présents, comme une condition de la réussite du projet. De quoi accélérer, peut-être, le calendrier du retour de la ligne 5.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #69 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Ville créative, urbanisme culturel : les nouveaux horizons de la culture

Dès les années 1980, Montpellier s’impose en promoteur de nouvelles politiques culturelles municipales, pour hisser la ville au rang de capitale régionale. Quarante ans plus tard, les mutations économiques, sociales, urbaines, transforment en profondeur les politiques culturelles.

Au milieu des années 80, Montpellier, comme d’autres villes françaises, a fait de sa politique culturelle un élément moteur de son attractivité. Il s’agissait de hisser la ville au rang des capitales de région qui comptent, et qui attirent. La politique culturelle fut, par conséquent, surtout une politique d’équipements, et de labellisation de ces équipements : amener l’Opéra au rang d’Orchestre et Opéra national, construire un Centre Chorégraphique National, obtenir le label de Conservatoire à vocation régionale, construire le Zénith, récupérer le Centre Dramatique National. Cette politique d’équipements a atteint son apogée avec la transformation du musée Fabre et l’obtention du label Musée de France. Ce mouvement de labellisation permettait, également d’accroître les financements en provenance de l’État et des autres collectivités. Il s’agissait d’acquérir une « panoplie » couvrant les grands labels culturels nationaux, vécus comme indispensables dans la compétition des capitales régionales, au même titre qu’un aéroport, un grand stade, des universités, un plateau hospitalier d’envergure.

