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Ça s'écoute, De quoi ?

Avis de vent fort sur les musiques actuelles

Longtemps, les musiques actuelles furent séparées en deux mondes quasi autonomes : d’un côté les grandes salles et les grands festivals, soumis aux appétits des grands labels et des manœuvres de capitaines d’industrie, de l’autre  les petites salles, associatives, publiques ou indépendantes, qui jouaient une partition de défricheurs, dans des espaces régionaux. Deux mondes au fonctionnement différent, celui des gros contrats et celui des petites subventions, celui des managers et celui des rockers rebelles. Deux univers culturels, qui se parlaient parfois, autour d’artistes souvent légendaires qui cherchaient encore des petites salles pour mettre le feu à un public fidèle. Et puis le monde a changé. Les disques se sont moins vendus, la scène est redevenue un enjeu économique majeur, et la logique des concentrations industrielles, des intégrations horizontales ou verticales, toute la panoplie des perversions financières menace de sortir des frontières du gigantisme pour infiltrer le monde des petites jauges. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

La musique adoucit les mœurs. C’est Aristote qui le disait, condensant en une phrase un développement beaucoup plus long de son maître Platon. Et dans la bouche de Platon, c’était un reproche. Dans le Livre III de La République, le philosophe grec explique ainsi en substance que la classe des guerriers doit être préparée pour être sans cesse en alerte, prête à combattre, et qu’il faut donc bannir, dans son éducation, « les harmonies molles et les mélodies douces ». Il ne faudrait pas, autrement dit, que la musique adoucisse trop les mœurs. Et tout ça tombe très bien pour nous, penchés que nous sommes sur le théâtre des opérations en cours de la bataille mondiale pour le contrôle du rock, du rap, de la techno, du jazz ou de la world.
Longtemps la France fut résistante à la colonisation des grands groupes mondiaux de l’industrie culturelle. Elle posait son exception comme une fière ligne Maginot, arguant de la force intemporelle de son esprit cocardier.
Tout cela, lecteur, est en train de basculer. Les grandes salles de concert tombent aux mains des géants allemands ou américains, les moyennes se regroupent, on parle de concentration horizontale, de groupes à 360 degrés, et il y a plus d’articles de presse sur les musiques actuelles dans Les échos ou Boursorama que dans Télérama ou les Inrocks, deux des plus gros titres de presse culturelle et musicale française, tous deux propriétés de Mathieu Pigasse, également patron de Rock en Seine, associée depuis peu à AEG. AEG, Anschutz Entertainement Group, mastodonte des grandes salles de concert (les arenas, c’est leur idée), l’un des deux géants mondiaux, avec Live Nation, de l’industrie des musiques « actuelles ». Et les deux géants regardent la France avec envie.
Mais, fidèle à sa réputation, la fière patrie a déjà sa propre classe d’industriels prêts à régner sur le business musical. Lagardère, Fimalac, Vivendi, Coker/Colling & Cie, se partagent la majeure partie des Zéniths et une bonne poignée de jauges plus petites à Paris et un peu partout en France.
Partout ? Non. Dans cette guerre mondiale, l’Occitanie fait figure de village des irréductibles gaulois. Ou plutôt, faisait. Si le Zénith montpelliérain reste toujours la propriété de la métropole, via la société d’économie mixte Montpellier Events, et que personne ne veut de la très déficitaire Arena Sud de France, Toulouse vient de donner l’exploitation de son Zénith à Daniel Colling, l’inventeur du concept zénithal, qui en exploite déjà une dizaine, sans compter son empire berruyer (Colling est le cofondateur du Printemps de Bourges).
Dans les régions adjacentes, ça tombe comme à Gravelotte. Lagardère Sports and Entertainement a déjà mis la main sur les arenas d’Aix et de Bordeaux. Spass/Fimalac, le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière (le « patron » de Pénélope Fillon, remember) possède le Zénith Omega de Marseille, les deux salles phocéennes du Silo et de la Chaudronnerie, et le complexe Axel Vega de Bordeaux. Vivendi n’est pas encore de la partie sur les équipements, mais le groupe de Vincent Bolloré vient de rafler la mise sur Garorock, le grand festival de Marmande porté pendant 20 ans par des subventions publiques. Cadeau.


