Quinze ans. J’avais quinze ans. Je construisais encore des cabanes dans la forêt, et je me laissais rouler des pelles par les amies de ma tante. Mon cousin avait 3 ans, ma cousine allait arriver un an plus tard. Mitterrand venait d’être élu. Je crois que c’est l’année où je suis allé dormir chez le voisin. Il avait aménagé une piaule au-dessus de chez lui, en prévision d’une reproduction possible de la fierté savoyarde. Les chats se réunissaient dans la grange d’à côté pour déterminer l’ordre de passage auprès des chattes en chaleur du village. Ce doit être l’été d’avant celui où l’on a fait le toit du chalet. Certains soirs je montais à la station en cachette. Il y avait toujours une voiture pour m’emmener. Et la plupart du temps je redescendais en courant, par la forêt. Je n’y voyais rien, je connaissais le sentier, les pierres sur lesquelles prendre appui, les racines à esquiver. Je passais une partie de mon temps avec le club ado de la station. Les filles étaient belles et nous n’avions envie que d’une chose, c’était d’apprendre à nous aimer les uns les autres. L’herbe était aussi bonne à se rouler dedans qu’à fumer. Ce fut l’un des plus beaux étés de ma vie. Tu en étais le seul confident. Toutes les conneries que j’ai faites cet été-là, tu es le seul qui en a eu à connaître. Je te les confiais le soir, quand nous fumions sur la terrasse, ou le jour, quand nous étions seuls et ensemble. C’était l’été où tu passais de l’état de figure que l’enfant que j’avais été admirait, à celui de l’homme dont la présence m’aidait à devenir adulte. L’adulte en qui j’avais totalement confiance. Quinze ans. Quinze ans de souvenirs réguliers par lesquels tu continues à vivre paisiblement par la mémoire. Quinze ans que tu as laissé la vie te quitter. Dans le calme. Dans l’incommensurable silence de la douleur muette. Quinze ans, ça commence à faire un sacré bail, pour tout le monde. Tes traits ne s’effacent pas. Mais quand je pense à toi, je ne vois pas ton visage. Je vois ce chemin imaginaire, ce lit de ruisseau estival que tu empruntais l’hiver, alors qu’il était couvert de neige. Cette herbe verte et parsemée de couleurs d’été, du bleu profond des gentianes acaules, du jaune discret des primevères d’altitude, du bleu pâle des myosotis, du rose des populaires. Et cet abri de pierres plates, ce cairn où reposent tes cendres. C’est de là que se tissent les toiles des souvenirs. Là qu’ils se fixent. Là qu’ils pulsent, doucement, calmement. C’est le lieu du repos. Du tien. Des tiens. C’est là que j’ai vraiment apprivoisé la mort pour la première fois. Bien sûr que l’on aimerait prolonger. Revivre. Qu’aurais-je pu sacrifier pour une seule, unique et dernière balade à skis avec toi ? Sur une douce neige de printemps, silencieuse et chatoyante. Ou dans la fureur d’une pente froide et perfide, peur dominée, sueur glacée. Mais ça ne servirait à rien. Car rien ne serait égal aux moments vécus. Aux souvenirs. Quinze ans. L’âge des alcools à maturité, qui sentent le musc, le vieux cuir, qui emplissent la bouche de cette volupté sans égale et sans crainte, et qui laissent une fois partis cette inimitable impression de plénitude et d’acceptation. Je te salue mon oncle, figure de paix et d’amour, si heureux que je suis de t’avoir rencontré.
Les Enfers sont au dessus de moi, ils l’ont toujours été. C’est l’un des chemins dont j’ai le plus rêvé, de ma vie entière. À skis l’hiver, en courant l’été, en rêvant pendant mon sommeil. Enfant, j’ai mis longtemps à dompter les Enfers. C’est mon oncle qui m’y a guidé. Plus tard, il m’y a souvent emmené après nos journées de travail. Nous prenions les dernières remontées avant la fermeture des pistes. Le propos était simple : il fallait que j’acquière de la vitesse, et que je dompte ce grain de folie nécessaire aux skieurs de descente. Alors, du sommet de Tête d’Albiez jusqu’en bas du Plan du Four, sans s’arrêter, 850 mètres de dénivelé. Et pour commencer, les Enfers. Son paradis.
Les Enfers sont comme des mantes religieuses. Elles vous laissent étourdis, vous consomme d’envie. Elles sont des veuves noires qui cherchent votre compagnie.
Comme beaucoup de ces pistes abruptes, elles profitent d’une situation particulière. Une exposition au nord, pour conserver au mieux la neige. Une déclivité inversée, pour mieux la garder fraîche. Une grande pente, pour décourager les petits. Un dévers éhonté, pour faire fuir les cossards. Une corniche abondante, pour faire peur aux plus forts. Et un champ de bosses, comme un champ de patates, un labyrinthe de creux, de collines froides, de baignoires anciennes, de vallons meurtriers. Elle, comme ses soeurs, ne pardonne rien. Ni la faute de cares, ni l’inversion avortée. Elle se repaît de ta peur. Il te faut l’attaquer. Les épaules face à la pente. Il faut la regarder au fond de ses yeux de glace et lui imposer ton propre chemin. Tirer parti de la force qu’elle te renvoie. Éviter l’obstacle auquel elle te destine pour mieux dessiner ce qui t’aidera à l’aimer. Mon oncle était le maître des Enfers. Il n’avait pas peur de la mort. La mort s’est d’abord cachée en son sein. Puis elle l’a rongé, doucement, douloureusement. Mais l’homme est resté debout, tant qu’il avait encore des adieux à faire. Il a d’abord dû compter ce qu’il lui restait à vivre en mois. Aux années, il n’avait plus droit. Puis vint un moment où il a compté des semaines. Puis il s’est mis à regarder des jours, des jours beaux comme des derniers. Et dans ces jours, quelques minutes de conscience, de lucidité. De dialogue. D’écoute. Pour tendre une dernière fois la main aux siens. Cette main décharnée. Au bout de ce corps de sportif dont il ne restait plus rien, qu’un squelette qu’une équipe de soignants amena doucement de l’autre côté de la vie. Il a refusé la fulgurance, et il a refusé de dormir. Il s’est éteint d’épuisement. De fatigue. Son corps avait tant lutté. Dans ma famille d’athées, la mort est une fatalité. C’est à nous d’y faire face, et aucun prêtre ne vient nous aider. C’est aux plus proches d’être les passeurs, de la vie de chair aux souvenirs de l’être. Cela fait quatorze ans aujourd’hui que mon oncle a pris congé des vivants. Ses cendres reposent au bord d’un ruisseau d’altitude. C’est dans un petit vallon qu’a été dispersé ce qui restait de son corps enfin délivré, pour que son âme et son souvenir puissent scintiller au soleil, comme une étoile d’argent. Je n’ai pas besoin d’y aller pour le raviver. Je l’ai incorporé dans ma chair et dans mon esprit. Il continue à vivre dans ceux qui l’ont aimé, et dans cette nature généreuse que ses cendres ont contribué à fertiliser. Mon oncle vit dans tous les sabots de vénus, dans toutes les gentianes acaule, dans tous les edelweiss, dans tous les lys martagons.
« La mort est un problème de vivants. Morts, les êtres humains n’ont pas de problèmes », disait Norbert Elias. Aujourd’hui, pour célébrer ta mémoire, j’ai fait un feu. Et j’ai remis bout à bout des mots que j’avais couché alors que tu ne pouvais déjà plus te lever. Tu ne le vois pas, tu n’en sauras rien. Ce présent n’est pas pour toi, mais pour ceux des tiens qui sont encore présents. Je t’embrasse.
Du plus loin que je me souvienne des fondations de ma « formation politique », il y a d’abord la lecture de Dieu et l’État de Mikhaïl Bakounine, puis le choc sensoriel, émotionnel, de la découverte de l’histoire tragique de Jan Palach. Je dois cette découverte à Marcel Pacaut, qui m’enseignait l’histoire des idées politiques à Science-Po Lyon. Marcel était un personnage haut en couleur, qui faisait cours en parcourant les travées de l’amphi, à la recherche de la cigarette qu’il allait taxer à l’étudiant qui l’aurait négligemment laissé au bord de sa table. De sa voix jaillissait des noms, des concepts, qui prenait corps et chair dans des histoires que le vieux médiéviste savait délivrer dans une langue haute en couleurs. Le jour où Jan Palach l’immolé surgit du fond de cette gorge érudite, le vieux professeur lâcha son émotion devant ce sacrifice ultime du jeune homme pour la liberté des siens.
C’était il y a tout juste cinquante ans. Le 16 janvier 1969, cinq mois après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée rouge, Jan Palace, étudiant en philosophie, s’immole en public pour protester contre l’indifférence de l’Europe face à la « normalisation » soviétique de son pays. Ce même pays que, 30 ans plus tôt, l’Europe avait laissé envahir par Hitler dans une indifférence similaire.
