Tag Archives: culture

Ça s'écoute, De quoi ?

Avis de vent fort sur les musiques actuelles

Longtemps, les musiques actuelles furent séparées en deux mondes quasi autonomes : d’un côté les grandes salles et les grands festivals, soumis aux appétits des grands labels et des manœuvres de capitaines d’industrie, de l’autre  les petites salles, associatives, publiques ou indépendantes, qui jouaient une partition de défricheurs, dans des espaces régionaux. Deux mondes au fonctionnement différent, celui des gros contrats et celui des petites subventions, celui des managers et celui des rockers rebelles. Deux univers culturels, qui se parlaient parfois, autour d’artistes souvent légendaires qui cherchaient encore des petites salles pour mettre le feu à un public fidèle. Et puis le monde a changé. Les disques se sont moins vendus, la scène est redevenue un enjeu économique majeur, et la logique des concentrations industrielles, des intégrations horizontales ou verticales, toute la panoplie des perversions financières menace de sortir des frontières du gigantisme pour infiltrer le monde des petites jauges. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

La musique adoucit les mœurs. C’est Aristote qui le disait, condensant en une phrase un développement beaucoup plus long de son maître Platon. Et dans la bouche de Platon, c’était un reproche. Dans le Livre III de La République, le philosophe grec explique ainsi en substance que la classe des guerriers doit être préparée pour être sans cesse en alerte, prête à combattre, et qu’il faut donc bannir, dans son éducation, « les harmonies molles et les mélodies douces ». Il ne faudrait pas, autrement dit, que la musique adoucisse trop les mœurs. Et tout ça tombe très bien pour nous, penchés que nous sommes sur le théâtre des opérations en cours de la bataille mondiale pour le contrôle du rock, du rap, de la techno, du jazz ou de la world.
Longtemps la France fut résistante à la colonisation des grands groupes mondiaux de l’industrie culturelle. Elle posait son exception comme une fière ligne Maginot, arguant de la force intemporelle de son esprit cocardier.
Tout cela, lecteur, est en train de basculer. Les grandes salles de concert tombent aux mains des géants allemands ou américains, les moyennes se regroupent, on parle de concentration horizontale, de groupes à 360 degrés, et il y a plus d’articles de presse sur les musiques actuelles dans Les échos ou Boursorama que dans Télérama ou les Inrocks, deux des plus gros titres de presse culturelle et musicale française, tous deux propriétés de Mathieu Pigasse, également patron de Rock en Seine, associée depuis peu à AEG. AEG, Anschutz Entertainement Group, mastodonte des grandes salles de concert (les arenas, c’est leur idée), l’un des deux géants mondiaux, avec Live Nation, de l’industrie des musiques « actuelles ». Et les deux géants regardent la France avec envie.
Mais, fidèle à sa réputation, la fière patrie a déjà sa propre classe d’industriels prêts à régner sur le business musical. Lagardère, Fimalac, Vivendi, Coker/Colling & Cie, se partagent la majeure partie des Zéniths et une bonne poignée de jauges plus petites à Paris et un peu partout en France.
Partout ? Non. Dans cette guerre mondiale, l’Occitanie fait figure de village des irréductibles gaulois. Ou plutôt, faisait. Si le Zénith montpelliérain reste toujours la propriété de la métropole, via la société d’économie mixte Montpellier Events, et que personne ne veut de la très déficitaire Arena Sud de France, Toulouse vient de donner l’exploitation de son Zénith à Daniel Colling, l’inventeur du concept zénithal, qui en exploite déjà une dizaine, sans compter son empire berruyer (Colling est le cofondateur du Printemps de Bourges).
Dans les régions adjacentes, ça tombe comme à Gravelotte. Lagardère Sports and Entertainement a déjà mis la main sur les arenas d’Aix et de Bordeaux. Spass/Fimalac, le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière (le « patron » de Pénélope Fillon, remember) possède le Zénith Omega de Marseille, les deux salles phocéennes du Silo et de la Chaudronnerie, et le complexe Axel Vega de Bordeaux. Vivendi n’est pas encore de la partie sur les équipements, mais le groupe de Vincent Bolloré vient de rafler la mise sur Garorock, le grand festival de Marmande porté pendant 20 ans par des subventions publiques. Cadeau.