Le célèbre slam de François Charon, dit Frah, chanteur de Shaka Ponk, magnifiquement shooté par Ludo Leleu, photographe rock de talent

La prise de pouvoir des tourneurs

Pourtant, en Occitanie, les connaisseurs se disent que le ver est dans le fruit. D’abord, Live Nation louche sur le Sud. Le géant américain a mis un pied dans Marsatac, et Montpellier lui a offert sur un plateau la délocalisation de I Love Techno. Ensuite, comme partout ailleurs, l’Occitanie voit arriver les phénomènes de concentration de programmations autour de quelques tourneurs. Les Déferlantes d’Argeles, par exemple, se sont associées avec Garorock et Beauregard dans une société dont Alias Production a pris des parts. Alias Production, ce sont des gérants ou cogérants de salles (La Maroquinerie, les Bouffes du Nord, le Bataclan), des organisateurs de festivals (Les Inrockuptibles), et un des plus gros catalogues de tourneur de France (d’Archive à Youssou N’Dour, en passant par Benabar, Nick Cave, P.J. Harvey et Lescop, et des dizaines d’autres).
Avec la chute des ventes de disques, la tournée est devenue une part essentielle des revenus des artistes et du secteur musical. Après des années de domination des labels – qui avaient des disques à vendre -, ce sont aujourd’hui les tourneurs qui prennent le pouvoir. Live Nation ou AEG ne produisent pas. Ils tournent, et diffusent eux-mêmes chaque fois qu’ils le peuvent. Pour les tourneurs français, résister aux bulldozers AEG et LiveNation signifie grossir, monter en puissance, et donc, en toute logique capitalistique, concentrer.
La concentration, c’est le maître mot du moment, chez les aspirants au gigantisme. Mutualiser au sein d’entités économiques les salles de concert, les partenariats avec les festivals, au profit d’un catalogue à tourner. Alias, mais aussi Asterios (Orelsan, Petit Biscuit, Cali, Fauve, …), Corida (Radiohead, Phoenix, Justice, Ben Harper …), Auguri (Dominique A, Arthur H, Demi Portion, Katerine …), tous sont dans des stratégies dites « à 360° » : intégrer tournées et diffusion, au risque d’accélérer la standardisation des offres, de répliquer des line-up, et de créer de véritables guerres d’exclusivité.

David Lemoine, chanteur du groupe bordelais Cheveu, porté par la foule et l’objectif de Rémi Goulet

Les fédérés, solidaires jusqu’où ?