Jan Palach mourra quelques jours plus tard. Deux autres immolations suivront, celles de Jan Zajic et celle d’Evzen Plocek.
Dans son manteau, Jan Palach laisse deux lettres, l’une à sa famille, l’autre à ses amis : « La Torche n°1 ».
Il ne demande formellement que deux choses : que soit mit fin à la censure, et à la distribution du journal des occupants russes, Zpravy. Mais il cherche autre chose : réveiller la population tchèque, la choquer par son sacrifice, et l’amener à résister à la nuit qui menace de l’écraser.
Il faudra 20 ans pour sortir de la nuit soviétique. Il faudra attendre janvier 1989, la « semaine Palach », et l’emprisonnement de Vaclav Havel pour qu’enfin la Tchécoslovaquie reprenne le cours de son histoire démocratique.
Le monde a changé depuis le sacrifice de Jan Palach. Le néo-libéralisme autoritaire a quasiment remplacé toutes les autres formes d’oppression. Il est plus insidieux, plus protéïforme,et la démocratie est plus que jamais son ennemi. Et l’Europe ? Une Europe existe, mais elle est toujours incapable de garantir la liberté et la démocratie, y compris au sein de ses frontières.
Depuis cinquante, Jan Palach est un symbole de la résistance à l’oppression, de la lutte pour la démocratie et la liberté d’expression. Quoi de plus actuel aujourd’hui ?
Burning Bush, mini-série et film d’Agneska Holland – 2013
Photo : Mémorial Jan Palach, place Venceslas, Prague, sculpture de Barbora Vesela. Crédit photo Mika Hiironniemi
Je raconte peu ma vie professionnelle, il y a d’autres endroits pour ça. Mais à certains moments, la vie professionnelle rejoint l’engagement citoyen. Et aujourd’hui c’est le moment d’en parler. Depuis presque 2 ans, je suis « collaborateur parlementaire » comme le dit ma convention collective. D’un des rares députés écologistes français, Christophe Cavard, député de la 6ème circonscription du Gard.
Christophe est reparti en campagne, pour un second mandat qu’il veut être le dernier. Pour un collaborateur, avoir son député en campagne est un moment bizarre. La loi nous empêche d’être des acteurs de premier plan de cette campagne. C’est une question d’équité entre les candidats. Je la suis de très près, mais je la vis avec une certaine distance, même si, heureusement, rien de m’interdit ni d’échanger continuellement, ni d’être présent en dehors de mes heures ou mes jours de travail.
Christophe est élu dans une circonscription découpée à l’origine pour la droite. Elle regroupe une bonne partie de Nîmes, la majeure partie de l’Uzège, et des communes périphériques nîmoises, autour de Marguerittes. Elle est donc très hétérogène. Sa partie périphérique est marquée par le vote d’extrême-droite. Marine Le Pen a fait, dans certains de ces villages, plus de 45 % au premier tour de l’élection présidentielle. A l’opposé, mais tout à coté, l’Uzège est une terre écolo, même si Uzès est une ville bourgeoise dirigée par le même maire de droite depuis des décennies. Et la partie nîmoise, qui va du quartier prioritaire du Mas de Mingue au centre historique, et jusqu’aux no man’s land commerciaux le long de l’autoroute, est en plein changement culturel et associatif.
13 candidats se disputent le siège de député. 4 ou 5 ne sont là que pour tenter de récupérer du financement public, en faisant le pari de récolter 1 % dans 50 circonscriptions. L’un n’a même pas déposé de bulletins et de professions de foi. Le candidat LR est filloniste, le candidat en Marche est Modem. La candidate FN est une cumularde (conseillère municipale, métropolitaine et régionale), mais on ne connaît le son de sa voix dans aucune assemblée où elle siège. Elle est flanquée d’un suppléant qui n’est autre que le maire FN de Beaucaire, qui n’est pas dans la circonscription. Il n’y a d’ailleurs pas mis les pieds de toute la campagne. C’est que, dans cette circo, l’influence du FN est en baisse depuis 2012. Faible à Nîmes, le FN recule dans l’Uzège au fur et à mesure que l’écologie grandit. Il n’y a que dans la zone périurbaine qu’il reste fort. Là, les gens râlent parce qu’ils sont pris à la gorge par les crédits du pavillon et de la surconsommation, et ceux qui ont fini de payer veulent pouvoir choisir leurs voisins. Pour le FN, il s’agit de ne pas perdre encore des voix, alors qu’ils ont un candidat Debout la France et un dissident identitaire en concurrents.
Les « Insoumis » ont fait la guerre au défunt Front de gauche, comme partout ailleurs, et ils partent séparément. La dérive populiste des insoumis les amènent à vouloir éradiquer toute concurrence à gauche avant tout autre objectif politique. EELV a mis une candidate, qui était pourtant plutôt de celles qui comprenaient que Christophe ait claqué la porte en 2015. Là aussi, il faut faire rentrer des sous dans la caisse, quitte à faire perdre son camp.
Comme ailleurs, il n’y a pas eu de confrontations entre les candidats. Le « marcheur » Modem a été nommé très tard, et il compte sur l’ « effet de marque ». Le filloniste est isolé depuis la catastrophe industrielle du 1er tour de son chef. L’insoumise croit dur comme fer qu’il y aura encore plus de gens qui iront voter pour elle qu’il n’y en a eu pour Mélenchon. Et le FN se dit que si tout ce petit monde se neutralise, sur un malentendu, il peut faire de leur ectoplasme une députée.
Christophe n’est plus membre d’un parti. Il est soutenu par la gauche socialiste et écologiste « de gouvernement », et il assume de vouloir travailler avec Nicolas Hulot, et de s’opposer à ce à quoi il s’opposait déjà avant : la destruction du code du travail, la financiarisation de l’économie, le tout-sécuritaire. Il fait donc campagne sur ses convictions et ses compétences, sans effet de marque ou de référence à un leader.
J’ai fait et j’ai vu beaucoup de campagnes électorales, et celle-ci est très certainement la meilleure que j’ai pu observer. Les documents de campagne de Christophe sont construits, plein de fond et de pédagogie. Ils sont, il faut le dire, le fruit du travail mené ces cinq dernières années. Comme tous les députés écolos, Christophe a un très bon bilan parlementaire, et pas seulement sur le papier. Et encore, ces indicateurs publics ne tiennent pas compte des 3 commissions d’enquête parlementaire qu’il a présidé ou animé, des centaines d’auditions qu’elles représentent, durant les 20 mois qu’elles ont duré.
Par un paradoxe apparent, Christophe l’écologiste est devenu un pilier de ces questions cruciales que sont la lutte anti-terroriste et la prévention de l’embrigadement. Parce qu’il fallait quelqu’un pour donner une position d’équilibre, une position juste. Mais son engagement écolo reste axé sur la transition écologique et solidaire. C’est un type qui aime le terrain, le contact, les avancées concrètes et les politiques pragmatiques. Parce que, là aussi, il faut des députés écolos pour dire que l’on préfère le juste échange au libre échange, et l’avancée concrète – et sans retour – à la promesse du lendemain planifié qui chante.
Mais depuis plusieurs semaines, on nous serine dans tous les médias qu’il y aura une irrésistible vague de marcheurs inconnus qui vont squatter les bans de l’Assemblée. Comme un fait établi, une chose entendue.
J’ai du mal à y croire. Et quand je doute, je lis. Je lis, par exemple, dans la dernière livraison de l’enquête électorale du CEVIPOF, effectuée depuis des mois sur 15000 personnes (le sondage à 650 peut grave se faire hara-kiri), que 37% des sondés déclarent vouloir voter pour ou contre Macron. Pour ou contre… Et que 63% des sondés voteront pour le ou la candidate, son caractère, ses compétences, ses convictions.
Du coup, je me dis que ce pays n’est peut-être pas devenu dingue. Que les citoyens ont peut être envie d’être représentés par des gens qui incarnent des convictions et des projets, pas des candidats incapables de parler par eux-mêmes.
Parce que, franchement, un député godillot, y’a rien de pire. Que notre démocratie meurt de l’écrasement du pouvoir parlementaire par l’exécutif, que beaucoup a été fait dans cette législature pour rendre l’activité plus transparente (c’est d’ailleurs ce qui explique les scandales qui touchent Fillon, le Fn ou le Modem), et que le populisme ou le jupitérisme ne peuvent pas tout balayer. Parce que sinon, l’urne électorale finira par se transformer en urne funéraire.
On verra ça dans 48 heures. Mais j’ai quand même un peu les boules du matraquage médiatique auquel on assiste depuis des semaines.
Alors j’espère que mes concitoyens ne marcheront pas jusqu’au bout. Qu’ils auront envie de savoir qui ils élisent. Pas des savonnettes avec un tampon de marque dessus. Mais de vraies personnalités.