Le célèbre slam de François Charon, dit Frah, chanteur de Shaka Ponk, magnifiquement shooté par Ludo Leleu, photographe rock de talent

La prise de pouvoir des tourneurs

Pourtant, en Occitanie, les connaisseurs se disent que le ver est dans le fruit. D’abord, Live Nation louche sur le Sud. Le géant américain a mis un pied dans Marsatac, et Montpellier lui a offert sur un plateau la délocalisation de I Love Techno. Ensuite, comme partout ailleurs, l’Occitanie voit arriver les phénomènes de concentration de programmations autour de quelques tourneurs. Les Déferlantes d’Argeles, par exemple, se sont associées avec Garorock et Beauregard dans une société dont Alias Production a pris des parts. Alias Production, ce sont des gérants ou cogérants de salles (La Maroquinerie, les Bouffes du Nord, le Bataclan), des organisateurs de festivals (Les Inrockuptibles), et un des plus gros catalogues de tourneur de France (d’Archive à Youssou N’Dour, en passant par Benabar, Nick Cave, P.J. Harvey et Lescop, et des dizaines d’autres).
Avec la chute des ventes de disques, la tournée est devenue une part essentielle des revenus des artistes et du secteur musical. Après des années de domination des labels – qui avaient des disques à vendre -, ce sont aujourd’hui les tourneurs qui prennent le pouvoir. Live Nation ou AEG ne produisent pas. Ils tournent, et diffusent eux-mêmes chaque fois qu’ils le peuvent. Pour les tourneurs français, résister aux bulldozers AEG et LiveNation signifie grossir, monter en puissance, et donc, en toute logique capitalistique, concentrer.
La concentration, c’est le maître mot du moment, chez les aspirants au gigantisme. Mutualiser au sein d’entités économiques les salles de concert, les partenariats avec les festivals, au profit d’un catalogue à tourner. Alias, mais aussi Asterios (Orelsan, Petit Biscuit, Cali, Fauve, …), Corida (Radiohead, Phoenix, Justice, Ben Harper …), Auguri (Dominique A, Arthur H, Demi Portion, Katerine …), tous sont dans des stratégies dites « à 360° » : intégrer tournées et diffusion, au risque d’accélérer la standardisation des offres, de répliquer des line-up, et de créer de véritables guerres d’exclusivité.

David Lemoine, chanteur du groupe bordelais Cheveu, porté par la foule et l’objectif de Rémi Goulet

Les fédérés, solidaires jusqu’où ?

Cette guerre généralisée des « gros », ou des grenouilles qui voudraient grossir, qui caractérise la filière de l’industrie musicale française depuis plusieurs années maintenant, s’arrête-t-elle aux frontières du Grand Capital ?
En dehors de cette sphère mondialisée ou en voie de, il y a le monde des « petites » scènes : SMAc, scènes associatives, clubs historiques ayant su renouveler leur public. Pour protéger leur indépendance, sauvegarder leur existence, professionnaliser leurs métiers, ces petites scènes ont, depuis longtemps, impulsé des logiques de regroupements, de réflexion, de mutualisation. La Fédurok, créée au mitan des années 90 par une vingtaine de patrons de salles de rock, a été pionnière parmi ces « outils ». Rapidement élargie à d’autres musiques amplifiées, regroupée désormais avec les lieux de « jazz et de musiques improvisées » sous la bannière de la Fédélima, la fédération des lieux de musiques actuelles, les « petits » lieux de musiques actuelles construisent depuis des années des outils pour mutualiser des compétences, apprendre à coopérer plutôt qu’à se battre les uns contre les autres, et à se défendre, justement, contre l’armée des prédateurs mondialisés. En PACA, c’est l’association Tréma qui sert de « délégué territorial » de la Fédélima. En Occitanie, c’est le rôle d’Octopus, la toute nouvelle fédération régionale, fruit de la fusion des réseaux languedociens et midi-py antérieurs, RCA et Avant-Mardi.
Leur boulot ? Représenter la filière, pour essayer de co-construire les politiques qui touchent aux musiques actuelles, assurer la prévention des risques, organiser la formation professionnelle spécifique à la filière. Et, en filigrane, faire du collectif. Créer de la coopération là où chacun aurait plutôt tendance à rester un bon individualiste.
Pour passer du rocker individualiste au collectif des musiques actuelles, les structures comme la Fédélima ou l’Irma, le centre d’Information et de Ressources pour les Musiques Actuelles, ont beaucoup misé sur la production d’études et d’observations qui, outre qu’elles permettaient de connaître le secteur, ont construit le sentiment que les acteurs des musiques actuelles n’étaient pas que des êtres singuliers et incompris, mais que beaucoup d’entre eux se ressemblaient, et pouvaient donc espérer vivre ensemble.
Pourtant, face à la guerre des grands groupes, à la concurrence acharnée sur les programmations, les « petits » ne jouent pas tous de la coopération salvatrice. Bien au contraire.

