L’émoi est fort, et les craintes tout autant, depuis la publication, le 15 mai 2018, d’une instruction ministérielle relative à l’indemnisation des forces de l’ordre mobilisées sur des manifestations sportives ou culturelles, par le Ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. Ce que le milieu culturel appelle « la circulaire Collomb ». Les craintes sont fortes et justifiées : dès le 22 juin, l’association Pull Friction annonce qu’elle annule la première édition de son festival Microclimax, principalement du fait d’une « demande excessive de renfort de gendarmes pour un coût de 19800 euros, que l’association aurait dû régler ». La Préfecture du Morbihan exigeait la présence de 40 gendarmes supplémentaires pour sécuriser un festival qui attendait 500 personnes, sur un île…
Devant l’émoi, les ministres de la Culture et de l’Intérieur se sont fendus d’un communiqué commun appelant les préfets à plus de discernement.
Mais les affaires continuent. Dernièrement, c’est à Saint Molf, en Loire-Atlantique, que le festival Champs Libres a jeté l’éponge devant la note salée de la préfecture.
Que dit donc cette « circulaire » ? D’abord, qu’elle est une instruction, une directive. Et donc en aucun cas une nouvelle règle de droit. C’est le principe même des circulaires, qui sont tout en bas de la hiérarchie des normes. Ce que le Ministre, devant l’émoi des festivals, s’est empressé de rappeler : le texte ne fait que rappeler des règles existantes, parce que son « attention est régulièrement appelée sur les difficultés que rencontrent les services de la police et de la gendarmerie nationales dans la mise en œuvre des règles concernant l’indemnisation des forces de l’ordre engagées à l’occasion d’événements nécessitant un dispositif de sécurité particulier« , comme l’indique la première phrase de son instruction.
De quelles règles s’agit-il ? De celles découlant du seul article de loi encadrant cette possibilité d’indemnisation, l’article L211-11 du code de la sécurité intérieure. Qui dit, in extenso, ceci :
“Les organisateurs de manifestations sportives, récréatives ou culturelles à but lucratif peuvent être tenus d’y assurer un service d’ordre lorsque leur objet ou leur importance le justifie.
Les personnes physiques ou morales pour le compte desquelles sont mis en place par les forces de police ou de gendarmerie des services d’ordre qui ne peuvent être rattachés aux obligations normales incombant à la puissance publique en matière de maintien de l’ordre sont tenues de rembourser à l’Etat les dépenses supplémentaires qu’il a supportées dans leur intérêt.
Un décret en Conseil d’Etat fixe les conditions d’application du présent article.”
Ce texte dit donc deux choses importantes : qu’il faut distinguer, pour l’indemnisation éventuelle, ce qui est du ressort des missions incombant à la puissance publique (la « sûreté »), et ce qui pourrait être assuré par quelqu’un d’autre, ou qui n’est pas du ressort de la sûreté de l’État et des populations (la « sécurité »). Ça, c’est l’alinéa 2. Et que l’article ne concerne que les manifestations sportives, récréatives et culturelles à but lucratif. Ça, c’est l’alinéa 1. Je souligne à but lucratif, parce que c’est là qu’est l’os.
Or, que dit l’instruction Collomb ? Page 3, le ministre écrit :
“En tout état de cause :
• il est indifférent que le service d’ordre soit organisé sur la voie publique ou dans un site ouvert ou fermé à l’accès du public ou que la manifestation ait ou non un but lucratif. Cette dernière caractéristique a, en revanche, des conséquences sur l’application d’un coefficient multiplicateur.”
Donc, pour le ministre, le fait que le législateur ait expressément restreint le périmètre de l’article L211-11 aux manifestations à but lucratif est indifférent. Or, en se déclarant indifférent à la précision du législateur, le ministre présuppose que, dans le silence de la loi, la règle s’applique de la même manière aux manifestations à but non-lucratif. Pourtant, si le législateur avait voulu les englober dans le champ de l’article, il n’aurait eu qu’à éviter de faire la précision. Si le législateur fait la précision, c’est justement pour limiter l’interprétation, et pour éviter notamment une interprétation « par analogie » (« si le cas n’est pas précisé, nous le traiterons comme un cas semblable »), et imposer une interprétation a contrario. A contrario, donc, les manifestations à but non-lucratif ne peuvent se voir demander une indemnisation des forces de l’ordre. Il est donc difficile de se déclarer indifférent à la précision du législateur, alors que l’intention de ce dernier est claire. On ne peut pas traiter les manifestations à but non-lucratif comme les manifestations à but lucratif. L’application de la loi doit les distinguer.
Pour autant, la distinction ne résout pas tous les problèmes. Il faut déterminer si l’organisation est à but lucratif ou non, et le statut de l’organisateur ne suffit pas. Tout un corpus de textes réglementaires encadre cette question. Ainsi, un festival qui serait organisé par une association « à but non lucratif », mais dont la gestion ne serait pas totalement désintéressée, parce les dirigeants salariés bénéficieraient de salaires manifestement très au-dessus des autres directeurs de festivals équivalents, par exemple, ou dont l’organisation n’impliquerait ni la population ni les collectivités locales, ou dont la programmation ne ferait place ni à des œuvres réputées difficiles à programmer par le marché, ni à des artistes locaux dont le festival assurerait la promotion, pourrait très bien être requalifié « à but lucratif ». Et se voir présenter la note par le Préfet.
Mais en tout état de cause, 90% des festivals français semblent bien sortir du cadre de l’instruction ministérielle. Qui, il est utile de le rappeler, n’a pas de valeur juridique, et ne peut ajouter des éléments nouveaux au droit existant, sauf à être attaquable devant la justice administrative.
Photo : Damoclès, installation participative mettant en jeu nos principes de sécurité. Yann Ecauvre, Cirque Inextremiste, Festival d’Aurillac, 2017.