Une dernière chose. Le titre de ce billet est un pillage en règle du titre d’un spectacle aussi long que fascinant de Sébastien Barrier, une ode aux plus écolos des vins, les vins natures, « Savoir enfin qui nous buvons« . La révolution du pinard. Durant toute cette campagne, Christophe et son équipe ont servi du vin nature à chaque rencontre, le vin des Reboul, à Uzès.
Et encore une dernière chose : derrière certains des liens de ce billet, il y a de vraies enquêtes, ou de vrais points de vue fouillés. Ça peut faire mal à la tête, surtout quand tu ne bois pas du vin nature.
Et encore une dernière chose, dernière dernière. Si tu habites entre Nîmes et Uzès, à Gambetta, au Mas de Mingue, à la Cité des Espagnols, à Marguerittes, à Manduel, à Saint-Quentin-la Poterie, à Uzès-le-duché, à Poulx, à Ledenon, à Sanilhac-Sagriès, à Saint-Gervasy, n’hésite pas, fais toi plaisir, vote pour Christophe Cavard, le bonhomme sur la vidéo, là :
On a beau se le dire depuis des années, prédire la fin des appareils politiques que l’on a côtoyé sa vie durant, avoir annoncé, dans des postures mi-observateur, mi-acteur, la fin d’un cycle long, bref, on a beau ne pas être surpris, assister en direct à la décomposition globale du paysage politique français à l’occasion de « l’élection-mère », la présidentielle, est un spectacle ahurissant.
Je ne vais pas m’attarder outre mesure sur la situation de la droite. Elle est écartelée depuis longtemps entre plusieurs lignes de fracture : l’Europe et l’identité nationale d’une part, le néolibéralisme et le conservatisme d’autre part. Si la droite républicaine a toujours su à peu près organiser le débat entre les europhiles, les libéraux et les conservateurs, elle est pilonnée depuis deux décennies par le national-populisme du FN. Outre les défections souverainistes aux marges (de Pasqua-De Villiers à Dupont-Aignan), elle est surtout durablement ébranlée dans son corps électoral par la montée de l’extrême-droite dans les urnes, ballottée entre celles et ceux qui courent après le discours frontiste, et les autres, qui cherchent à contenir l’érosion par les actes plutôt que par les discours. Elle s’est d’ailleurs donnée à l’issue de ses primaires un candidat de synthèse. Mais, patatras, le voilà affaibli par une tare congénitale : l’argent. S’il venait à être éliminé du second tour, alors qu’il y a encore 6 mois l’élection était donnée sur un plateau à son camp, la droite en serait durablement atteinte, sans qu’il soit aisé d’en prévoir les conséquences exactes.
La gauche, elle, a déjà explosé.
On sait depuis longtemps que le Parti Communiste n’est plus qu’une survivance. Nombreux sont ceux qui disent depuis des années que le Parti Socialiste est lui aussi mort cliniquement, et que seule son implantation électorale lui permet de survivre, en le maintenant en pole dominant de son camp.
Le quinquennat qui vient de passer, marqué par l’incapacité du chef de l’État à choisir, à trancher entre deux lignes antagonistes, un libéralisme social qui ne dit pas son nom, et une sociale-démocratie qui n’arrive pas à se réinventer, vient de finir de l’achever.
Sa frange libérale a trouvé un nom pour s’assumer comme telle. Emmanuel Macron réussit vraisemblablement là où ses prédécesseurs centristes ont échoué : fédérer des forces à gauche comme à droite. Nous verrons dimanche si le pari est gagné.
En tout état de cause, une partie significative des élus et des électeurs du PS sont partis avec armes et bagages tenter l’aventure Macron. Si cela contribue à clarifier l’identité d’un parti qui était devenue illisible, les formes du ralliement, la défiance affichée vis-à-vis du vainqueur de la primaire ont signé la fin du vieux parti d’Epinay.
C’est certainement une bonne chose. Reste à savoir comment et sur quelles bases la refondation pourra se faire.
Dans le même temps, le rêve d’Europe Écologie est définitivement mort. Alors même que la bataille idéologique sur l’écologie gagne du terrain chaque jour, ce parti a fini de démontrer son incapacité à structurer un espace politique de conquête. Alors que l’écologie politique aurait pu, aurait dû, être le pivot d’une refondation de la gauche, plus démocratique, plus horizontale, rompant avec les logiques d’accumulations des ressources politiques ( cumul, élus, moyens humains, etc) qui ont corrompu le projet social-démocrate, l’empêchant de se battre contre les logiques d’accumulation du capital, EELV n’a su que se caricaturer dans le juridicisme et la violence verbale de sa démocratie interne et très imparfaite. Il n’empêche. Même allié à la machine à perdre EELV, Hamon avait des atouts dans sa manche pour poser des fondations. La campagne en a décidé autrement.
D’abord, l’aile droite de la coalition gouvernementale n’a pas supporté de se faire battre par un frondeur. En totale absence de lucidité sur son impopularité comme sur le mécanisme des primaires, elle se voyait déjà adopter le champion qui avait si bien manœuvré pour écarter le président sortant. Elle a méthodiquement savonné la campagne de Benoit Hamon, dans une de ses opérations suicides dont elle a le secret.
Puis Benoit Hamon a, lui-même, commis deux erreurs stratégiques. La première, en allant chercher les alliances, et en pensant que le ralliement de Yannick Jadot allait lui donner l’élan nécessaire. Il n’en a rien été, la dynamique EELV est moribonde.
Ensuite, en pensant que le meilleur des programmes ferait la différence à gauche.
Mélenchon a su profiter de ces faiblesses. Et, surtout, il a su s’affranchir du PC pour mettre en œuvre sa stratégie de « populisme de gauche », dont il est persuadé qu’elle est la seule à pouvoir rivaliser avec le FN. Depuis des années, la gauche est face au piège du populisme et de la démagogie frontiste. Depuis l’échec de Jospin, qui croyait que la raison l’emportait forcément sur la violence, différentes figures de la gauche ont teinté leur discours de palettes de la démagogie ordinaire, que ce soit pour contrer Sarkozy ou pour tenter de se donner une stature d’autorité.
Avec son populisme de gauche, directement infusé par Chantal Mouffe, la penseuse du populisme de gauche à l’européenne, il semble avoir trouvé une recette pour élargir son électorat.
Il n’y a pas besoin de lire des pages et des pages de philosophie politique pour savoir ce qu’est le populisme de gauche. Le populisme de gauche, ce sont les armes rhétoriques du populisme au service d’un projet de gauche. Dénonciation des élites, discours anti-système, parler au nom du peuple, voilà trois piliers essentiels du populisme. Il s’accompagne d’une dose variable de violence verbale, symbolique, physique parfois.
Le populisme de gauche a son panthéon moderne : Peron et Kirchner en Argentine, Chavez et Maduro au Venezuela, Morales en Bolivie, Lula, dans une certaine mesure, même s’il ne se revendiquait pas du bolivarisme. On prendra bien garde de ne pas y faire figurer José Mujica, « Pepe », l’austère et intègre ex-président uruguayen.
Il y a de bonnes et de mauvaises choses dans leur bilan, notamment économique et social. Là n’est pas la question. C’est sur le plan démocratique que le populisme de gauche imprime sa marque.
Parce que, tout de gauche qu’il puisse être, le populisme de gauche reste du populisme. C’est à dire la formulation simplifiée à l’extrême que les maux de la société proviennent de celles et ceux qui la gouvernent, et que pour en sortir, il faut suivre la voie imprimée par le leader. « Je vote, ils dégagent », en est, chez Mélenchon, la marque la plus forte. Elle contient tous les ingrédients du populisme, violence comprise.
C’est que toute stratégie populiste comporte un revers de taille : l’impossibilité de construire une société démocratique sur le binôme violence politique / charisme du chef érigé en culte. Le populisme de gauche ne peut vaincre le populisme de droite. Je pense même le contraire.
C’est essentiellement pour ces raisons que je suis convaincu que la gauche ne peut se refonder autour de Mélenchon.
Ce à quoi nous assistons depuis des années, c’est au cercle invertueux du désespoir politique. La montée du Front National plonge ses racines dans l’incapacité des politiques libérales à ne pas laisser pour compte des pans entiers de la société, dans la faiblesse politique de la social-démocratie face à la financiarisation de l’économie, et dans la complexification du monde. C’est un mécanisme politique simpliste, qui consiste à dire à celles et ceux que le monde effraie parce qu’elles / ils ne le comprennent plus, que la solution est simple : il faut revenir au passé.
Cette montée du désespoir politique dans la majorité des plus démunis effraie les classes moyennes, qui en retour, aveuglées par les sirènes du vote utile, donnent le pouvoir à des libéraux, qu’ils soient débridés ou teintés de social. Lesquels actionnent les manettes de l’austérité, qui désespèrent toujours plus les plus démunis, qui font monter le populisme, qui effraie les classes moyennes, qui votent pour les libéraux, qui actionnent l’austérité, etc. L’idée qu’un individu charismatique puisse, par une formule simpliste, fut-elle inspirée par des valeurs de gauche, contrer le national-populisme, est un pari très risqué.