Cette guerre généralisée des « gros », ou des grenouilles qui voudraient grossir, qui caractérise la filière de l’industrie musicale française depuis plusieurs années maintenant, s’arrête-t-elle aux frontières du Grand Capital ?
En dehors de cette sphère mondialisée ou en voie de, il y a le monde des « petites » scènes : SMAc, scènes associatives, clubs historiques ayant su renouveler leur public. Pour protéger leur indépendance, sauvegarder leur existence, professionnaliser leurs métiers, ces petites scènes ont, depuis longtemps, impulsé des logiques de regroupements, de réflexion, de mutualisation. La Fédurok, créée au mitan des années 90 par une vingtaine de patrons de salles de rock, a été pionnière parmi ces « outils ». Rapidement élargie à d’autres musiques amplifiées, regroupée désormais avec les lieux de « jazz et de musiques improvisées » sous la bannière de la Fédélima, la fédération des lieux de musiques actuelles, les « petits » lieux de musiques actuelles construisent depuis des années des outils pour mutualiser des compétences, apprendre à coopérer plutôt qu’à se battre les uns contre les autres, et à se défendre, justement, contre l’armée des prédateurs mondialisés. En PACA, c’est l’association Tréma qui sert de « délégué territorial » de la Fédélima. En Occitanie, c’est le rôle d’Octopus, la toute nouvelle fédération régionale, fruit de la fusion des réseaux languedociens et midi-py antérieurs, RCA et Avant-Mardi.
Leur boulot ? Représenter la filière, pour essayer de co-construire les politiques qui touchent aux musiques actuelles, assurer la prévention des risques, organiser la formation professionnelle spécifique à la filière. Et, en filigrane, faire du collectif. Créer de la coopération là où chacun aurait plutôt tendance à rester un bon individualiste.
Pour passer du rocker individualiste au collectif des musiques actuelles, les structures comme la Fédélima ou l’Irma, le centre d’Information et de Ressources pour les Musiques Actuelles, ont beaucoup misé sur la production d’études et d’observations qui, outre qu’elles permettaient de connaître le secteur, ont construit le sentiment que les acteurs des musiques actuelles n’étaient pas que des êtres singuliers et incompris, mais que beaucoup d’entre eux se ressemblaient, et pouvaient donc espérer vivre ensemble.
Pourtant, face à la guerre des grands groupes, à la concurrence acharnée sur les programmations, les « petits » ne jouent pas tous de la coopération salvatrice. Bien au contraire.

Émilie Rougier, égérie du groupe montpelliérain Marvin, dans l’œil de Rémi Goulet.

Pas de bisous entre les SMAcs

Depuis l’arrivée en grande pompe de la Paloma à Nîmes, rien n’est plus comme avant. L’équipement, surgi de terre en 2012, ne joue pas dans la même catégorie que ces consœurs régionales. Avec ses 3,5 millions de budget annuel, dont plus de la moitié d’argent public, et sa jauge de 1300 spectateurs, la Paloma a rompu les équilibres. En cherchant à aspirer un public bien au-delà du Vidourle et du Rhône, la salle nîmoise fait entrer la guerre des cachets et des contrats d’exclus dans un milieu qui cohabitait jusque là en quasi-bonne intelligence.
Car la métropole de Nîmes a voulu pour son équipement un « nouveau modèle économique ». Organisée en établissement public, avec une obligation d’équilibre budgétaire, la SMAc nîmoise dispose d’atouts bien différents des voisines : une salle de 1300 places, plus un club de 320. Un cran au-dessus des 1000 places du Cabaret aléatoire marseillais. Le double ou le triple des jauges de Victoire 2 et du Rockstore à Montpellier, des Passagers du Zinc à Avignon, du Bolegason de Castres, ou encore de Zinga Zanga à Béziers.
Dans cette catégorie de salles, seul le Bikini joue encore. La salle toulousaine, déménagée à Ramonville après avoir été soufflée par l’explosion d’AZF, joue avec ses 1500 places un rôle prépondérant dans le bassin toulousain. Mais le Bikini n’est pas une SMAc, ses financements publics sont très faibles, elle est, comme le Rockstore à Montpellier, une survivante de ces salles pionnières des années 80, animée par des rockeurs rebelles et rétifs au discours policé des politiques publiques.
D’ailleurs, de tous les acteurs régionaux, Steph Almallak, l’un des quatre boss du Rockstore, est l’un des seuls à parler sans détours. Pendant longtemps, la salle montpelliéraine a été l’une des rares à tirer son épingle du jeu dans la programmation en Languedoc-Roussillon. Sa tactique ? Proposer un arrêt montpelliérain aux groupes en transit vers Barcelone, notamment au moment de la Primavera Sound, en diminuant ainsi les coûts d’accueil des indés rock, que la salle à la Cadillac ne pourrait pas faire jouer autrement. Et miser sur le bon accueil et le bouche-à-oreille du milieu pour que les groupes reviennent, et leurs potes aussi.
Mais l’arrivée de Christian Allex en co-direction artistique de la Paloma a changé la donne. Programmateur des Eurockéennes, du Cabaret Vert, et de la Magnifique Society, le dijonnais a mis en œuvre la même stratégie de l’autostop barcelonais pour monter TINALS, le festival printanier de la Paloma. La même stratégie, mais avec des moyens financiers sans commune mesure avec les salles voisines. De fait, la Paloma est le point break entre le monde des « gros » à l’échelle nationale, et des « petits » régionaux.
Et nombreux sont ceux qui pensent que c’est le loup dans la bergerie, et que l’équilibre des petites salles régionales est aujourd’hui menacé par une logique de concurrence financière dans laquelle aucune n’a ni les moyens, ni l’envie d’entrer. Pourtant, à mots couverts, les patrons des petites salles maugréent contre les gros cachets dispensés par la salle nîmoise, et les stratégies d’exclusivité pour empêcher certains groupes de jouer alentour. Et ça, le milieu ne le connaissait pas. Et prend en pleine figure une distorsion de concurrence qu’elle vit d’autant plus mal qu’elle émane du lieu largement financé par l’argent public, qui a aujourd’hui les moyens de jouer avec les « gros », au risque de fragiliser tout le secteur des petites salles régionales.
Le loup libéral est entré par la porte du nouveau « modèle économique » public, et il devient urgent de penser la réplique, si l’on ne veut pas voir s’écrouler tout un maillage de salles de proximité.
C’est tout l’enjeu du travail de fédérations comme Octopus : préserver le réseau régional face aux coups de boutoir de l’industrie musicale. Pas sûr que les pouvoirs publics prendront la mesure de la tempête à venir avant la catastrophe.