Émilie Rougier, égérie du groupe montpelliérain Marvin, dans l’œil de Rémi Goulet.

Pas de bisous entre les SMAcs

Depuis l’arrivée en grande pompe de la Paloma à Nîmes, rien n’est plus comme avant. L’équipement, surgi de terre en 2012, ne joue pas dans la même catégorie que ces consœurs régionales. Avec ses 3,5 millions de budget annuel, dont plus de la moitié d’argent public, et sa jauge de 1300 spectateurs, la Paloma a rompu les équilibres. En cherchant à aspirer un public bien au-delà du Vidourle et du Rhône, la salle nîmoise fait entrer la guerre des cachets et des contrats d’exclus dans un milieu qui cohabitait jusque là en quasi-bonne intelligence.
Car la métropole de Nîmes a voulu pour son équipement un « nouveau modèle économique ». Organisée en établissement public, avec une obligation d’équilibre budgétaire, la SMAc nîmoise dispose d’atouts bien différents des voisines : une salle de 1300 places, plus un club de 320. Un cran au-dessus des 1000 places du Cabaret aléatoire marseillais. Le double ou le triple des jauges de Victoire 2 et du Rockstore à Montpellier, des Passagers du Zinc à Avignon, du Bolegason de Castres, ou encore de Zinga Zanga à Béziers.
Dans cette catégorie de salles, seul le Bikini joue encore. La salle toulousaine, déménagée à Ramonville après avoir été soufflée par l’explosion d’AZF, joue avec ses 1500 places un rôle prépondérant dans le bassin toulousain. Mais le Bikini n’est pas une SMAc, ses financements publics sont très faibles, elle est, comme le Rockstore à Montpellier, une survivante de ces salles pionnières des années 80, animée par des rockeurs rebelles et rétifs au discours policé des politiques publiques.
D’ailleurs, de tous les acteurs régionaux, Steph Almallak, l’un des quatre boss du Rockstore, est l’un des seuls à parler sans détours. Pendant longtemps, la salle montpelliéraine a été l’une des rares à tirer son épingle du jeu dans la programmation en Languedoc-Roussillon. Sa tactique ? Proposer un arrêt montpelliérain aux groupes en transit vers Barcelone, notamment au moment de la Primavera Sound, en diminuant ainsi les coûts d’accueil des indés rock, que la salle à la Cadillac ne pourrait pas faire jouer autrement. Et miser sur le bon accueil et le bouche-à-oreille du milieu pour que les groupes reviennent, et leurs potes aussi.
Mais l’arrivée de Christian Allex en co-direction artistique de la Paloma a changé la donne. Programmateur des Eurockéennes, du Cabaret Vert, et de la Magnifique Society, le dijonnais a mis en œuvre la même stratégie de l’autostop barcelonais pour monter TINALS, le festival printanier de la Paloma. La même stratégie, mais avec des moyens financiers sans commune mesure avec les salles voisines. De fait, la Paloma est le point break entre le monde des « gros » à l’échelle nationale, et des « petits » régionaux.
Et nombreux sont ceux qui pensent que c’est le loup dans la bergerie, et que l’équilibre des petites salles régionales est aujourd’hui menacé par une logique de concurrence financière dans laquelle aucune n’a ni les moyens, ni l’envie d’entrer. Pourtant, à mots couverts, les patrons des petites salles maugréent contre les gros cachets dispensés par la salle nîmoise, et les stratégies d’exclusivité pour empêcher certains groupes de jouer alentour. Et ça, le milieu ne le connaissait pas. Et prend en pleine figure une distorsion de concurrence qu’elle vit d’autant plus mal qu’elle émane du lieu largement financé par l’argent public, qui a aujourd’hui les moyens de jouer avec les « gros », au risque de fragiliser tout le secteur des petites salles régionales.
Le loup libéral est entré par la porte du nouveau « modèle économique » public, et il devient urgent de penser la réplique, si l’on ne veut pas voir s’écrouler tout un maillage de salles de proximité.
C’est tout l’enjeu du travail de fédérations comme Octopus : préserver le réseau régional face aux coups de boutoir de l’industrie musicale. Pas sûr que les pouvoirs publics prendront la mesure de la tempête à venir avant la catastrophe.