Pour contrer le national-populisme, une autre voie existe, et elle est très difficile et exigeante. Il faut parler de façon simple et compréhensible à l’intelligence, à la raison, et il faut pour cela des dirigeants intègres et honnêtes, qui portent un projet d’émancipation par l’éducation, par l’économie et par le politique. C’est pour ça que le projet écologiste est la seule alternative au populisme. Force est de constater que cette partie de la gauche, qui refuse de ne parler qu’aux tripes des électeurs, mais qui, au contraire, doit parler, avec ses tripes, à l’intelligence de la société, n’a pas encore la recette pour être majoritaire. Benoit Hamon en est une parfaite illustration. Il cherche à parler à l’intelligence du peuple, mais il n’arrive à parler qu’à une minorité. Il ne fait pas de la salade de tripes, il fait de la cervelle de canut. Plat hautement exigeant dans l’équilibre des ingrédients.
Ses chances de gagner sont donc devenues minces.
En même temps, soyons honnêtes : les chances de la gauche de gagner ces élections sont minces.
Je pense que les chances de Mélenchon de parvenir au second tour sont incertaines, et que, s’il y parvenait, il aurait toutes les chances de perdre, quel que soit son adversaire, parce qu’il est bien trop clivant pour rassembler le camp républicain, même par défaut, même contre le FN.
Et l’appel au « vote utile » de ses insoumis me révulse plus qu’il ne me convainc. J’ai toujours milité pour un candidat au premier tour de la présidentielle. C’est ma septième campagne. Et au moins la troisième dans laquelle je suis certain que les chances de mon candidat sont minces.
Je suis relax.
J’ai appris dans cette longue marche que rien n’est jamais fini, et que seul l’avenir peut être insulté.
Et que c’est déjà suffisamment pénible d’avoir trop souvent à voter au second tour pour un candidat auquel tu ne crois pas, qu’il est hors de question de faire la même chose au premier tour.
Je vais donc voter pour Benoit Hamon, parce que c’est celui dont le projet est le plus à même d’être une alternative efficace et intelligente, et parce que l’homme est, jusque dans ses défauts de communication, le plus proche de l’éthique politique à laquelle j’aspire.
Et aussi parce que l’histoire ne s’arrête pas ce dimanche. Au soir du premier tour, la gauche française sera un champ de ruines. Mélenchon sera en tête ? Certainement, et il aura une lourde responsabilité dans cette destruction.
Mais bast! Il faudra reconstruire. Et rien ne se reconstruira par la violence verbale qu’il aura inoculée à ses « insoumis », et le reste de la gauche ne se soumettra à aucun lider, aucun césar. Et il faudra bien alors se parler autrement, ou abdiquer tout espoir de reconstruire le camp de l’espoir autrement que sur les cendres d’un pays dévasté par le fascisme qui vient. J’ai 50 ans, je milite depuis que j’ai 15 ans. Ces 35 années épuisantes et exaltantes ne me laissent que peu de certitudes. Mais j’en ai une : la violence politique engendre l’impuissance.
Novembre 2016. Rodrigo Garcia a annoncé depuis plus d’un mois sa volonté de renoncer à un deuxième mandat à la tête du Centre Dramatique National de Montpellier. Les raisons de ce renoncement ? Une absence de dialogue avec les collectivités sur son projet, des moyens trop faibles, amputés de plus de 100 000 euros dès son arrivée, l’impossibilité de déployer à Grammont son projet de lieu ouvert, l’absence de transports dignes de ce nom pour se rendre au théâtre… De ça, il ne sera pas question directement dans cet entretien. Le rendez-vous a été pris il y a longtemps, pour parler de son travail, du présent, de ce qui l’anime. De lui, Rodrigo Garcia, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre.
Non pas que les raisons de son départ ne soient pas intéressantes à aborder, mais il les a déjà largement explicitées dans un communiqué de presse. Je n’en suis pas surpris. Au fil des nombreuses discussions que nous avons eu depuis son arrivée, j’ai acquis le sentiment que, si Rodrigo est véritablement un auteur politique, il ne conçoit pas qu’il lui faille se battre contre l’indifférence de la Ville et de la Métropole qui l’accueille. Il y a quelque chose de totalement entier chez Rodrigo Garcia. Dans l’homme autant que dans l’œuvre. C’est de ça dont j’avais envie de parler avec lui, ce jour-là, dans sa loge. Pour éclairer à la fois son départ et ce qu’il est, ce qu’il fait. J’ai trop entendu de propos imbéciles, de la part de gens qui, pour la plupart, n’ont d’ailleurs jamais mis les pieds à HtH.
Ses propos ont été recueillis dans sa langue natale, avec l’aimable participation de Laurent Berger, qui a assuré une traduction simultanée. Certaines formulations françaises sont donc de lui, d’autres issues de ma propre traduction.
Rodrigo, tu es avant tout un auteur. Écrire, ça a commencé quand, pour toi ?
Rodrigo Garcia : Écrire ? Tard. J’ai commencé tard. D’habitude les écrivains disent « j’ai commencé à neuf ans ». Mais moi, non. Je suis arrivé tard à la littérature. J’ai d’abord commencé par être un lecteur de la philosophie, et la littérature m’a intéressé après.
Mon premier texte, je l’ai écrit pour un fanzine que tenait un ami à Buenos Aires. Un sujet totalement en relation avec Golgotha Picnic. Mais je l’ai relu, il n’y a pas longtemps, et… J’aimerais bien qu’il disparaisse d’internet, qu’il n’y en ai plus de traces, parce que c’est d’une immaturité, d’une ingénuité, on dirait que ça a été écrit par un enfant.
Ah ce point ? Quel âge tu avais ?
Et bien… Vingt ans ! À vingt ans, Rimbaud avait déjà écrit de sacrés trucs ! (rires)
Les vrais débuts, c’est par hasard. Il y avait un concours d’écriture dramatique à Madrid, et je me suis présenté. Parce que moi, en réalité, je voulais être metteur en scène. Quand je suis arrivé en Espagne, mes références, c’était le théâtre de l’absurde, c’était tout. Et en Espagne, je rencontre le théâtre d’Heiner Müller, que je ne connaissais pas. Et j’ai commencé à écrire, et je me trouvais absolument génial, et puis je me suis aperçu que je ne faisais que copier, à la lettre, des textes d’Heiner Müller. Il a fallu que je me dépouille de tout ça petit à petit, que je cherche mon propre style.
Aujourd’hui, la plupart des textes que tu montes sont tes textes, ça fait longtemps que tu n’as pas monté autre chose que tes textes.
Pas tout à fait, on a monté Hamlet dans un kebab à Aubervilliers en mars, mais tu as raison, c’est plutôt une exception. Moi j’aurais voulu monter de grands auteurs, je ne voulais pas mettre en scène mes textes. Mais je me suis aperçu que si je faisais ça, j’occuperais finalement le travail de gens qui faisaient déjà bien ce travail. Dans ce terrain-là du répertoire, j’aurais été un metteur en scène de plus.
Alors que je me suis aperçu que j’étais le seul qui pouvait écrire ce que j’écrivais. Du coup je l’ai pris comme une responsabilité. Bien sûr, quand je te dis ça, il y a l’énorme face narcissique des choses qui surgit, c’est évident. Mais disons que je l’ai pris comme une responsabilité politique : si je pouvais dire ça, écrire, ça, monter ça, alors il fallait que je le fasse.
Après, de quoi je parle, c’est compliqué à dire. Comment dire… Dernièrement, j’ai lu pas mal de théories poétiques, et je suis d’accord avec beaucoup de gens qui disent que les enjeux sont avant tout musicaux et formels. Et c’est ce qui me passionne réellement. Ma motivation à écrire, elle est formelle. C’est très étrange la façon dont le contenu entre en relation avec la forme. Regarde ce que fait Richard Serra : la forme et le contenu y sont complètement indissociables. Et moi j’ai du mal à en dire plus sur cette relation-là.
Tu dis que tu écris tes pièces sur des périodes courtes, sur quelques semaines. Ce n’est pas un travail continu.
C’est vrai. Ça me plairait d’avoir la constance ou la discipline de l’écrivain. Comme Nabokov, tu vois. Il écrivait comme on va au bureau, du matin jusqu’au soir, avec une absolue régularité. Ça ne veut rien dire sur la qualité de l’œuvre, hein. Julio Cortazar, il n’est jamais arrivé à avoir cette discipline et ce qu’il écrit est magnifique. Moi j’y consacre beaucoup de temps, mais je n’ai pas de régularité.
