D’où ça parle
Je suis arrivé dans cette région à la fin de l’année 1991. Je venais de passer plus de quatre ans à Paris, et j’avais besoin d’un nouveau départ.
J’ai fini la première partie de mes études très tôt, j’avais tout juste 20 ans quand j’ai été diplômé de science-po Lyon. Fin 1986, les manifestations étudiantes m’ont propulsé sur une scène de l’action, celle d’une marche de résistance victorieuse contre un gouvernement de vieux, réactionnaires et aveugles du changement qui s’opérait sous leurs yeux. Je voulais être un journaliste, un observateur, je suis devenu un acteur de la société. Mon diplôme en poche, je suis parti à Paris, suivant une filière de formation politique désormais connue : le syndicalisme étudiant, puis, très rapidement, un poste de « professionnel de la politique » au service d’un des multiples sous-courants du PS d’alors.
En 1990, après le tristement célèbre Congrès de Rennes, l’inutilité de mes combats internes m’a frappé de plein fouet. J’ai décidé de changer, tant qu’il en était encore temps, avec la ferme conviction de ne plus jamais vivre d’une activité politique, et de garder, toujours, ma parole libre.
Je suis arrivé à Montpellier pour reprendre des études. Comme beaucoup de ceux d’entre nous qui sont arrivés ici par un tournant de leur vie, j’ai d’abord été conquis par la beauté du ciel et des pierres. Puis par les terrasses et les places. Et par cette nouvelle productivité, loin des temps de transports parisiens.
Et comme beaucoup d’entre nous, j’ai connu des déceptions. Pas suffisantes pour que je reparte. Des déceptions sympathiques.
Il y a peu de travail, les amitiés peuvent être très superficielles, l’intégration aux sociétés locales n’est pas facile. Mais la découverte de cet art de vivre languedocien, si doux, est un moment exaltant.
Je suis resté. Ma compagne d’alors a trouvé du travail et m’a rejoint. Nous nous sommes installés. Notre premier enfant est né ici.
J’ai pris un autre départ. Une bourse de recherche, des études doctorales de science politique, et dix années de recherche fondamentale dans l’un des nombreux centres de recherche CNRS d’ici, à me spécialiser dans l’analyse des politiques publiques, et notamment territoriales.
Au bout de cette décennie, sans poste fixe, nous avons, à quelques-uns, conclu que produire du savoir pour le seul cénacle de nos pairs universitaires et chercheurs ne permettrait pas de changer vite le monde que nous analysions. Nous sommes sortis des sphères universitaires pour monter une structure privée de recherche opérationnelle et d’observation des politiques publiques, en prise directe avec les collectivités et les acteurs sociaux.
Durant toute cette période, j’ai continué à essayer de militer au Parti Socialiste. Je n’arrivais pas à me taire. Ni à faire allégeance à quelque baron que ce soit. Relégué dans les minorités critiques, écarté des cercles de décision, y compris des marchés publics des collectivités dirigées par le PS, je suis allé construire mon expérience ailleurs. Expérience professionnelle, expérience politique.
Lorsque Europe Ecologie s’est créé, secouant ce parti des Verts trop souvent impuissant à agir, j’ai vu l’opportunité d’une autre façon de militer, de faire de la politique autrement.De ces 20 années passées dans des partis issus du mouvement ouvrier, je retiens surtout que, dans l’organisation interne, aucun d’entre eux n’a su construire un mode de « gouvernance » qui ne soit pas calqué sur les principes mêmes de l’organisation sociale, politique et économique qu’ils étaient censés combattre : le capitalisme. Au Parti Socialiste, mais aussi dans les plupart des partis issus du « mouvement ouvrier », la conquête du pouvoir démocratique s’appuie d’abord sur l’accaparation des ressources internes, l’accumulation de « capitaux » politiques (les mandats internes et externes) et économiques (la capacité ouverte par la détention de mandats de financer des équipes politiques).
Des structures pyramidales, fortement hiérarchisées, rendant impossible l’ouverture et la diversité des organes de décision.
Observateur des politiques territoriales, j’ai pu constater la lente atrophie du contenu politique des décisions des collectivités territoriales, obnubilées par la gestion, perdant de vue des objectifs fondamentaux de leurs institutions, asséchant largement le sens de leurs actions.