La culture-rayonnement, miroir du dynamisme économique

Parallèlement, ce volontarisme politique a poussé à la création de festivals d’envergure : le Festival Radio-France, et Montpellier Danse. Pourtant, on se gardera bien de croire que la conquête de cette « panoplie » soit le fruit d’une stratégie établie dans le détail. Elle se fera en partie au rythme de la décentralisation culturelle impulsée par Jack Lang à partir de 1981, et par le biais de rencontres. L’Orchestre et l’Opéra furent la vraie et seule priorité de départ. Dès 1979, Georges Frêche crée l’Orchestre Philarmonique de Montpellier, avec l’objectif d’en faire rapidement un orchestre régional. Le symphonique et le lyrique doivent constituer le fer de lance d’une politique culturelle d’envergure, dans cette ville qui, bien que s’étant donnée un maire de gauche, reste très ancrée à droite. À la périphérie de l’Opéra, un jeune chorégraphe de la Nouvelle Danse Française, Dominique Bagouet, fait partie des quelques compagnies de danse contemporaine que l’Etat soutient en 1980. Avec son binôme Jean-Paul Montanari, il va persuader Georges Frêche que le pari de la danse contemporaine est un pari gagnant. Frêche n’y connaît rien, mais la mise n’est pas très importante. Il mise, et il a raison. Dès la deuxième édition du festival, la venue de Trisha Brown fera parler de Montpellier comme nouvelle terre promise de la danse contemporaine. En 1984, Dominique Bagouet prendra la tête d’un des trois premiers Centres Chorégraphiques Nationaux labellisés par le Ministère de la Culture, aux côtés de Maguy Marin à Créteil, et de Jean-Claude Gallotta à Grenoble. Pari gagné.
Cette même année 1984, le directeur de la musique de Radio France, René Koering, a pour tache de créer un festival « tournant » « en province ». Il démarre par un partenariat avec Aix-en-Provence, qui ne sera pas reconduit. Le Festival d’Aix voit d’un mauvais œil la volonté de programmation de René Koering, et le cantonne à un rôle technique. Celui-ci se tourne vers Montpellier pour l’édition de 1985, plutôt que Toulouse ou Bordeaux, précisément parce que la capitale languedocienne ne possède pas alors de chef renommé susceptible de s’opposer aux choix artistiques de Koering. Georges Frêche ne laissera pas repartir la manifestation, proposant à Radio France des moyens de production qu’aucune autre ville n’a, alors, envie de mettre dans le Festival. Qui deviendra donc Festival de Radio France et Montpellier. Et René Koering prendra la direction de l’Orchestre montpelliérain en 1990.
Le théâtre montpelliérain n’a pas connu cette opportunité. La décentralisation théâtrale est le premier mouvement de décentralisation culturelle. Elle commence, de façon limitée dès la libération, avec la création de cinq Centres Dramatiques Nationaux, à Strasbourg et Saint-Etienne d’abord, puis Toulouse, Rennes et Aix-en-Provence. Le CDN du Languedoc-Roussillon fait partie de la génération Malraux, il est crée en 1968 par Jean Deschamps, et implanté à Carcassonne, puis à Béziers dès 1975. À partir de 1982, sous la houlette de Jérome Savary, le CDN est à cheval entre Béziers et Montpellier. La capitale languedocienne lui met à disposition une nouvelle salle, le Théâtre de Grammont. Ce n’est qu’à partir de 1990 que le CDN sera essentiellement fixé à Montpellier, mais c’était là l’objectif de Georges Frêche : que le CDN du Languedoc-Roussillon soit celui de Montpellier.
Excentré, isolé au milieu d’un domaine qui aurait du, au départ, accueillir un vaste campus, le théâtre montpelliérain reste hors de la Ville. Jacques Nichet l’exprimera en 1998 lorsqu’il quittera Montpellier pour prendre la direction du Théâtre National de Toulouse, situé en plein cœur de la ville rose : «Je me suis effectivement interrogé sur la dimension avant tout culturelle qu’offre cette ouverture au cœur même de Toulouse. (…). La ville est un forum, une cité politique, une cité poétique. Elle n’a de sens qu’avec la poésie. A Toulouse, la musique est au Capitole, à la halle aux Grains; la voix des poètes doit aussi s’exprimer au cœur de la ville. ».
À vingt ans d’écart, les paroles de Jacques Nichet font étrangement écho à celles de Rodrigo Garcia, lorsqu’il évoque l’éloignement et la mauvaise desserte du théâtre comme l’une des raisons qui l’amènent à ne pas pouvoir mettre en œuvre son projet.
Et le théâtre souffre de deux autres handicaps : les CDN sont des lieux de création, pas de diffusion. Cette mission est celle des scènes nationales, et Montpellier n’en a pas. Et, surtout, le théâtre est préempté par le département, qui soutient et accueille au Domaine d’O le Printemps des Comédiens, festival nationalement reconnu. Seule réalisation municipale en la matière, Jean Vilar, dans le quartier populaire de la Paillade, est le dernier avatar du cycle des politiques culturelles antérieures, comme une concession à l’éducation populaire et au milieu associatif qui a porté la gauche au pouvoir municipal, à Montpellier comme à Rennes ou ailleurs, à la fin des années 70.
À cette panoplie, manque également l’art contemporain. Et pourtant, l’opportunité va se présenter. À la fin des années 90, le galeriste Yvon Lambert cherche une ville du sud de la France pour installer sa collection. Il se tourne d’abord vers Montpellier. Mais ni Frêche ni son entourage d’alors n’arrive à se persuader de l’aubaine. La collection Lambert est pourtant l’une des collections majeures d’art contemporain. Après une série de rencontres qui n’aboutissent pas, le galeriste opte pour Avignon. Georges Frêche mettra l’échec sur le compte de l’État, qui ne cofinançait pas assez. Il faudra attendre la rencontre avec Michel Hilaire, le directeur du Musée Fabre, et le projet de collection permanente de Soulages, pour que l’art contemporain ait le droit de cité à Montpellier, avec « le nouveau » musée Fabre, qui parachèvera la « panoplie » des labels culturels nationaux.
Ce mouvement d’équipements « rayonnants » est peu ou prou terminé dans les autres grandes villes françaises.