Foule de concert, Romain Tauber

Crédits photos : Couverture : Romain Tauber / Shaka Ponk : Ludo Leleu / Cheveu et Marvin : Rémi Goulet. Merci à eux. 😉 Et si t’as besoin de bons photographes de concert, n’hésite pas à leur demander.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #72 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Festivals, la circulaire illégale ?

L’émoi est fort, et les craintes tout autant, depuis la publication, le 15 mai 2018, d’une instruction ministérielle relative à l’indemnisation des forces de l’ordre mobilisées sur des manifestations sportives ou culturelles, par le Ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. Ce que le milieu culturel appelle « la circulaire Collomb ». Les craintes sont fortes et justifiées : dès le 22 juin, l’association Pull Friction annonce qu’elle annule la première édition de son festival Microclimax, principalement du fait d’une « demande excessive de renfort de gendarmes pour un coût de 19800 euros, que l’association aurait dû régler ». La Préfecture du Morbihan exigeait la présence de 40 gendarmes supplémentaires pour sécuriser un festival qui attendait 500 personnes, sur un île…
Devant l’émoi, les ministres de la Culture et de l’Intérieur se sont fendus d’un communiqué commun appelant les préfets à plus de discernement.
Mais les affaires continuent. Dernièrement, c’est à Saint Molf, en Loire-Atlantique, que le festival Champs Libres a jeté l’éponge devant la note salée de la préfecture.
Que dit donc cette « circulaire » ? D’abord, qu’elle est une instruction, une directive. Et donc en aucun cas une nouvelle règle de droit. C’est le principe même des circulaires, qui sont tout en bas de la hiérarchie des normes. Ce que le Ministre, devant l’émoi des festivals, s’est empressé de rappeler : le texte ne fait que rappeler des règles existantes, parce que son « attention est régulièrement appelée sur les difficultés que rencontrent les services de la police et de la gendarmerie nationales dans la mise en œuvre des règles concernant l’indemnisation des forces de l’ordre engagées à l’occasion d’événements nécessitant un dispositif de sécurité particulier« , comme l’indique la première phrase de son instruction.
De quelles règles s’agit-il ? De celles découlant du seul article de loi encadrant cette possibilité d’indemnisation, l’article L211-11 du code de la sécurité intérieure. Qui dit, in extenso, ceci :

“Les organisateurs de manifestations sportives, récréatives ou culturelles à but lucratif peuvent être tenus d’y assurer un service d’ordre lorsque leur objet ou leur importance le justifie.
Les personnes physiques ou morales pour le compte desquelles sont mis en place par les forces de police ou de gendarmerie des services d’ordre qui ne peuvent être rattachés aux obligations normales incombant à la puissance publique en matière de maintien de l’ordre sont tenues de rembourser à l’Etat les dépenses supplémentaires qu’il a supportées dans leur intérêt.
Un décret en Conseil d’Etat fixe les conditions d’application du présent article.”

