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De quoi ?

Les créatifs à l’assaut de la caserne

La reconversion des sites militaires, lorsqu'ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu'elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d'atermoiements et d'hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l'EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

La reconversion des sites militaires, lorsqu’ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu’elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d’atermoiements et d’hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l’EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

Longtemps, Montpellier fut une ville de garnison. C’est un temps que la plupart des Montpelliérains ne peuvent pas connaître. Mais c’est pourtant à la faveur d’une réorganisation des armées françaises, et de la disponibilité de larges friches militaires, que la ville s’est développée dans les années soixante-dix, en faisant émerger Polygone et Antigone. L’Armée avait échangé le terrain de l’Esplanade contre le terrain de Montcalm à la fin du 19e siècle, permettant à la ville reconquérir son centre. En 1945, le régiment du Génie quitte la Citadelle, qui deviendra le lycée Joffre en 1947. Mais elle continuera d’occuper 55 hectares, depuis la Comédie jusqu’au Lez. C’est le « polygone d’artillerie », terrain d’exercice du 2e régiment du génie. C’est de là que le centre commercial tire son nom, Polygone. La ville achète à l’armée 11 hectares, en 1971, pour y construire la nouvelle mairie, Polygone, puis le Triangle. Le long des remparts de la Citadelle, l’État aménage l’avenue Henri II de Montmorency pour y installer les administrations d’État, dans une architecture caractéristique des années 70. Restent 40 hectares, que la nouvelle municipalité de Georges Frêche achètera en 79, pour lancer l’opération Antigone, et l’extension « vers la mer » : Port-Marianne, Richter, Odysséum, etc.
Trente ans plus tard, c’est donc une nouvelle réorganisation militaire qui libère 83 sites en France, dont 2 à Montpellier : 7 hectares à Boutonnet, 38 hectares entre Figuerolles et l’avenue de Toulouse. La Caserne Chombart de Lauwe, qui accueillait l’École Militaire Supérieure de Management des Armées, sera rapidement rachetée par l’Éducation Nationale et transformée en « Internat d’Excellence ». Le sort de l’EAI, l’École d’Application de l’Infanterie, mettra plus de temps à se dessiner. La Défense est gourmande, elle en veut 70 Millions d’€. La Ville est intéressée, mais pas à ce prix. Il faudra 3 ans, et de longues négociations, pour aboutir à un accord sur 19 millions, en 2012. Reste à savoir qu’en faire. L’emprise militaire est constituée de deux parcelles bien différentes : des terrains de sports bordés de bâtiments assez récents, c’est le Parc Montcalm actuel, avec un poumon vert de plus de 20 hectares. Et, de l’autre côté de la rue des Chasseurs, la Caserne Guillaut, siège de l’EAI, avec ces bâtiments historiques de 1910, et son haut mur d’enceinte.
L’opportunité urbaine est, cette fois, bien différente de celle des années 70. Le périmètre est déjà urbanisé, et une partie de la friche militaire est largement bâtie. Pas question de partir d’une page blanche, Or, la page blanche, c’est la spécialité de l’urbanisme montpelliérain depuis 50 ans. La Paillade, Polygone, Antigone, Port-Marianne, Odysséeum, Euromédecine, Malbosc, … c’est en traçant sur des zones vierges que le nouveau Montpellier a été imaginé. Et chaque fois qu’il s’est agi de requalifier l’existant, l’imaginaire a patiné. Dès l’annonce de la libération des terrains de l’EAI, le discours politique se focalisera sur la zone basse, le Parc Montcalm. La ville invoque un « Central Park », et lance un appel à projets ambitieux pour redessiner la zone. On évoque, pèle-mêle, 2500 logements, le transfert d’équipements publics (le conservatoire de musique). Du classique. Une agence paysagiste hollandaise, West8, est retenue en 2013. Mais entre-temps, l’agglomération a considérablement réduit l’emprise d’un parc, en décidant d’y faire passer la 5e ligne du Tramway. Fini le rêve new-yorkais d’un grand poumon vert, nous voilà à peine au Parc Montsouris…
Et la question du tramway va polariser le débat. Dans une ville sous pression foncière, qui manque cruellement d’espaces verts, l’idée qu’un nouveau parc puisse être immédiatement diminué pour y faire passer un tramway provoque des réactions en chaîne. Le tracé du tramway est contesté, les riverains du parc se dressent contre le projet. La question pollue la campagne des municipales, et le nouveau maire annonce l’abandon de la 5e ligne de tramway dès son élection acquise. L’avenir du parc va rester en suspens.

