L’État comme un poulet sans tête
Hier, j’ai suivi pendant un long moment le cortège de l’acte XI des gilets jaunes montpelliérains, que les gendarmes mobiles essayaient d’évacuer de la place de la Comédie. Je pensais à l’interview d’Olivier Filieulle, chercheur sérieux qui, depuis des années constate et déplore le changement dans les stratégies de maintien de l’ordre en France, leur « incapacité à mettre en place des stratégies de désescalade en s’inspirant de ce qui se pratique efficacement ailleurs en Europe », alors je me suis principalement focalisé sur l’observation des mouvements et stratégies des forces de l’ordre et de leurs conséquences. Cela fait plusieurs années que je m’intéresse aux questions de sécurité, depuis la vague d’attentats de 2015. En parallèle de la lutte anti-terroriste (qui m’a principalement occupé alors), j’ai découvert les nouvelles doctrines de maintien de l’ordre, j’ai vu les ficelles d’une administration qui, au nom de la lutte anti-terroriste, renforçait les possibilités offensives de ces stratégies de maintien de l’ordre.
Informé de ça, l’observation des forces de l’ordre face aux démonstrations hebdomadaires des gilets jaunes est très instructive. Face à une foule mouvante et hétéroclite, qui ne clive pas le flux passant, mais s’y insère, bouge vite, peut se replier et repartir, les forces de l’ordre semblent clairement dépassées. Depuis plusieurs années, les formes de manifestations ont changé. Les mouvements d’occupation (Occupy Wall Street, Occupy Madrid, Nuit Debout, …) ont changé une première fois la donne. Mais ils étaient statiques. Comme l’était d’ailleurs l’occupation des rond-points au départ des gilets jaunes. Mais les manifestations des samedis sont d’une toute autre forme. Ce n’est pas une occupation statique, c’est une occupation mobile. Ce qui importe aux gilets jaunes, c’est d’occuper l’espace public : « À nous, À nous, la rue est à nous ».
L’occupation mouvante met à mal la doctrine de maintien de l’ordre
Face à cette occupation mouvante, les forces de l’ordre n’ont aujourd’hui que deux réponses : sécuriser les abords des préfectures, comme s’il fallait vraiment marquer le fait que l’État était assiégé, et empêcher l’occupation des plus grandes places. La Comédie à Montpellier, le Capitole à Toulouse, Bellecour à Lyon, etc. L’acte XI montpelliérain a montré toute l’inanité de cette stratégie.
Hier, à 17h, après avoir repoussé sans sommation les quelques gilets jaunes qui stationnaient devant la préfecture de l’Hérault, les gendarmes mobiles ont vidé une première fois la place de la Comédie en l’arrosant largement, et sans discernement, de gaz lacrymogènes. Ce qui est toujours frappant dans cette première séquence, qui se répète de façon quasi hebdomadaire, c’est qu’elle s’applique sur une place large, et une foule qui dépasse largement les gilets jaunes. Aussi, la première salve envoie en pleurs les très nombreux passants, chalands, touristes, qui la traversaient d’autant plus facilement à ce moment-là qu’aucun signe de violence urbaine n’était perceptible. Rien de tel pour fixer, dans une majorité d’esprits présents à ce moment-là, que le geste est disproportionné et sans fondement. « Ils sont fous ! ». « C’est quoi ce b….l ? » « On a rien fait ».
Bien sûr, la foule ne peut pas se disperser comme ça. Les passants veulent reprendre le cours de leur périple, d’autres veulent rejoindre un parking, une maison. Donc la vie revient une fois le gaz dissipé, mais la place n’est plus la même. Les camions des CRS ou des GM ont bougé, stationnent désormais sur un front. Hier, pour une raison incompréhensible, ce front s’est stationné de façon à repousser les manifestants sur l’Esplanade, et non vers la gare. Les scènes, là, deviennent surréalistes. J’ai ainsi vu tomber une jolie grenade GLI F4 en plein croisement de la Comédie, de l’Esplanade et du Triangle (l’une des zones piétonnes les plus denses de France), et ce alors même que des gens sortaient des commerces du Triangle, sans jamais imaginer que « leurs » forces de l’ordre venaient de transformer l’espace en zone de guérilla.
Les gilets jaunes, eux, ont reflué sur l’Esplanade. Ils ont visiblement fini par comprendre, à force de répéter l’action chaque semaine, qu’il ne servaient à rien de se faire nasser en partant vers la gare, et que l’Esplanade et ses hectares arborés était un repli beaucoup plus serein.
Les forces de l’ordre ont filtré ou bouché l’accès à la Comédie, jusqu’à ce qu’un groupe de 300 manifestants décident de remonter vers la préfecture par les ruelles médiévales. Cinq minutes après, ordre de déplacement des unités à pied vers la Préfecture. Les manifestants sont repoussés rue Foch, puis sur le Peyrou. Ils se séparent, puis se regroupent au bord de l’Ecusson. La nuit est tombée, les gilets jaunes sont rangés.
