Les enfers ou le paradis de mon oncle
Les Enfers sont au dessus de moi, ils l’ont toujours été. C’est l’un des chemins dont j’ai le plus rêvé, de ma vie entière. À skis l’hiver, en courant l’été, en rêvant pendant mon sommeil.
Enfant, j’ai mis longtemps à dompter les Enfers. C’est mon oncle qui m’y a guidé. Plus tard, il m’y a souvent emmené après nos journées de travail. Nous prenions les dernières remontées avant la fermeture des pistes. Le propos était simple : il fallait que j’acquière de la vitesse, et que je dompte ce grain de folie nécessaire aux skieurs de descente. Alors, du sommet de Tête d’Albiez jusqu’en bas du Plan du Four, sans s’arrêter, 850 mètres de dénivelé. Et pour commencer, les Enfers. Son paradis.
Les Enfers sont comme des mantes religieuses. Elles vous laissent étourdis, vous consomme d’envie. Elles sont des veuves noires qui cherchent votre compagnie.
Comme beaucoup de ces pistes abruptes, elles profitent d’une situation particulière. Une exposition au nord, pour conserver au mieux la neige. Une déclivité inversée, pour mieux la garder fraîche. Une grande pente, pour décourager les petits. Un dévers éhonté, pour faire fuir les cossards. Une corniche abondante, pour faire peur aux plus forts. Et un champ de bosses, comme un champ de patates, un labyrinthe de creux, de collines froides, de baignoires anciennes, de vallons meurtriers.
Elle, comme ses soeurs, ne pardonne rien. Ni la faute de cares, ni l’inversion avortée. Elle se repaît de ta peur. Il te faut l’attaquer. Les épaules face à la pente. Il faut la regarder au fond de ses yeux de glace et lui imposer ton propre chemin.
Tirer parti de la force qu’elle te renvoie. Éviter l’obstacle auquel elle te destine pour mieux dessiner ce qui t’aidera à l’aimer.
Mon oncle était le maître des Enfers.
Il n’avait pas peur de la mort.
La mort s’est d’abord cachée en son sein. Puis elle l’a rongé, doucement, douloureusement. Mais l’homme est resté debout, tant qu’il avait encore des adieux à faire.
Il a d’abord dû compter ce qu’il lui restait à vivre en mois. Aux années, il n’avait plus droit. Puis vint un moment où il a compté des semaines. Puis il s’est mis à regarder des jours, des jours beaux comme des derniers. Et dans ces jours, quelques minutes de conscience, de lucidité. De dialogue. D’écoute. Pour tendre une dernière fois la main aux siens. Cette main décharnée. Au bout de ce corps de sportif dont il ne restait plus rien, qu’un squelette qu’une équipe de soignants amena doucement de l’autre côté de la vie. Il a refusé la fulgurance, et il a refusé de dormir. Il s’est éteint d’épuisement. De fatigue. Son corps avait tant lutté.
Dans ma famille d’athées, la mort est une fatalité. C’est à nous d’y faire face, et aucun prêtre ne vient nous aider. C’est aux plus proches d’être les passeurs, de la vie de chair aux souvenirs de l’être.
Cela fait quatorze ans aujourd’hui que mon oncle a pris congé des vivants. Ses cendres reposent au bord d’un ruisseau d’altitude. C’est dans un petit vallon qu’a été dispersé ce qui restait de son corps enfin délivré, pour que son âme et son souvenir puissent scintiller au soleil, comme une étoile d’argent.
Je n’ai pas besoin d’y aller pour le raviver. Je l’ai incorporé dans ma chair et dans mon esprit.
Il continue à vivre dans ceux qui l’ont aimé, et dans cette nature généreuse que ses cendres ont contribué à fertiliser.
Mon oncle vit dans tous les sabots de vénus, dans toutes les gentianes acaule, dans tous les edelweiss, dans tous les lys martagons.
« La mort est un problème de vivants. Morts, les êtres humains n’ont pas de problèmes », disait Norbert Elias.
Aujourd’hui, pour célébrer ta mémoire, j’ai fait un feu. Et j’ai remis bout à bout des mots que j’avais couché alors que tu ne pouvais déjà plus te lever.
Tu ne le vois pas, tu n’en sauras rien. Ce présent n’est pas pour toi, mais pour ceux des tiens qui sont encore présents. Je t’embrasse.