Foule de concert, Romain Tauber

Crédits photos : Couverture : Romain Tauber / Shaka Ponk : Ludo Leleu / Cheveu et Marvin : Rémi Goulet. Merci à eux. 😉 Et si t’as besoin de bons photographes de concert, n’hésite pas à leur demander.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #72 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Où va la rue ?

« Trop politique ». « Trop populaire ». « Pas assez exigeant ». « Trop bruyant ». « Trop de punk à chiens ». Depuis plus de 30 ans que le spectacle contemporain a réinvesti l’espace public, les « trop » ne manquent pas pour mettre à distance des politiques culturelles une forme plus que millénaire de spectacle, qui, dans sa version moderne, chatouille les rêves et bouscule les villes. De politisation en divertissement, d’instrumentalisation en libération, tour d’horizon des débats qui continuent de chahuter les arts de la rue.

Khta

« Juste avant que tu ouvres les yeux », déambulation pour camion et murmures, La Khta

C’est l’un des plus importants secteurs culturels de la région. Les arts de la rue préfèrent le soleil à la pluie, c’est plus pratique pour travailler. C’est aussi l’un des plus faiblement financés, et, souvent, l’un des moins reconnus. Pourtant, 70 compagnies languedociennes, et 80 en provenance de Midi-Pyrénées étaient présentes cet été à Aurillac, le plus grand rassemblement du genre. Et depuis plusieurs années, les œuvres issues d’ici tournent loin et longtemps, et font le buzz.
Ailleurs, l’ampleur du phénomène des arts de rue ne faiblit pas. Nationalement, une bonne dizaine de festivals ont su s’installer, autant que de centres nationaux des arts de la Rue. Et pourtant, régulièrement, certains lieux, certains festivals tanguent, sous le coup de polémiques politiques retentissantes. Où va la Rue ?