Chaque semaine, les protestataires apprennent un peu plus comment déjouer les stratégies policières
Contrairement à l’acte IX, où une quinzaine de black blocks étaient présents, il n’y a là que des jeunes, qui veulent répondre au rendez-vous de « la nuit jaune ». Objectif : 20h30 au Peyrou. Ils sont jeunes mais largement aguerris. La plupart d’entre eux sont présents depuis les premiers actes. Ils échangent sur les stratégies du camp d’en face, ils prennent garde aux débordements des quelques excités du cortège. Mais on sent chez toutes et tous l’envie de jouer, de fatiguer l’État et ses représentants casqués, et, surtout, de tenir le pavé.
Pendant ce temps, les forces de l’ordre se sont retirées. Les unités casquées sont stationnées devant la Préfecture et sur la Comédie, quelques voitures siglées sont stationnées à des carrefours. Les voitures banalisées de la BAC sont aux abords de la Gare ou circulent.
La plupart des membres du cortège connaissent ces véhicules par coeur. Ils en connaissent même les occupants. Le drône que la police utilisait dans l’après-midi est inopérant depuis plusieurs heures. Il faut dire qu’il y a dans le cortège un ou deux lance-pierres précis. Je fais des tours de ville en vélo pour observer les positions, et je retrouve le cortège… sur l’Esplanade. Beaucoup ont envie d’amener les forces de l’ordre a s’avancer dans la zone arborée et peu éclairée. Ils montent une pseudo-barricade, plutôt un feu de palettes, en fait. Ce dont il s’agit là, c’est bien de la provocation : « Allez les gars, venez sur notre terrain ».
Le pire est que ça marche. Il ne faut pas dix minutes aux gendarmes mobiles pour s’avancer en colonne. De là, va commencer une séquence longue de près d’une heure. Le cortège descend les marches du Corum, semant les poubelles enflammées et tout ce qui fait obstacle à leurs poursuivants. Qui vont les poursuivre jusqu’au quai du Verdanson. Le cortège remonte bruyamment le quartier Antigone, traverse derrière la gare. Là, ils se font rattraper par des CRS véhiculés. Nouvelle course, incendies de poubelles au milieu de la route, blocage des voitures pour faire tampon entre eux et leurs poursuivants, etc. Comme un rite. Et les voitures qui klaxonnent, certaines de soutien, d’autres de colère, qu’importe. Le cortège veut être vu et entendu. Il veut remonter au Peyrou à 20h30, parce que c’est leur lieu de rendez-vous. Et à chaque séquence, ils apprennent plus. À chaque samedi, ils sont plus confrontés à l’usage disproportionné d’une violence d’État qu’ils estiment illégitime.
Durant l’acte XI, l’usage du flashball, des LBD40, a été beaucoup plus retenu dans la journée. Chaque lanceur de flashball est désormais équipé d’une caméra, cela n’est pas sans conséquence sur la retenue dans l’utilisation. Ça n’empêchera pas un accident grave le soir, quand un passant, un militaire en permission, sera gravement blessé par un tir de LBD40 alors qu’il sortait d’un restaurant.
Mais si les flashballs ont baissé dans la journée, l’usage des GLI F4, ces grenades lacrymogènes, assourdissantes et explosives, qui peuvent causer des blessures mortelles, s’est intensifié. Cette arme, la France est la seule à l’utiliser dans des opérations de maintien de l’ordre. Ailleurs, elle fait partie de l’arsenal de guerre, pas des gardiens de la paix. La plupart des manifestants que j’ai croisé hier soir sont équipés de lunettes, de masques, certains de casques, de cagoules, leurs sacs contiennent des mini-trousses de secours, le groupe est en contact quasi constant avec les équipes de street-médic, toujours plus nombreuses.
Et les forces de l’ordre ? Elles sont perdues. Samedi soir, durant cet acte XI, j’ai vu et entendu l’un des motards de la police nationale exprimer son incompréhension devant la stratégie des manifestants. « Ils n’ont pas de but! » « Ils vont nous faire tourner en rond toute la nuit ». Le gradé des gendarmes mobiles à qui il parlait semblait tout aussi hésitant. « Avançons sur eux ». « Ça ne sert à rien ». « Alors allons-y a pied ».
Et finalement, non. La décision, ce fut de rester stationnés encore devant la Préfecture. Garder l’État. Et comme l’État, incapable de faire face à cette crise inédite, les forces de l’ordre semblent dans l’incapacité de changer de doctrine face aux changements de rythmes et de façons de protester. Hier, les forces de l’ordre m’ont juste donné l’impression de courir comme des poulets sans tête. Au moment où beaucoup de responsables de la police pensent que le mouvement est parti pour durer, on comprend les interrogations qui parcourent la hiérarchie policière. Et c’est encore l’hiver…