Ce texte dit donc deux choses importantes : qu’il faut distinguer, pour l’indemnisation éventuelle, ce qui est du ressort des missions incombant à la puissance publique (la « sûreté »), et ce qui pourrait être assuré par quelqu’un d’autre, ou qui n’est pas du ressort de la sûreté de l’État et des populations (la « sécurité »). Ça, c’est l’alinéa 2. Et que l’article ne concerne que les manifestations sportives, récréatives et culturelles à but lucratif. Ça, c’est l’alinéa 1. Je souligne à but lucratif, parce que c’est là qu’est l’os.
Or, que dit l’instruction Collomb ? Page 3, le ministre écrit :

“En tout état de cause :
• il est indifférent que le service d’ordre soit organisé sur la voie publique ou dans un site ouvert ou fermé à l’accès du public ou que la manifestation ait ou non un but lucratif. Cette dernière caractéristique a, en revanche, des conséquences sur l’application d’un coefficient multiplicateur.”

Donc, pour le ministre, le fait que le législateur ait expressément restreint le périmètre de l’article L211-11 aux manifestations à but lucratif est indifférent. Or, en se déclarant indifférent à la précision du législateur, le ministre présuppose que, dans le silence de la loi, la règle s’applique de la même manière aux manifestations à but non-lucratif. Pourtant, si le législateur avait voulu les englober dans le champ de l’article, il n’aurait eu qu’à éviter de faire la précision. Si le législateur fait la précision, c’est justement pour limiter l’interprétation, et pour éviter notamment une interprétation « par analogie » (« si le cas n’est pas précisé, nous le traiterons comme un cas semblable »), et imposer une interprétation a contrario. A contrario, donc, les manifestations à but non-lucratif ne peuvent se voir demander une indemnisation des forces de l’ordre. Il est donc difficile de se déclarer indifférent à la précision du législateur, alors que l’intention de ce dernier est claire. On ne peut pas traiter les manifestations à but non-lucratif comme les manifestations à but lucratif. L’application de la loi doit les distinguer.

Pour autant, la distinction ne résout pas tous les problèmes. Il faut déterminer si l’organisation est à but lucratif ou non, et le statut de l’organisateur ne suffit pas. Tout un corpus de textes réglementaires encadre cette question. Ainsi, un festival qui serait organisé par une association « à but non lucratif », mais dont la gestion ne serait pas totalement désintéressée, parce les dirigeants salariés bénéficieraient de salaires manifestement très au-dessus des autres directeurs de festivals équivalents, par exemple, ou dont l’organisation n’impliquerait ni la population ni les collectivités locales, ou dont la programmation ne ferait place ni à des œuvres réputées difficiles à programmer par le marché, ni à des artistes locaux dont le festival assurerait la promotion, pourrait très bien être requalifié « à but lucratif ». Et se voir présenter la note par le Préfet.

Mais en tout état de cause, 90% des festivals français semblent bien sortir du cadre de l’instruction ministérielle. Qui, il est utile de le rappeler, n’a pas de valeur juridique, et ne peut ajouter des éléments nouveaux au droit existant, sauf à être attaquable devant la justice administrative.

Photo : Damoclès, installation participative mettant en jeu nos principes de sécurité. Yann Ecauvre, Cirque Inextremiste, Festival d’Aurillac, 2017.

De quoi ?

Les créatifs à l’assaut de la caserne

La reconversion des sites militaires, lorsqu'ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu'elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d'atermoiements et d'hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l'EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

La reconversion des sites militaires, lorsqu’ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu’elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d’atermoiements et d’hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l’EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