Pour revenir au contenu, je repense à une phrase d’Heidegger qui dit que la poésie à une relation avec ta terre natale, avec tes racines. Et il parle de la relation de ta poésie avec ta langue native. Et ce qui est intéressant au 21e siècle, c’est cette quasi-absence de la terre natale, cette impossibilité de recourir à la terre natale. Et Heidegger fait l’apologie, ce qui m’a beaucoup surpris, du dialecte. Et il fait une analyse de poèmes qui sont passés du dialecte à l’allemand, et de ce qu’ils ont perdu dans cette translation.
Toi tu as l’impression de ce passage entre une langue natale et ta langue actuelle ?
Moi j’ai un espagnol qui vient de Buenos Aires, mélangé à de la langue madrilène, et aussi à ce que je vis maintenant en France. Mon langage est contaminé par les choses importantes que j’ai vécu, de ma vie comme immigrant argentin en Espagne. Ma langue est en tension avec des choses très fortes. C’est pour ça que les thèmes de mon écriture sont toujours les mêmes. Tous les livres parlent de la difficulté d’être avec les gens, et du besoin d’être aimé. La question, c’est comment arriver à atteindre la transcendance minimale dans tout ça. Pour TS Elliot, c’était facile. Pour d’autres c’est plus compliqué. (rires)
Quand tu mets en scène, il t’arrive d’atteindre cette transcendance ?
Parfois oui, parfois non. Quand j’arrive à une image un peu floue, pas évidente, je pense que je suis sur le bon chemin. Quand j’offre des choses incomplètes, que j’arrive à préserver un peu de mystère, je crois que je suis sur le bon chemin.
Mais le problème c’est qu’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou théâtrale, ce n’est pas seulement cette espèce d’éclat. La question c’est celle de la totalité de l’œuvre.
La difficulté la plus grande pour moi, c’est d’arriver à obtenir une sorte d’ovni complet. Et parfois je m’éloigne de ça à cause de la quantité d’images et d’idées qui apparaissent dans les œuvres. Parfois je devrais me contenter de moins. Comme si je n’avais pas confiance en le fait de travailler sur une ou deux idées, et de les approfondir, comme si ce n’était pas suffisant. Mais ça vient aussi du fait que je n’ai pas de patience. Pour écrire, oui, j’ai de la patience, je peux écrire, écrire, réécrire. Mais sur la scène, je n’ai pas cette patience-là.
Certaines pièces ont des processus longs, pourtant. Pour 4, ça a été très progressif. Parfois je pars juste d’une idée de l’espace, comme pour 4. Et l’espace de 4 a mis longtemps à se dessiner, il y a énormément d’idées qu’on a mis en œuvre et qu’on a ensuite laissé tomber. C’est incroyable de voir l’impact qu’a la question de l’espace. Parfois je créé des objets théâtraux, et je me demande si je vais pouvoir leur donner le cadre scénique pour que véritablement ils existent, et parfois je les abandonne avant même de leur avoir donnée l’opportunité d’exister.
Il y a certains objets récurrents dans tes espaces. C’est pour te rassurer ? Pour te fixer des contraintes de jeux ?
J’ai toujours essayé de faire des choses qui sont différentes. Il y a des éléments que je ne peux pas m’empêcher d’utiliser, comme la vidéo. Dans 4 ou dans Daisy, l’écran avait déjà été fait, et on l’a réutilisé autrement pour nous obliger à utiliser la vidéo sous d’autres formes.
Il y a des metteurs en scène pour qui ces éléments de contraintes sont des « règles du jeu ». Toi, on a plus l’impression que ça naît d’un processus.
Oui, ce n’est pas faux. Je ne les pense pas comme des contraintes. Ce sont des complications. Les petites filles, dans 4, par exemple, je ne savais pas très bien au départ quoi faire avec elles, je l’ai découvert en travaillant.
On dit souvent de tes œuvres que le spectateur doit se débrouiller avec, c’est vrai ça ?
Ça part de l’idée que moi je ne sais pas raconter une histoire clairement. Raconter les choses comme ce qui nous arrive dans une journée de façon cohérente, personne ne peut faire ça. Réduire le chaos que peut être ta vie, même une seule journée de ta vie, à ce qu’est une histoire, c’est tricher. Et bien sûr, comme on est au théâtre, qu’il y a des codes, la lumière qui s’éteint, la pièce qui commence, qu’il y a un montage de scènes qui se suivent, il y a des gens qui ont tendance à y voir une histoire. Je rappelle toujours cette anecdote de Wim Wenders qui pour son premier flm, commence à filmer un train, comme les frères Lumières, puis il colle un autre plan dessus, et ça se met à raconter une histoire qu’il n’avait pas encore planifiée, pourtant.
Il y a certaines de mes pièces où c’est plus ou moins facile de lire une histoire. Certaines n’ont pas d’histoire. Golgota Picnic n’a pas d’histoire. Dans Mort et réincarnation en cowboy, tu peux voir une histoire se développer, en tout cas tu peux avoir l’intuition d’une histoire. Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’une pièce chargée de littérature comme Golgotha ne raconte pas forcément une histoire, alors que le cowboy, dans laquelle il n’y a pratiquement pas de littérature, raconte, elle, une histoire.
Il y a un autre invariant dans tes pièces, c’est la troupe, les acteurs. Il y a une grande fidélité, là, longue, qui du coup peut se ressentir dans la mise en scène, dans la relation humaine que les acteurs renvoient. Ça fait partie de ton idée du théâtre, ce sentiment de la communauté ?
J’aimerais dire que je ne le pense pas comme ça. Mais c’est comme ça que je le fais. J’ai peut être eu cette vertu de réunir des gens, pas seulement les acteurs, tous ceux qui participent, et de les mettre dans des situations de bonheur infime, mais qui est bénéfique à la création. Le théâtre, c’est quelque chose que tu fais avec d’autres personnes, tu dois respecter l’intelligence de ceux qui travaillent avec toi. Et c’est le plus difficile, d’arriver à ce que tout le monde soit au même niveau intellectuel et existentiel. Je peux dire comment moi je peux arriver à leur niveau. Mais eux ils attendent beaucoup de moi. Ils espèrent vivre des expériences importantes, des moments poétiques forts, et ça, pour moi, c’est une charge. Il n’y a pas longtemps, Juan Loriente m’écrivait en s’amusant, un peu comme s’il allait bientôt mourir, et il me remémorait combien on a vécu de choses singulières, qui ne se passent quasiment jamais au théâtre. Il nous est arrivé de tout, des gens qui sont évidemment montés sur scène plein de fois, des gens qui ont essayé de nous frapper, on est sorti de certains théâtres protégés par la police. Si ça avait été une seule fois. Mais non, c’est arrivé plein de fois. Ce ne sont pas des choses qui me plaisent, ça me met dans un état de tension terrible, mais c’est quand même incroyable de pouvoir provoquer ce genre de choses-là. Surtout pour la confrontation qui commence à se forger à l’intérieur même du public, parce que face à ceux qui protestent, il y a aussi ceux qui pensent exactement l’inverse. C’est quelque chose, de pouvoir provoquer ça dans un théâtre. Ça a un versant négatif, c’est que ces réactions là annulent une partie de la pièce, ses aspects les plus profonds. Il y a de gens qui se rappellent de Golgotha Picnic comme une pièce sans parole, quasiment, alors qu’il y a énormément de texte. (il rit)
C’est aussi parce que le texte est souvent dit dans tes pièces de façon non conventionnelle…
C’est vrai. Il n’y a pas longtemps, j’étais dans une école de théâtre, c’était très intéressant, et un jeune acteur m’interpelle et me dit « mais vous utilisez les acteurs comme des objets, ils n’interprètent rien ! », et je lui ai répondu : « c’est marrant, moi je critique ça chez plein de metteurs en scène, et je pense que je fais exactement l’inverse ». Il dit ça parce qu’il est dans une école de théâtre, et qu’il a une idée du théâtre, une idée du travail de l’acteur. Je comprends parfaitement qu’il puisse penser que dans « 4 » les acteurs ne jouent pas leur texte, parce que j’ai décidé que la plupart des textes seraient dits au micro, avec eux debout, qui tournent le dos, avec leurs capuches. Et la difficulté interprétative, dans cette situation-là est plus riche, mais aussi plus difficile que dans une situation conventionnelle. D’abord, le texte est contaminé par une énergie corporelle, due à ce contact physique entre les acteurs, il y a quelque chose qui circule entre eux. Et parce qu’on ne voit pas leur visage, il faut qu’ils aient beaucoup plus d’expressivité dans la voix. Cette contrainte physique amène énormément de nuances dans le jeu de la voix, encore plus dans la deuxième partie du texte, où arrivent les acteurs trempés et plein de savon, et tout ça contamine le phrasé, le travail sur le texte.
<Tu ne vois pas tes propres pièces quand elles sont jouées ? Pourquoi ?