Une histoire vieille comme la rue

Commençons par l’histoire. Car c’est une histoire vieille comme la rue. Avant la rue, même, disent ceux qui y rattachent les fresques pariétales des cités troglodytes de nos très lointains ancêtres de la grotte Chauvet.
C’est une histoire vieille comme la rue et pourtant si contemporaine. Bien sûr, l’Antiquité nous a légué des lieux de plein air, des théâtres et des arènes. Bien sûr, la Commedia dell’arte a débuté dans les places de Venise. Bien sûr, Molière a débuté dans la rue, sur des tréteaux. Mais, hormis Cervantès, qui considérait que la rue était l’écrin naturel de la Comédia espagnole, toutes ces formes étaient dans la rue faute de mieux. Faute de toits, faute de salles.
La rue restait le théâtre des saltimbanques : marionnettistes à la sauvette, musiciens au chapeau, danseurs de Carnaval.
Pourtant, toutes ces grandes formes historiques ont construit les bases du spectacle de rue : convoquer le public, le fidéliser, jouer, tendre le chapeau.
Mais l’ère moderne, l’ère du théâtre et de la salle, a rejeté les artistes de rue dans le monde des forains et des « cognes-trottoir », ce lumpenprolétariat artistique. Jusque dans les années 1970, où l’espace public a reconquis ses lettres de noblesse, où jouer dans la rue est devenu un choix : celui d’intervenir artistiquement dans ce que la cité compte de plus politique : l’espace public, premier d’entre les communs.

Flashback 1 : 1980. À Chalain, dans le Jura, Michel Crespin invente la Falaise des fous. Deux jours de rassemblement où convergeront plusieurs centaines d’artistes, et plusieurs milliers de spectateurs, pour 36 heures de spectacle ininterrompu. Véritable manifeste moderne des arts de la rue, la Falaise des fous est le premier festival de cette (in)discipline artistique. Michel Crespin parle d’une nouvelle génération d’artistes, de rencontres avec le public, d’agir sur la ville. 6 ans et autant d’expérimentations plus tard, Michel Crespin fondera le festival d’Aurillac.

« Jouer dans la rue est devenu un choix :
celui d’intervenir artistiquement dans ce que la cité compte de plus politique :
l’espace public, premier d’entre les communs. »

GroupeTonne

« AE. Les Années », adaptation d’Annie Ernaux mise en scène au plus près de la rue par le Groupe Tonne

Flasback 2 : En 1979, Royal de Luxe s’installe à Saint-Jean du Gard. Personne ne les connaît et le Gard s’en fout. En 1984, le Royal s’en va squatter un château près de Toulouse. Toulouse s’en fout. En 1989, Royal de Luxe lance un appel pour une terre accueillante. Nantes leur ouvre 10 000 m2 de hangar. Royal de Luxe devient l’une des plus grosses compagnies de France, toutes disciplines confondues.

Flashback 3 : 2005. Le ministère de la Culture décrète « le temps des arts de la rue ». Structuration, création de Centres nationaux des arts de la rue (CNAR), aides aux compagnies et à la diffusion : vingt ans après une émergence fulgurante, le ministère décide de prendre au sérieux ces artistes qui investissent l’espace, drainant un public considérable.

2015. Douze centres nationaux, autant de festivals d’importance, les arts de la rue semblent enfin être légitimes. Pourtant, la rue gratte toujours.

Le beurre, mais sans la crémière

À Chalon dans la rue, 29 ans d’existence, le maire, élu sous l’étiquette UMP, s’énerve. Les artistes sont impolis. Avec tout l’argent que donne la ville aux arts de la rue, les artistes pourraient quand même être reconnaissants et gentils. Mais non ! Les impertinents pointent la réduction de 25% du budget du festival et de l’Abattoir, le centre national des arts de la rue de Chalon. « Ce n’est pas de ma faute », clame le maire, « c’est la faute de l’État » qui baisse les dotations de la ville. Certes. Bon. Mais quoi ? Le festival et le CNAR nous dit le maire, coûtent 1,5 million par an à la Ville et à l’agglo. Le territoire, lui, récupère 10 millions de recettes, grâce aux 200 000 journées de visite cumulées sur le temps du festival. Ça, le maire ne le dit pas. Il ne dit pas non plus que 1,5 M€ pour le festival, c’est 2% du budget de fonctionnement de la ville de Chalon (66 M€). Moins de 1% des budgets cumulés de la ville et de l’agglo (150M€). Une paille, pour financer la principale manifestation touristique et économique de la préfecture de Saône-et-Loire.