La culture transversale, sparadrap des plaies urbaines

 

Les politiques culturelles ont commencé à se réorienter dès les années 2000, en s’ouvrant vers une transversalité. Jusque là, on pouvait imaginer des équipements plurifonctionnels – le Corum en est un. Mais les politiques culturelles restaient autarciques – et Grammont en est l’illustration.
À partir des années 2000, un nouveau cycle s’ouvre. Il ne s’agit plus d’utiliser la culture pour rayonner, mais d’intégrer aux politiques culturelles des dimensions urbanistiques. Deux mouvements se conjuguent pour aboutir à cette porosité : d’une part, un débat entre démocratie culturelle et démocratisation de la culture. La démocratisation de la culture, modèle Malraux puis Lang, c’est l’idée qu’il faut permettre l’accès aux grandes œuvres, et qu’un choc s’en produira. Cette idée est combattue en brèche à partir de la fin des années 90. La démocratisation culturelle est critiquée parce qu’elle présuppose l’existence de modèles culturels reconnus, qui ne font que reproduire une domination sociale. C’est l’héritage de Pierre Bourdieu, mais aussi des situationnistes, qui émerge dans le débat. C’est à partir de là que les « arts urbains », ceux qui interrogent la ville et le quotidien, s’invitent. Pour un certain nombre de grandes villes européennes, la question de la diversité vient interroger le cœur des politiques culturelles, et la transformer. Par ailleurs, c’est aussi à cette époque que d’autres politiques sectorielles en viennent à intégrer des dimensions culturelles : politique de la ville, sécurité et prévention de la délinquance, etc. Avec le risque que ces « finalités relatives » (cohésion sociale, développement économique et touristique,…) des politiques culturelles en viennent à prendre le pas sur leurs dimensions fondamentales (soutenir et enrichir le patrimoine culturel et artistique pour ce qu’il est).

En parallèle, une autre réflexion s’amorce, notamment en Europe du Nord, sur la place des artistes dans la requalification urbaine. Depuis les années 70, aux Pays-Bas et en Allemagne, des artistes partent à la reconquête de territoires industriels délaissés. Ce mouvement va s’échelonner en France à partir des années 1985 (le Confort Moderne à Poitiers), et sera largement analysé par un rapport ministériel qui fera date, l’Aménagement culturel du territoire, signé en 1992 par Bernard Latarjet. Le rapport permettra à certaines friches artistiques de s’épanouir, mais nombreuses seront les villes à passer à côté de cette histoire, et Montpellier en fait partie.
Cette capacité à laisser les artistes « requalifier » une friche industrielle va se doubler de politiques volontaristes de grandes municipalités européennes pour implanter durablement des acteurs culturels dans leur tissu urbain. La multiplication des ateliers-logements mis à disposition d’artistes, à Dusseldorf, Amsterdam, Milan, Barcelone, et même Paris, dans une moindre mesure, sera analysée comme une possibilité, offertes aux villes disposant de parcs locatifs ou de marges de manœuvre budgétaires importantes, d’accompagner leur requalification urbaine.

 

L'urbanisme culturel, ou le retour du politique

Ce phénomène est largement impulsé par les transformations de l’économie. L’abandon des sites de production industrielle, puis de production artisanale, d’une part, et la montée en puissance de l’économie créative, d’autre part, se conjuguent pour laisser des espaces vacants, non plus en périphérie, mais dans les faubourgs directs des centre-ville. L’aubaine est grande : l’économie dite créative n’a pas besoin de grands espaces, mais en revanche, elle cherche la proximité avec la centralité. La requalification des faubourgs va pouvoir s’opérer avec, d’une part, des opérations publiques de requalification de l’habitat, et d’autre part, l’appropriation des quartiers ouvriers par des populations intermédiaires majoritairement issues des professions intellectuelles et artistiques. Les « cours » de Belleville à Paris, de la Plaine à Marseille, de la Guillotière à Lyon, vont être les premiers éléments visibles de ce que l’on va appeler « gentrification » des quartiers populaires. C’est l’émergence de la « ville créative ». Pour Elsa Vivant, maitre de conférences à l’Institut d’Urbanisme de Paris, le concept permet de voir comment les artistes ne sont pas les pionniers, mais les figures les plus visibles d’un retour en ville de toute une catégorie de professions intellectuelles, les « créatifs ». Et que ce retour donne lieu à des mouvements contradictoires : requalification du quartier, mixité, embourgeoisement, mais aussi demande accrue de nouveaux espaces publics, lieux de rencontres, de solidarité, … Il serait totalement faux de croire que toute gentrification est embourgeoisement. Des villes comme Barcelone, Madrid, Turin, Rome, même ! se servent aujourd’hui des phénomènes de gentrification diffuse comme des leviers pour des politiques de transition urbaine et économique : piétonisation partielle, éco-consommation, centres sociaux autonomes, plateaux sportifs autogérés, …
C’est en se basant sur ces travaux que de nouveaux outils d’urbanisme se font jour, des outils de l’urbanisme temporaire, qui vont laisser des friches, des dents creuses, des « espaces improductifs », à disposition de collectifs d’artistes ou activistes, intégrant cette fois les dimensions culturelles au cœur des politiques urbaines. Barcelone est aujourd’hui un véritable laboratoire de ces nouveaux outils.