De la caserne au campus

C’est vers la caserne que les regards vont désormais se tourner. Le site accueille depuis 2013 l’ESJ-Pro, l’école de journalisme montpelliéraine. Forcée de déménager de Grammont, après le rachat de ses locaux par le groupe Nicollin, l’école a pris ses quartiers dans les 650 m2 de l’ancien centre médical militaire, entouré des bâtiments vides. Leur destination ? Encore très incertaine. Quartier culturel ? Quartier médical ? Sportif ?
À la SERM-SA3M, la société d’économie mixte qui a le projet en charge, l’idée qui prévaut est celle d’un quartier économique, qui reproduise, en modèle réduit, les composantes essentielles d’une filière : une entreprise leader, une école, des entreprises secondaires, une pépinière, des réseaux, des transports, des services, de l’entertainement… C’est la méthode de la « fenêtre de Godron », du nom du gourou du « développement territorial » qui sévit dans les instances du Grand Paris, et qui, comme d’autres, ne fait que recycler de l’économie néo-classique au long de conférences grassement rétribuées. Le groupe SERM-SA3M approche donc une grande entreprise, Ubisoft. Mais le géant des jeux vidéo décline. Dans le même temps, l’équipe des développeurs contacte Karim Khenissi, le patron de l’ESMA, l’École Supérieure des Métiers Artistiques. Engagé depuis plusieurs années dans une stratégie de regroupements d’écoles d’arts, et d’implantations dans plusieurs métropoles, Karim Khenissi a déjà plusieurs « petits campus » à son actif : sur lîle de la Création à Nantes, à Rennes dans le nouveau quartier Baud-Chardonnet, et, à Toulouse, un projet de campus pour regrouper l’ESMA et l’EPTA, l’école de photographie et de game design. Les développeurs publics montpelliérains ont vent du projet toulousain, et le contactent pour tenter de le convaincre de l’implanter plutôt à Montpellier. « Ils m’ont exposé leur projet. Je suis reparti un peu interrogatif. Je ne savais pas s’ils me baratinaient ou s’ils avaient vraiment une ambition. Et puis, quelques jours après, ils m’ont rappelé pour visiter l’EAI. Là, j’ai poussé le curseur au maximum, je leur ai dit que je voulais bien, à condition de faire un campus gigantesque, en regroupant toutes mes écoles, et en choisissant l’implantation : la place d’armes » raconte Karim Khenissi.

Du coup, le projet a pris corps dans l’esprit de l’entrepreneur montpelliérain. L’homme, qui a bâti, essentiellement hors de Montpellier, un important groupe de formation, pensait qu’il ne serait jamais prophète en son pays. L’opportunité de réaliser, ici, là où il a démarré, un projet phare, va l’emporter. Il abandonne le projet toulousain, et s’attelle à son campus. Et plus encore, à ce quartier. Studios mutualisés, résidences étudiantes (le groupe ESMA en gère déjà plusieurs, accolées aux écoles) et, cerise sur le gâteau : la gestion de l’ancien cinéma des militaires, planté au milieu de la caserne. Ce sera le « Cocon », un cinéma – lieu de spectacles, flanqué d’une galerie, de studios, d’une micro-brasserie, d’un pub-restaurant. Le tout géré par une fondation, sans bénéfices directs, avec accessibilité des équipements aux futurs résidents de la caserne. « Qu’est-ce que j’y gagne ? Je donne du sens à ma vie », dit Karim Khenissi. Et le « quartier », lui, y gagne un espace de rencontre et de vie nécessaire à sa réussite. L’horizon ? 2019, 2020.

Le tiers-lieu, comme un village

Dans le même temps, d’autres acteurs poussent pour intégrer la friche militaire : la coopérative d’Illusion et Macadam, spécialisée dans l’accompagnement de projets culturels, rêve depuis de nombreuses années de donner corps à un « tiers-lieu ».
En 2008, déjà, Sébastien Paule, fondateur d’Illusion et Macadam, et Vincent Cavaroc, qui n’en est pas encore le directeur artistique, avaient tenté de convaincre les tutelles publiques de la nécessité d’un projet d’incubateur-lieu de vie pour les « aventures artistiques ». Le projet, dénommé PAN!, ne convainc pas, loin de là. Trop en avance, trop autonome, trop hybride… Depuis, les deux compères ont engrangé de l’expérience, visité des dizaines de lieux, expérimenté de multiples formes d’hybridation. Tandis que Sébastien Paule développait une entreprise pionnière et des réseaux de l’économie culturelle, Vincent Cavaroc est passé de la communication du centre chorégraphique de Mathilde Monnier à la programmation de la Gaité Lyrique – première version, a rejoint la bande de Vincent Carry, aux Nuits sonores lyonnaises, où il anime l’European Lab, et pris la tête de Tropisme, le festival montpelliérain de l’hybridation. Et cherché l’opportunité d’implanter un tiers-lieu. L’EAI est une, importante. Trop, peut-être. Durant 3 années, l’équipe va travailler avec la SERM et les architectes, dans un stop-and-go incertain. Et puis tout finit par se déclencher fin juin 2017. L’annonce est si précipitée que le nom n’est pas encore figé. Mais qu’importe, le feu vert est donné pour le « tiers-lieu », dans la grande Halle, les anciens ateliers de mécanique des artilleurs.