Je suis passé par plein de moments. Il y a eu une période où j’étais régisseur sur mes propres spectacles pour m’obliger à les voir. Et maintenant je suis revenu à mon état de départ : j’ai peur. J’ai peur de la réaction du public. Je sais que je rate quelque chose, mais c’est comme ça. Mais c’est vrai que j’ai maintenant un détachement incroyable avec les spectacles, une fois qu’ils sont finis. C’est marrant, parce que concrètement, je ne suis pas déjà en train de penser à un projet précis, mais je suis déjà en train de penser à d’autres projets, tout le temps. Parfois les acteurs sont déçus, ils me disent : « viens voir la pièce, pour voir comment ça a avancé ». Mais non.
Tu tournes beaucoup.
En ce moment précis, c’est plus calme, mais oui, heureusement, les pièces ont des grandes tournées. Surtout à l’international. En France, on a du mal à trouver une place pour mes pièces dans la saison « normale ». Leur programmation occupe un espace très réduit dans les programmations, des niches, des festivals. C’est difficile, pour le type d’œuvres que nous faisons, pas seulement moi, mais aussi d’autres, de trouver un réseau large de diffusion en France, dans une programmation « normalisée ». Ça a à voir à la fois avec l’architecture des théâtres, et avec le passé de la programmation. Aujourd’hui, à notre époque, une grande salle de mille places, c’est un cancer pour la programmation. Dans une salle de 700, 800 ou 1000 personnes, tu es condamné à programmer des pièces qui ont une composante spectaculaire, qui s’éloignent de l’humanité. Et ça réduit considérablement les thématiques possibles, parce que pour fournir un spectacle qui attire 1000 personnes pendant plusieurs soirs, tu es obligé de tomber dans des thèmes tout à fait identifiables, reconnaissables, par le plus grand public. Et du coup, les pièces qui interrogent les aspects formels du théâtre, son esthétique, tu ne peux pas les programmer dans ces salles. Et donc c’est la mort du théâtre.
Et du coup, avec ces grandes salles, tu fais aussi comme si tu ignorais que la société est fragmentée en mille tribus, mille sous-groupes. Ça veut dire quoi une salle pour la « communauté » ? Tu proposes des spectacles pour une « communauté » générale qui n’existe pas ! Il faut des salles qui puissent être modulables, qui puissent s’adapter aux projets, et pas l’inverse. Il faut que l’artiste se sente libre, dans sa capacité d’expression.
C’est ça le théâtre que tu montres, que tu programmes ?
Je programme un théâtre que je considère positif pour la société. Dire ça, c’est comme ne rien dire. La société est pleine de gens qui ne vont jamais au théâtre, et les gens qui viennent au théâtre et qui sont intéressés par la nouveauté, c’est une minorité. Au départ j’ai vu ça comme quelque chose de positif, je pensais qu’en montrant des choses nouvelles, qui n’avaient pas beaucoup été montrées, ça susciterait de la curiosité. Et la curiosité était au rendez-vous, mais pas avec l’ampleur que j’aurais espéré. Après… les choix, nous les faisons à trois : Benoit, Laurent et moi, et je suis celui qui voit le moins d’œuvres, en fait, qui ait le moins le temps de les voir. Et on ne voit pas tout ce qu’on voudrait voir. On s’interdit par exemple de voir des pièces que l’on n’aura pas les moyens de programmer. Le CDN de Montpellier est un petit CDN, c’est un petit budget. Il y a des œuvres qu’on aime beaucoup, mais dont on sait pertinemment qu’on ne pourra pas se les payer. Donc je ne vais pas utiliser l’argent public pour me payer un voyage a Tokyo pour aller voir un spectacle que je voudrais programmer mais qui coûte de toute façon trop cher, j’aurais l’impression d’être un arnaqueur. Il y a une part de déception là-dedans, bien sûr. Quelqu’un comme Roméo Castellucci, avec qui j’ai par ailleurs une relation personnelle, et une vraie admiration pour son œuvre, j’aurais voulu le programmer. Mais heureusement, le Printemps des Comédiens l’a programmé et le public montpelliérain a pu le voir. Mais ça rejoint ce qu’on disait sur le format des salles. Ici il y a une petite salle, et on essaye d’en faire un espace modulaire, où les artistes puissent s’exprimer et rencontrer le public. C’est ça le plus important. Le lieu, c’est secondaire, l’important c’est ce qu’on y crée. Même si, forcément, chaque salle, chaque espace conditionne ce que tu veux y faire.
Tu aurais envie de sortir de la salle, des fois ?
Jamais. J’aime les outils du théâtre, le cadre, les lumières… Mais j’aimerais un théâtre qui soit ouvert toute la journée, qu’il s’y passe des choses toute la journée, un lieu où tu peux venir voir des expositions, des films, des ateliers, Je n’ai pas envie de réinventer la médiathèque, mais c’est un peu cet esprit-là. C’est bizarre, quand même, d’avoir un lieu de culture, comme ça, un théâtre, avec quelqu’un qui vient ouvrir les portes à 7 heures du soir.Ce format de la soirée, c’est déjà une déclaration d’intention, une déclaration élitiste. Si tu l’ouvres toute la journée, que tu peux y entrer, rencontrer une œuvre, un débat, y manger, discuter, l’événement du spectacle va être moins transcendant, plus accessible, plus quotidien. Mais ça, ça ne marche vraiment que si tu es dans la ville. Ici, à midi, il y a plein de gens qui viennent manger et qui ne viennent jamais le soir. Ils ne cherchent rien d’artistique en venant déjeuner.
Mais cette contamination, elle n’existe pas vraiment. Quand on fait un festival sur les sexualités, ou qu’on programme de l’électro, on voit venir au théâtre des gens qui n’y sont jamais venu avant. Mais il y en a très peu qui reviennent voir le reste de la programmation. Très peu par rapport à ce qu’on pouvait espérer. C’est une déception, pour moi. Mais c’est une réalité. Je ne sais pas pourquoi les gens acceptent de voir dans un musée d’autres formes que les formes traditionnelles du musée, et qu’au théâtre, ils l’acceptent mal.
Est-ce qu’il n’y a pas aussi, dans ta programmation, qui est très européenne et internationale, une question de la langue ? Un obstacle que créerait le surtitrage des pièces, par exemple ?
Pourquoi ça serait un problème au théâtre, alors qu’au cinéma, on va sans problème voir des films sous-titrés ? Même si en France, il y a beaucoup de films traduits. Mais c’est vrai qu’il y a assez peu de metteurs en scène étrangers qui pénètrent vraiment le réseau théâtral français, et peu de théâtre français qui tourne à l’étranger. Mais la vraie question, ce n’est pas celle de la langue, c’est celle du théâtre expérimental.
Notre programmation, c’est celle qui, ailleurs, est une programmation de festival, de temps forts dédiés à la recherche, ou aux auteurs vivants.
C’est intéressant de voir à quel point le système lui-même formate des artistes, comment il oblige les artistes à penser avec ça. Je sais très bien avec quel type d’œuvres on pourrait remplir ce théâtre. Mais dans ce cas-là, on a pas besoin de moi, s’il s’agit juste de remplir le théâtre. Mon objectif c’est de remplir ce théâtre avec ma programmation. J’ai encore un an et demi pour le tenter.
Tu penses déjà à après ?
Non, pour le moment, non. C’est tellement récent cette décision de ne pas demander le renouvellement de mon mandat que j’ai besoin de temps pour réfléchir. La question, c’est de comment rester concentré sur ce qui reste à faire ici. J’ai passé le moment de la tristesse, de la déception. Comment te dire ? Je n’ai pas les moyens ici pour faire le projet tel que je l’ai pensé, c’est aussi simple que ça.
Les photos sont de Marc Ginot. Cet entretien est la version numérique augmentée en liens d’un papier paru dans le numéro #64 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est Let’s Motiv Magazine.
J’ai grandi en partie dans les Alpes, au cœur de ce qui fut le royaume de Savoie. L’Italie, quoi.
Ma Savoie à moi, elle n’était plus du tout italienne. Elle était grise, pleine d’usines qui fument et qui puent. Et elle était pleine de ritals. Des ritals de longue lignée, devenus « savoyards », avec des noms qui finissaient en « z », parce qu’ils avaient enlevé les deux dernières lettres pour se franciser. Carraz, s’appelait ma grand-mère. Carrazzi, s’appelait son grand-père.