Et à Montpellier ? Les grands chantiers des politiques culturelles restent des chantiers d’équipements. Le nouveau site du Conservatoire (sur ce qui a essayé d’être une friche), le musée/lieu d’art contemporain, en lieu et place de ce qui aurait pu être un lieu de mémoire d’une diversité culturelle, et la création de l’EPCC (établissement public de coopération culturelle) entre la Panacée, le futur musée et l’école des Beaux-Arts, la transformation juridique du paquebot Orchestre Opéra… Des chantiers liés au cycle de « rayonnement » des politiques culturelles montpelliéraines menées depuis 1980. Et la ville ?
Les ZAT, zones artistiques temporaires, ont offert, en intégrant cette forte dimension urbaine caractéristique des nouvelles générations de politiques culturelles, une véritable ouverture vers d’autres logiques d’action publique. Mais depuis le départ de leur créateur, la dimension urbaine a disparu, et elles tendent vers des logiques animatoires. Elles ne sont plus cet objet qui tranchait.
Quant à l’intégration des dimensions culturelles dans les logiques d’urbanisme, elle est absente. L’épilogue de la « Cour Vergne » est l’illustration malheureusement parfaite de cela. L’occupation artistique des anciens ateliers de menuiserie a largement contribué à changer l’image de Figuerolles, quartier populaire et, par certains aspects, exemplaire d’une diversité culturelle des anciens faubourgs. Mais la pression immobilière aura raison de l’utopie de Mimi Vergne. Alors que ses consœurs toulousaines ou nantaises, qui subissent une pression démographique encore supérieure, se battent désormais pour maintenir toute initiative du genre (La Chapelle à Toulouse, les 15 « friches à réinventer » nantaises), Montpellier n’a pas bougé le petit doigt. Le théâtre de la Vista sera déménagé à la chapelle Gély, décision municipale unilatérale. La Friche de Mimi, elle, s’en va en périphérie, à Lavérune, accueillie par une autre mécène. Son président, Luc Miglietta, qui exprime la fierté du collectif de s’être débrouillés tous seuls, raconte également avec un certain effarement l’un de ses derniers rendez-vous avec la métropole, pendant lequel son interlocuteur lui confiera : « j’avais des plans pour vous, mais on ne m’a pas laissé les mettre en œuvre ».
À mi mandat, l’année s’ouvre avec un nouveau changement d’adjoint à la culture, le quatrième en trois ans. Pour la désormais septième ville de France, il y a maintenant urgence à redéfinir un cap culturel.

illustrations :

Bodies in Urban Spaces, Willy Dorner, ZAT Antigone, 2010. Au temps où les ZAT se nourrissaient de l’urbain.
Les Bains-Douches, l’un des 15 lieux municipaux que Nantes appelle à réinventer à travers un appel à projets citoyen et artistique. https://www.nantes.fr/15lieux
La Escosesa, quartier Poble Nou, Barcelone. L’une des friches artistiques rachetée par la ville en 2017 pour y maintenir et y développer les activités.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #68 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.