L’endroit est vaste : 4000 m2. De quoi imaginer des espaces de travail et de vie, de quoi donner corps à « the great good place », le concept inventé en 1989 par Ray Oldenburg, pape des tiers-lieux : un endroit hybride entre le lieu de travail et le lieu d’habitation, un espace inclusif, ouvert, horizontal. Et l’ancienne halle de maintenance a, visuellement, tous les atouts de la friche : suffisamment industrielle dans le look, et modulable à l’infini.
Reste à trouver les financeurs, et à affiner le modèle économique. Car l’enjeu est de taille pour Illusion et Macadam. Si la SERM engage l’investissement de départ, 600 000 euros pour rendre le lieu « vivable », la coopérative aura onze ans pour rembourser cette mise sous forme de loyer, sans compter son propre investissement. Mais le tour de table est aujourd’hui bouclé, les plans terminés, le nom trouvé. Ça sera la Halle Tropisme, en cohérence avec le festival porté par Illusion et Macadam depuis 2014.
Pour Vincent Cavaroc et Jordi Castellano, c’est un projet de « changement d’échelle ». « On ne se décrète pas tiers-lieu, on fait tiers-lieu. Pour nous, l’idée fondamentale, c’est celle du village. Le village Tropisme, c’est là où on a mis toutes nos envies de regrouper l’art et l’entreprenariat, l’art et la technologie, la création et la formation. On crée un village de 250 personnes, et en même temps un espace public, parce que le lieu de vie et le lieu de travail sont en prise directe, sans cloisonnement ».

Espaces de travail dessinés autour d’allées ouvertes, anciens ponts d’ateliers mécaniques reconfigurés en scènes modulables, restaurant, cafés, salles de formation, services mutualisés . Mais la Halle Tropisme accueillera aussi des événements, à commencer par le festival éponyme, des créations, des expositions. Dix ans après leur premier projet de lieu, la programmation est, cette fois, murie et posée. Mais pas sans risques. Pour Vincent Cavaroc, « le vrai risque, c’est qu’on sera les premiers occupants » de ce futur cluster des industries créatives.
Pour ne pas perdre de temps, la Halle Tropisme lance, pendant le chantier, sa saison « zéro ». Dès mi-avril, des événements viendront « activer » le chantier, puis l’installation. Ouverts au quartier, aux futurs résidents au grand public, en fonction des thématiques.
Une animation qui fait le bonheur des résidents « historiques » de la caserne, les journalistes de l’ESJ-Pro. A terme, l’école de journalisme devrait intégrer de nouveaux locaux à l’intérieur du périmètre. Mais, comme le confesse son directeur, Benoit Califano « nous on est pas super intéressants pour l’économie du projet, on n’est pas en capacité financière d’investir dans le chantier. Mais il y a une volonté politique d’accompagner l’école dans le futur écosystème ». Et l’arrivée du campus de l’ESMA, comme des trublions d’Illusion et Macadam, est vue comme une aubaine. « Notre métier, le journalisme, est en pleine mutation, alors, se retrouver avec des graphistes, des développeurs, des vidéastes, des gens qui innovent sans arrêt, pouvoir mutualiser des compétences et des techniques, forcément, on est très content ».
Car le « cluster » est loin d’être abouti. Les programmes immobiliers, et notamment d’entreprises, se dessinent, avec l’idée d’offrir une palette très large, depuis le box de la Halle Tropisme jusqu’au locaux autonomes, en passant par plusieurs gammes de locaux temporaires. Mais il manque encore deux facettes : « l’entreprise leader » qui permettrait de « sécuriser » l’économie du quartier, et le transport. Car même si le centre-ville est à 2 pas, le tramway est considéré, par tous les acteurs présents, comme une condition de la réussite du projet. De quoi accélérer, peut-être, le calendrier du retour de la ligne 5.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #69 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.