Et à côté de ces italiens francisés depuis plus d’un siècle, il y avait les autres italiens, immigrés de la première ou de la deuxième génération, qui avaient passés la frontière du Mont-Cenis pour chercher du boulot. Les « ritals », les « vrais », qui avaient gardé leur nom en « i » ou en « o ». Les savoyards les appelaient « ritals ». Parfois même « macaronis ». C’était un étrange racisme, puisqu’il ne s’adressait pas à l’autre, mais au « même ». C’est avec la montée du fascisme et la guerre que les « ritals » sont devenus « autres » pour les savoyards. C’était, paradoxalement, une manifestation de l’intégration républicaine des savoyards. Et en Maurienne, où les maquis résistants furent avant tout communistes, l’opposition entre les italiens « fascistes » et les mauriennais « communistes » fut parfois forte. On lisait ainsi dans les années trente, dans la Croix de Savoie, ce genre de sentence :
L’italien est un « mauvais client, un voisin désagréable, et un véritable pillard. L’Italien ne travaille que quelques jours par semaine puis il s’enivre. Des immondices jonchent le sol devant leurs maisons. L’ouvrier italien souille de sang notre ville en utilisant son couteau, il est illettré et sa vie se rapproche de la vie animale. »1.
Quand j’étais ado,les plus racistes, c’étaient souvent les ritals. Ils avaient pour beaucoup quitté les usines de la vallée. Ils étaient artisans, perchman, moniteurs de ski. Ils pensaient surtout à virer les « bougnoules » qui venaient de Chambéry « piquer le boulot » qu’ils ne voulaient plus faire. Et moi, je les trouvais cons, ces « ritals ». Et puis un jour, j’avais douze ou treize ans, j’ai lu l’un des plus grands livres de littérature populaire qu’il m’ait été donné d’ouvrir, et j’ai compris qui ils étaient, ces « ritals ». Et d’où venait une partie de mes racines. C’était le livre de François Cavanna, Les ritals. Extrait :
«Mon cousin Silvio, Silvio Nardelli – avoir un cousin de plus de quarante ans, ça me fait drôle -, qui a travaillé en Angleterre, même que les maçons, là-bas, ça l’a soufflé, ils travaillent en chapeau melon, avec le col dur et la cravate, pour le reste ils sont habillés en maçons, grande blouse blanche, pantalon de velours serré aux chevilles et ceinture rouge, mais chapeau melon sur la tête et cravate, il en est pas encore revenu, Silvio, et attention, faut pas les bousculer, qu’il dit, ils aiment pas travailler avec des Ritals parce que les Ritals foncent comme des dingues, ils sont payés à la tâche, alors, fais-leur confiance, à chaque truellée de plâtre qu’il écrase sur le mur le Rital entend tomber les centimes dans le bocal au fond de l’armoire, mais les Anglais, impassibles, pas un geste plus vite que l’autre, le syndicat permettrait pas. Oui, Silvio raconte, quand tu arrives en Angleterre, que tu te présentes au bureau pour la carte de travail, le fonctionnaire te demande : « Italian ? » « Yes. » « De quelle région ? » Tu dis de quelle région. Au milieu de la carte, juste à la hauteur de Florence, il y a un gros trait rouge rajouté à la main, un gros trait qui coupe l’Italie en deux, en bas il y a le Sud, le pied de la botte, en haut il y a le Nord. Le fonctionnaire cherche ton patelin sur la carte. Il met le doigt dessus. Si c’est plus haut que le trait rouge, ça va, il te fait ta carte de travail. Si ça tombe en dessous du trait, il te dit « sorry, sir, nous avons atteint le quota, pas de carte de travail, il faut return to Italy ». Silvio est tout fier de raconter ça, et les autres sont contents aussi, ils se marrent. Il y en a toujours un pour dire sentencieusement : « L’Italien del Norde, il vient en Franche fare le machon. L’Italien del Soud, il va en Amérique fare le ganchetère. Ecco. » Le Sud, c’est pas l’Italie, Rome, à la rigueur, bon, il y a le pape, il y a le roi… Quoique, ces deux-là, ils auraient pu se donner la peine de monter un poil plus haut, jusqu’à Milan, par exemple. Mais encore plus bas, c’est chez les Marocains. Les Ritals crachent de mépris tout en jetant un oeil par-dessus l’épaule, des fois qu’un Napolitain serait là, juste derrière, avec son couteau. « Si que zé sarais oun Napolitain, z’arais tellement vonte que zé sortirais zamais dans la roue, zamais ! »»
De ce jour, j’ai arrêté de les trouver cons par principe, les « ritals ». Et c’était un pas vers moins de connerie pour moi, et pour tous. Non seulement l’œuvre de Cavanna est belle, non seulement il est un grand écrivain, mais il a beaucoup fait pour faire reculer la connerie.
Ciao, Cesco. Je suis content que tu te sois délivré de cette « saloperie infâme »2
Cité par François Forray, dans son discours d’entrée à l’académie de Savoie ↩
Je viens de lire ton interview au Monde, dans laquelle tu déclares que “malheureusement, tu songes à quitter le PS presque tous les jours”. Du coup j’ai lu ton blog. Pas tout. Disons, les 10 derniers mois.
Du dernier billet, sur le système clanique, j’ai entendu l’écho des choses que j’avais souvent dit et écrit durant le quart de siècle que j’ai passé à militer au PS. Urgence de rénovation, fermeture démocratique, aveuglement social, dégoût jusqu’à la nausée des pratiques clientélistes.
Pendant plusieurs années, comme toi aujourd’hui, j’ai songé à quitter le PS presque tous les jours. Je l’ai fait en 2010. Après le congrès de Reims, j’en étais arrivé à la conclusion que ce parti n’était plus réformable de l’intérieur, et que j’avais été bien fou de croire si longtemps qu’il était possible de le faire. Il faut dire que j’habite en fréchie, et que j’étais lassé d’être l’opposant de service.
Pourtant, et contrairement à ce que certains de mes ex-camarades ont cru, et croient encore parfois, ce n’est pas tant le fonctionnement interne de ce parti, son incapacité à faire vivre une démocratie, sa sempiternelle reproduction d’une organisation du pouvoir fidèle en tous points au modèle social qu’il est censé combattre, un système fait de féodalités, d’accumulations de capitaux politiques et symboliques, de verticalité et de partage rigide des fonctions sociales. Tout celà n’est pas propre au Partis Socialiste, c’est la gangrène de toutes les formations issues du mouvement ouvrier français.
Non, ce qui m’a fait quitté le PS et rejoindre Europe Ecologie, c’est ce que tu amorces dans un autre billet de ton blog, une réponse à Gérard Grunberg sur la social-démocratie, lorsque tu écris :
“La crise que nous affrontons n’est pas le énième épisode d’une alternance cyclique entre phases d’expansion et de ralentissement. C’est au contraire une mutation du système économique tout entier provoquée, entre autre par la crise énergétique, et conditionnée par la problématique du réchauffement climatique et du recul de la biodiversité. C’est dans cette perspective, qu’à l’instar de la crise de 29, les socialistes doivent se placer. Et c’est cette pédagogie qu’ils devraient faire : celle d’un éco-socialisme faisant jouer, pour organiser la société autour de la recherche du bien commun, à la question environnementale le rôle qu’a pu tenir au XXème siècle la question sociale.”
En d’autres termes, je suis parti parce que j’étais convaincu que, parce qu’il ne comprenait les crises que nous avions à affronter, le PS était dans l’incapacité d’y aporter des réponses.
Dans les années qui ont précédées cette décision, trois rencontres m’ont permis de radicalement changer mon approche de l’économique, du social et du politique.
Celle de Pierre Larrouturrou, d’abord. Pierre n’est pas un grand stratège politique, mais c’est un grand économiste. C’est lui qui m’a fait rester au PS dans les dernières années, et c’est en travaillant avec lui et son groupe que j’ai révolutionné mes approches économiques, que j’ai compris la faillite de toute stratégie productiviste ou néo-colbertiste, et la nécessité d’inscrire un autre projet économique au cœur du projet politique.
Celle de Denis Robert, ensuite. Parce qu’il m’a fait comprendre combien il était indispensable d’analyser les circuits financiers, la puissance noire de ces mécanismes, et la nécessité, par conséquent, de lutter prioritairement contre la corruption et les paradis fiscaux.
Celle de Daniel Cohn-Bendit enfin, il y a longtemps. Lorsque, au détour d’une partie de pétanque à côté du Pic-Saint-Loup, j’ai entraperçu ce que pourrait être une autre organisation politique, plus horizontale que verticale, et un autre fonctionnement politique, fait de pollinisation et de dialogue égalitaire entre les différents milieux militants.
Je t’écris tout ça, cher Gaëtan, parce que tu me sembles amorcer ce tournant plus vite encore que la génération qui s’est échappée au Parti de Gauche au même moment où j’ai rejoins Europe Ecologie. Et qu’il faut continuer.
Je n’ai pas de conseils à te donner. Je ne sais pas s’il faut continuer à espérer changer l’appareil et le logiciel socialistes de l’intérieur, ou s’il faut le faire de l’extérieur.
Je ne crois pas à l’alternative du Parti de Gauche, même si elle a le mérite de porter, avec moult contradictions, un discours sur l’écologie politique.