La gauche traditionnelle est devenue impuissante à penser la société parce qu’elle reste largement ancrée sur des visions passéistes : la notabilité, et la croissance économique.
La notabilité, c’est ce système de captation des ressources politiques au profit d’une oligarchie, entretenu par le cumul dans le temps et dans l’espace des mandats de représentations et de gestion. La notabilité empêche non seulement la gauche de faire évoluer son audience au sein du peuple souverain, favorisant l’émergence de contestations radicales de la part de ceux qui se sentent, à raison, exclus du système traditionnel, mais l’empêche également d’être à l’écoute des changements, des mutations profondes qui naissent dans la société. Le système de pouvoir assumé par la gauche traditionnelle lui construit donc des frontières indépassables. Elle est contestée par ceux qui ont peur du changement, et par ceux qui le propulsent.
La croissance économique, cette croyance née dès la fin du 19° siècle que l’avancée des droits sociaux et politiques était liée à la continuation de l’accumulation des richesses accaparées par les élites économiques, dont il s’agissait finalement de décider des clés de répartition, a fini par servir de point d’aveuglement de la « pensée économique de gauche ». C’est oublier deux choses fondamentales :
– notre monde est un monde fini. Ses ressources ne se régénèrent pas au rythme de leur consommation. Il est donc impossible de prétendre que la croissance, liée majoritairement à l’exploitation des ressources naturelles, puisse être infinie.
– le rôle d’une force de contestation des inégalités doit d’abord être de promouvoir d’autres formes d’organisations sociales et économiques que celles défendues par le capitalisme. Les modes de production coopératifs, l’organisation des circuits courts, le combat contre l’idée aliénante que la consommation ferait le bonheur, sont autant de fondamentaux perdus de vue par les forces de gauche traditionnelles.
C’est cela, avant tout, que je recherchais, dans Europe Ecologie Les Verts. Je l’ai trouvé un temps. Puis ce parti s’est refermé sur ses vieilles impuissances. La violence des échanges internes finissent par dépasser les avantages d’une vraie liberté de paroles. Les clans ressurgissent, au gré des échéances électorales. Et puis il y a eu les douloureux épisodes de clientélisme, cette maladie honteuse de la politique. Adhésions achetées, parfois même volées, déni de démocratie, au profit d’ambitions ridicules, que leurs porteurs n’étaient même pas capables d’assumer. Et puis la lassitude de voir qu’une grande partie de l’appareil militant se passionne pour les conflits internes, y lance son énergie, quitte à laisser des cicatrices relationnelles débiles. C’est tellement plus facile d’être un « diseux ». Je préfère essayer d’être un « faiseux ». Et de toute façon, le tournant présidentialiste de ce parti m’insupporte, à tous les échelons. Je veux du collectif, je veux me battre pour du bien commun. Ce combat, dans sa forme la plus politique, n’est que la continuation de ceux que j’ai pu mené en étant chercheur, journaliste ou observateur. J’ai construit, je crois, suffisamment de barrières pour ne pas être happé par ce « coté obscur de la force » qu’est la facilité à se faire pervertir et corrompre par le système que je combats. Mais ça me pose parfois de vrais dilemmes au moment de voter. Je ne peux pas adhérer aux discours qui peuvent se résumer, sans caricature excessive, à un « faites-moi confiance, je suis un bon chef, et pour les solutions, y’a qu’à, faut qu’on ». Du coup, je préfère militer ailleurs, dans de la proximité, et parier sur l’intelligence plutôt que sur des réflexes pavloviens. J’aime l’écologie au concret, pas dans les discours. J’aime m’occuper du Jardin de la Reine, cet écrin magique de biodiversité urbaine, qui sert de point de rencontre aux réseaux de l’agriculture urbaine. J’aime promouvoir le vélo, la ville douce. J’aime l’idée qu’il faut préparer les gens, même à leur insu, au fait que le monde dans lequel ils vivent va bientôt s’effacer, et qu’il va leur falloir apprendre à se nourrir et à se déplacer autrement. J’aime écrire sur des choses complexes sans les réduire à de la bouillie pour idiots, et tant pis si ça fait de moi un éternel « intellectuel précaire ».
Mais ça me semble quand même dingue que tu ais pu lire jusque-là.
Photo : Laurent Vilarem