Car d’autres que lui l’ont bien compris. Les arts de la rue se sont imposés dans le paysage culturel français grâce à ces festivals d’importance, qui drainent plusieurs dizaines, parfois plusieurs centaines de milliers de spectateurs. L’impertinence, le politiquement incorrect, la mise en question de la ville et du politique, tout cela reste présent. Mais un festival se construit aussi avec de grandes déambulations poétiques, avec du rêve ou du rire à chaque coin de rue. Et pour vivre ça, les spectateurs des festivals s’installent, louent des chambres, prennent des repas, boivent des verres. À Aurillac, qui n’est pas la manifestation la plus bourgeoise du genre, chaque spectateur dépense en moyenne 85€ par jour de festival, selon une étude d’impact assez sérieuse menée sous la houlette du comité régional du tourisme.

"Do Not Clean". Le Komplex Kapharnaüm prend le contrôle des services de nettoyage pour éclairer nos déchets.

« Do Not Clean ». Le Komplex Kapharnaüm prend le contrôle des services de nettoyage pour éclairer nos déchets.

Pourtant, les arts de la rue restent le parent pauvre des politiques culturelles. À 12 établissements, les CNAR peinent à cumuler le budget d’un seul théâtre national. En région Languedoc-Roussillon, le nombre de compagnies conventionnées par la DRAC oscille entre 0 et 1 selon les années. En Midi-Pyrénées, entre 1 et 0… La seule résidence de création conventionnée du Languedoc, l’Atelline, déménage faute d’un vrai soutien de sa commune d’implantation, Villeneuve-les-Maguelone. En Midi-Pyrénées, la structuration est plus sérieuse. Un CNAR, Pronomades à Encausse-les-Thermes, des lieux de création mixte (l’Usine Tournefeuille, Derrière le Hublot, MixArt Myris, …). Après être passé à côté de l’histoire Royal de Luxe, Midi-Py a décidé de ne plus louper le coche.

Mais du côté des manifestations, le soutien public reste en demi-teinte. Quatre festivals ont régulièrement les honneurs de la presse nationale : Pronomades s’appuie sur le CNAR de Haute-Garonne, et s’est déployé en saison, pour mieux épouser un territoire aussi vaste que rural. Ramonville, banlieue de Toulouse, jongle avec des crédits faibles pour une programmation exigeante et repérée. Cratère Surface s’appuie sur la scène nationale d’Alès et défriche théâtre et cirque. Les Grands Chemins d’Ax les Thermes se singularisent par … leurs chemins d’altitude ! Mais aucun n’arrive au niveau de soutien public auquel prétendent les Furies de Châlons en Champagne, VivaCité à Sotteville-les-Rouen, les Invites de Villeurbanne, ou a fortiori Aurillac ou Chalon dans la Rue.

Pourtant, à côté de ces quatre manifestations largement repérées, une dizaine d’autres creusent un sillon dans des territoires massivement ruraux : Derrière le hublot, Olt, 48° de rue, Label Rue, Festin de Pierres, … Les initiatives ne manquent pas. Montpellier s’y est essayé. Les Z.A.T., zones artistiques temporaires, devaient habiter un quartier de la ville deux fois par an. La nouvelle municipalité a réduit l’ambition à une seule rencontre annuelle, et s’est séparée du concepteur d’origine. La dernière édition, confiée au patron du Festival Montpellier Danse, a semblé s’écarter du chemin des « arts de l’espace public » pour célébrer une dimension animatoire, sans grand lien avec le quartier. Les arts de la rue ne s’y retrouvent plus.