Je sais qu’EELV n’est pas une réponse parfaite, qu’il faudra certainement dépasser le cadre qu’elle s’est donné à sa (re)naissance si l’on veut qu’un jour nos diagnostics et nos solutions soient majoritaires.
Mais c’est aujourd’hui le moins mauvais des cadres d’action dans lequel je puisse m’investir et me projeter pour changer le monde qui m’entoure. Et que c’est cette urgence qui prime.
Bienvenue dans l’écologie politique, camarade Gorce. C’est une alternative globale, et elle a besoin de force.
Et à très bientôt, où que tu ailles.
Je suis arrivé dans cette région à la fin de l’année 1991. Je venais de passer plus de quatre ans à Paris, et j’avais besoin d’un nouveau départ.
J’ai fini la première partie de mes études très tôt, j’avais tout juste 20 ans quand j’ai été diplômé de science-po Lyon. Fin 1986, les manifestations étudiantes m’ont propulsé sur une scène de l’action, celle d’une marche de résistance victorieuse contre un gouvernement de vieux, réactionnaires et aveugles du changement qui s’opérait sous leurs yeux. Je voulais être un journaliste, un observateur, je suis devenu un acteur de la société. Mon diplôme en poche, je suis parti à Paris, suivant une filière de formation politique désormais connue : le syndicalisme étudiant, puis, très rapidement, un poste de « professionnel de la politique » au service d’un des multiples sous-courants du PS d’alors.
En 1990, après le tristement célèbre Congrès de Rennes, l’inutilité de mes combats internes m’a frappé de plein fouet. J’ai décidé de changer, tant qu’il en était encore temps, avec la ferme conviction de ne plus jamais vivre d’une activité politique, et de garder, toujours, ma parole libre.
Je suis arrivé à Montpellier pour reprendre des études. Comme beaucoup de ceux d’entre nous qui sont arrivés ici par un tournant de leur vie, j’ai d’abord été conquis par la beauté du ciel et des pierres. Puis par les terrasses et les places. Et par cette nouvelle productivité, loin des temps de transports parisiens.
Et comme beaucoup d’entre nous, j’ai connu des déceptions. Pas suffisantes pour que je reparte. Des déceptions sympathiques.
Il y a peu de travail, les amitiés peuvent être très superficielles, l’intégration aux sociétés locales n’est pas facile. Mais la découverte de cet art de vivre languedocien, si doux, est un moment exaltant.
Je suis resté. Ma compagne d’alors a trouvé du travail et m’a rejoint. Nous nous sommes installés. Notre premier enfant est né ici.
J’ai pris un autre départ. Une bourse de recherche, des études doctorales de science politique, et dix années de recherche fondamentale dans l’un des nombreux centres de recherche CNRS d’ici, à me spécialiser dans l’analyse des politiques publiques, et notamment territoriales.
Au bout de cette décennie, sans poste fixe, nous avons, à quelques-uns, conclu que produire du savoir pour le seul cénacle de nos pairs universitaires et chercheurs ne permettrait pas de changer vite le monde que nous analysions. Nous sommes sortis des sphères universitaires pour monter une structure privée de recherche opérationnelle et d’observation des politiques publiques, en prise directe avec les collectivités et les acteurs sociaux.
Durant toute cette période, j’ai continué à essayer de militer au Parti Socialiste. Je n’arrivais pas à me taire. Ni à faire allégeance à quelque baron que ce soit. Relégué dans les minorités critiques, écarté des cercles de décision, y compris des marchés publics des collectivités dirigées par le PS, je suis allé construire mon expérience ailleurs. Expérience professionnelle, expérience politique.
Lorsque Europe Ecologie s’est créé, secouant ce parti des Verts trop souvent impuissant à agir, j’ai vu l’opportunité d’une autre façon de militer, de faire de la politique autrement.De ces 20 années passées dans des partis issus du mouvement ouvrier, je retiens surtout que, dans l’organisation interne, aucun d’entre eux n’a su construire un mode de « gouvernance » qui ne soit pas calqué sur les principes mêmes de l’organisation sociale, politique et économique qu’ils étaient censés combattre : le capitalisme. Au Parti Socialiste, mais aussi dans les plupart des partis issus du « mouvement ouvrier », la conquête du pouvoir démocratique s’appuie d’abord sur l’accaparation des ressources internes, l’accumulation de « capitaux » politiques (les mandats internes et externes) et économiques (la capacité ouverte par la détention de mandats de financer des équipes politiques).
Des structures pyramidales, fortement hiérarchisées, rendant impossible l’ouverture et la diversité des organes de décision.
Observateur des politiques territoriales, j’ai pu constater la lente atrophie du contenu politique des décisions des collectivités territoriales, obnubilées par la gestion, perdant de vue des objectifs fondamentaux de leurs institutions, asséchant largement le sens de leurs actions. La gauche traditionnelle est devenue impuissante à penser la société parce qu’elle reste largement ancrée sur des visions passéistes : la notabilité, et la croissance économique.
La notabilité, c’est ce système de captation des ressources politiques au profit d’une oligarchie, entretenu par le cumul dans le temps et dans l’espace des mandats de représentations et de gestion. La notabilité empêche non seulement la gauche de faire évoluer son audience au sein du peuple souverain, favorisant l’émergence de contestations radicales de la part de ceux qui se sentent, à raison, exclus du système traditionnel, mais l’empêche également d’être à l’écoute des changements, des mutations profondes qui naissent dans la société. Le système de pouvoir assumé par la gauche traditionnelle lui construit donc des frontières indépassables. Elle est contestée par ceux qui ont peur du changement, et par ceux qui le propulsent.
La croissance économique, cette croyance née dès la fin du 19° siècle que l’avancée des droits sociaux et politiques était liée à la continuation de l’accumulation des richesses accaparées par les élites économiques, dont il s’agissait finalement de décider des clés de répartition, a fini par servir de point d’aveuglement de la « pensée économique de gauche ». C’est oublier deux choses fondamentales :
– notre monde est un monde fini. Ses ressources ne se régénèrent pas au rythme de leur consommation. Il est donc impossible de prétendre que la croissance, liée majoritairement à l’exploitation des ressources naturelles, puisse être infinie.
– le rôle d’une force de contestation des inégalités doit d’abord être de promouvoir d’autres formes d’organisations sociales et économiques que celles défendues par le capitalisme. Les modes de production coopératifs, l’organisation des circuits courts, le combat contre l’idée aliénante que la consommation ferait le bonheur, sont autant de fondamentaux perdus de vue par les forces de gauche traditionnelles.
C’est cela, avant tout, que je recherchais, dans Europe Ecologie Les Verts. Je l’ai trouvé un temps. Puis ce parti s’est refermé sur ses vieilles impuissances. La violence des échanges internes finissent par dépasser les avantages d’une vraie liberté de paroles. Les clans ressurgissent, au gré des échéances électorales. Et puis il y a eu les douloureux épisodes de clientélisme, cette maladie honteuse de la politique. Adhésions achetées, parfois même volées, déni de démocratie, au profit d’ambitions ridicules, que leurs porteurs n’étaient même pas capables d’assumer. Et puis la lassitude de voir qu’une grande partie de l’appareil militant se passionne pour les conflits internes, y lance son énergie, quitte à laisser des cicatrices relationnelles débiles. C’est tellement plus facile d’être un « diseux ». Je préfère essayer d’être un « faiseux ». Et de toute façon, le tournant présidentialiste de ce parti m’insupporte, à tous les échelons. Je veux du collectif, je veux me battre pour du bien commun. Ce combat, dans sa forme la plus politique, n’est que la continuation de ceux que j’ai pu mené en étant chercheur, journaliste ou observateur. J’ai construit, je crois, suffisamment de barrières pour ne pas être happé par ce « coté obscur de la force » qu’est la facilité à se faire pervertir et corrompre par le système que je combats. Mais ça me pose parfois de vrais dilemmes au moment de voter. Je ne peux pas adhérer aux discours qui peuvent se résumer, sans caricature excessive, à un « faites-moi confiance, je suis un bon chef, et pour les solutions, y’a qu’à, faut qu’on ». Du coup, je préfère militer ailleurs, dans de la proximité, et parier sur l’intelligence plutôt que sur des réflexes pavloviens. J’aime l’écologie au concret, pas dans les discours. J’aime m’occuper du Jardin de la Reine, cet écrin magique de biodiversité urbaine, qui sert de point de rencontre aux réseaux de l’agriculture urbaine. J’aime promouvoir le vélo, la ville douce. J’aime l’idée qu’il faut préparer les gens, même à leur insu, au fait que le monde dans lequel ils vivent va bientôt s’effacer, et qu’il va leur falloir apprendre à se nourrir et à se déplacer autrement. J’aime écrire sur des choses complexes sans les réduire à de la bouillie pour idiots, et tant pis si ça fait de moi un éternel « intellectuel précaire ».
Mais ça me semble quand même dingue que tu ais pu lire jusque-là.