La nouvelle vague renouvelle le danger

C’est que les héritiers des « saltimbanks réunis » de Michel Crespin sont exigeants. Ils sont dans la rue et ils savent pourquoi. La nouvelle génération d’artistes n’attaque plus frontalement comme au grand temps du Théâtre de l’Unité, des charges motorisées de Générik Vapeur, ou des confrontations de masse de Royal de Luxe.
Grimpée sur l’épaule de ces géants, la nouvelle vague triture la matière de l’espace public, cherche les spectateurs là où ils ne s’attendent pas être, et joue avec le danger.
Quand le groupe Tonne adapte les textes furieusement féministes d’Annie Ernaux et s’installe au milieu d’une foule autant convoquée qu’amassée au fil de la déambulation, c’est toute l’après-guerre, ses fantasmes et ses gâchis, qui se glisse en nous, comme les comédiens du groupe Tonne se glissent parmi leur public, au plus près de la rue.
Quand Komplex Kapharnaüm transforme un véhicule de nettoyage en videoprojecteur roulant, pour décliner sur nos murs la litanie des déchets de nos sociétés de gaspillage et d’exclusion, ce sont non seulement nos habitudes de consommation, mais aussi tous les mécanismes d’exclusion qui défilent devant nous.
Bien entendu, tout ça pourrait se passer en salle. Mais l’irruption artistique sur nos pavés ou nos murs confère à ces messages une autre dimension. Elle questionne la ville, la met en danger, dans ses interstices ou ses esplanades.

Quand la Khta décide d’inverser les rôles, de placer les spectateurs dans un gradin roulant, et de leur chuchoter une histoire en marchant au cul du camion, elle isole l’espace public dans une bulle intime autant que mouvante, imperméable et pourtant totalement ouverte. Et c’est tout notre rapport à la scène – et à la rue – qui s’en trouve désorienté.
Lorsque Patrice de Benedetti plante son soldat fracassé devant un monument aux morts pour incanter Jean Jaurès, et tous les Jean des mines, des syndicats, des tranchées, on voit bien ce que peut être la rue : un moment où même la commémoration et ses rituels peuvent être bousculés et peuvent nous bousculer.

"Jean, solo pour un monument aux morts", la commémoration coup de poing de Patrice de Benneditti

« Jean, solo pour un monument aux morts », la commémoration coup de poing de Patrice de Beneditti

Mais la force de la rue n’est pas seulement dans sa capacité à mettre en danger l’équilibre précaire que constitue la cité. Elle est aussi, parfois, la mise en danger de l’artiste comme jamais la salle ne peut le permettre.
Quand Alixem nous enferme dans un stade pourtant ouvert, pour nous prendre à témoin de ses folies familiales, le public rit aussi jaune que les gilets dont il est affublé. Nombreux en sortent ivres, au propre comme au figuré. Et passablement déboussolés d’avoir littéralement plongé au milieu d’artistes qui se mettent d’autant plus en danger que le public les entoure, les agresse, les adule, sans aucun artifice de filet.
Cette mise en danger, au plus près du public, des passants, de ceux qui s’en foutent, de ceux qui piratent la rue, aucune salle ne peut la restituer.
Et pourtant les institutions restent largement réticentes. La rue, au sens artistique, fait peur. Autant que la rue, la vraie, fait peur. Car elle est le témoin de ce qui ne peut pas toujours être contrôlé. C’est pourquoi les festivals de rue sont un équilibre fragile. Aurillac reste le seul à tenir tous les bouts, et à une telle échelle. Accueillir plusieurs centaines de compagnies (700 en 2015) pour plusieurs milliers de représentations demande une ingénierie solide, et une coordination très forte entre le festival et les collectivités locales, ainsi qu’au sein même des collectivités. Et un consensus sur les objectifs, partagé avec les services de l’État : police, santé, éducation nationale. Car il faut gérer tout le reste. L’afflux du public, les habitants dessaisis de leur ville, et toute l’intégralité du continuum de la rue : depuis les punks-à-chiens aux artistes amateurs, aux pros du « off du off » qui jouent quand ça leur chante. La « rue naturelle », comme le dit un de ses théoriciens, Solen Briand.
Et c’est bien cette frontière si ténue – dans l’espace -, et pourtant si abyssale, dans l’essence, qui inquiète les directeurs culturels et autres conseillers artistiques. La rue est un endroit poreux, dans lequel du pire peut surgir le meilleur, toutes classes et toute hiérarchie artistique pouvant être sur le champ abattues. Et surtout, le pire cohabite toujours avec le meilleur. Choisir, sélectionner, demande un véritable effort. Ça demande à voir.

« Cette mise en danger, au plus près du public, des passants,
de ceux qui s’en foutent, de ceux qui piratent la rue,
aucune salle ne peut la restituer. »

"Trip(es). Mes parents n'ont pas eu les couilles de faire des enfants". Plongée en gilet dans la folie d'Alixem.

« Trip(es). Mes parents n’ont pas eu les couilles de faire des enfants ». Plongée en gilet dans la folie d’Alixem.

En échange de quoi, les arts de la rue sont, de très loin, la forme de spectacle vivant la plus populaire. Celle qui répond le mieux aux impératifs de démocratisation culturelle énoncés depuis maintenant trente ans.
De cette popularité, une ville comme Aurillac fait son miel, et pas que. L’impact économique est considérable. Le maire le sait bien. En remettant les clés de sa ville quatre jours par an au festival, il sait aussi qu’il permet à Aurillac de continuer à vivre, et à rêver. Alors il accepte d’être lui-même mis en scène pendant la séance inaugurale, et de laisser la main aux techniciens du festival sur des affaires qui relèvent pourtant plutôt de son directeur général des services. Mais, à cette échelle de ville, Aurillac reste, depuis trente ans, le seul îlot de folle liberté.
Chalon, comme d’autres, aimerait le beurre sans la crémière. L’impact économique sans l’impertinence artistique. Chemin risqué. Fidèle à elle-même, Toulouse ne se risque toujours pas. Quant à Montpellier, seuls les devins savent ce qu’elle veut en la matière. Et les devins ne courent pas les rues.
La rue, elle, sait que son existence ne tient qu’à sa capacité à s’organiser elle-même. Alors elle se serre les coudes, s’engueule, s’organise. Parce que la rue sait que les petits poucets doivent anticiper. Sans même attendre les élections à venir, une fédération régionale des arts de la rue, unifiée sur la future grande région, devrait voir le jour sous peu. Elle s’appellera Gros Sud, ou Langue2Pie. Indiscipline oblige.

*Ce texte est la version augmentée en liens d’une enquête parue dans ce bijou de presse culturelle gratuite qu’est Let’s Motiv Méditerranée, au mois de septembre 2015. Les photos sont de moi aussi. Et oui.

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et aussi

Un hélicoptère de fonction ?

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Mon cher Philippe,

J’ai lu ton interview dans La Gazette de Montpellier de cette semaine, et, à la fin, tu dis une énormité dont je m’étonne qu’elle n’ait pas été relevée. À la question « Si vous êtes élu président de région ?« , tu réponds :
« Je resterais président de la métropole (…) Et je vivrais ici. Toulouse en hélicoptère, c’est à côté »
En hélicoptère ! Tu m’en diras tant !

Un aller-retour Montpellier-Toulouse dans un petit hélicoptère, c’est 2 200€. À raison d’un minimum de 3 aller-retours par semaine, 50 semaines par an, ta petite folie héliportée couterait aux contribuables 300 000€ à l’année,  2 millions sur tout le mandat. Au minimum ! Comptons plutôt sur le double, vu ton hyperactivité.
D’ici à ce que tu mettes dans le peu de tes points de programme l’achat d’un Écureuil de chez Eurocopter, il n’y a plus qu’un pas. Un hélicoptère de fonction !
Bref, ce serait une aberration écologique et financière.
Nul doute que tu sauras te ressaisir et avancer enfin des propositions qui vont dans le sens du bien commun, d’un développement durable et d’une saine gestion publique. Car pour le moment, c’est une gabegie annoncée.

Et puis, 3 jours par semaine à Toulouse, qui s’occupera de Montpellier, hein?

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