Longtemps, Montpellier fut une ville de garnison. C’est un temps que la plupart des Montpelliérains ne peuvent pas connaître. Mais c’est pourtant à la faveur d’une réorganisation des armées françaises, et de la disponibilité de larges friches militaires, que la ville s’est développée dans les années soixante-dix, en faisant émerger Polygone et Antigone. L’Armée avait échangé le terrain de l’Esplanade contre le terrain de Montcalm à la fin du 19e siècle, permettant à la ville reconquérir son centre. En 1945, le régiment du Génie quitte la Citadelle, qui deviendra le lycée Joffre en 1947. Mais elle continuera d’occuper 55 hectares, depuis la Comédie jusqu’au Lez. C’est le « polygone d’artillerie », terrain d’exercice du 2e régiment du génie. C’est de là que le centre commercial tire son nom, Polygone. La ville achète à l’armée 11 hectares, en 1971, pour y construire la nouvelle mairie, Polygone, puis le Triangle. Le long des remparts de la Citadelle, l’État aménage l’avenue Henri II de Montmorency pour y installer les administrations d’État, dans une architecture caractéristique des années 70. Restent 40 hectares, que la nouvelle municipalité de Georges Frêche achètera en 79, pour lancer l’opération Antigone, et l’extension « vers la mer » : Port-Marianne, Richter, Odysséum, etc.
Trente ans plus tard, c’est donc une nouvelle réorganisation militaire qui libère 83 sites en France, dont 2 à Montpellier : 7 hectares à Boutonnet, 38 hectares entre Figuerolles et l’avenue de Toulouse. La Caserne Chombart de Lauwe, qui accueillait l’École Militaire Supérieure de Management des Armées, sera rapidement rachetée par l’Éducation Nationale et transformée en « Internat d’Excellence ». Le sort de l’EAI, l’École d’Application de l’Infanterie, mettra plus de temps à se dessiner. La Défense est gourmande, elle en veut 70 Millions d’€. La Ville est intéressée, mais pas à ce prix. Il faudra 3 ans, et de longues négociations, pour aboutir à un accord sur 19 millions, en 2012. Reste à savoir qu’en faire. L’emprise militaire est constituée de deux parcelles bien différentes : des terrains de sports bordés de bâtiments assez récents, c’est le Parc Montcalm actuel, avec un poumon vert de plus de 20 hectares. Et, de l’autre côté de la rue des Chasseurs, la Caserne Guillaut, siège de l’EAI, avec ces bâtiments historiques de 1910, et son haut mur d’enceinte.
L’opportunité urbaine est, cette fois, bien différente de celle des années 70. Le périmètre est déjà urbanisé, et une partie de la friche militaire est largement bâtie. Pas question de partir d’une page blanche, Or, la page blanche, c’est la spécialité de l’urbanisme montpelliérain depuis 50 ans. La Paillade, Polygone, Antigone, Port-Marianne, Odysséeum, Euromédecine, Malbosc, … c’est en traçant sur des zones vierges que le nouveau Montpellier a été imaginé. Et chaque fois qu’il s’est agi de requalifier l’existant, l’imaginaire a patiné. Dès l’annonce de la libération des terrains de l’EAI, le discours politique se focalisera sur la zone basse, le Parc Montcalm. La ville invoque un « Central Park », et lance un appel à projets ambitieux pour redessiner la zone. On évoque, pèle-mêle, 2500 logements, le transfert d’équipements publics (le conservatoire de musique). Du classique. Une agence paysagiste hollandaise, West8, est retenue en 2013. Mais entre-temps, l’agglomération a considérablement réduit l’emprise d’un parc, en décidant d’y faire passer la 5e ligne du Tramway. Fini le rêve new-yorkais d’un grand poumon vert, nous voilà à peine au Parc Montsouris…
Et la question du tramway va polariser le débat. Dans une ville sous pression foncière, qui manque cruellement d’espaces verts, l’idée qu’un nouveau parc puisse être immédiatement diminué pour y faire passer un tramway provoque des réactions en chaîne. Le tracé du tramway est contesté, les riverains du parc se dressent contre le projet. La question pollue la campagne des municipales, et le nouveau maire annonce l’abandon de la 5e ligne de tramway dès son élection acquise. L’avenir du parc va rester en suspens.

De la caserne au campus

C’est vers la caserne que les regards vont désormais se tourner. Le site accueille depuis 2013 l’ESJ-Pro, l’école de journalisme montpelliéraine. Forcée de déménager de Grammont, après le rachat de ses locaux par le groupe Nicollin, l’école a pris ses quartiers dans les 650 m2 de l’ancien centre médical militaire, entouré des bâtiments vides. Leur destination ? Encore très incertaine. Quartier culturel ? Quartier médical ? Sportif ?
À la SERM-SA3M, la société d’économie mixte qui a le projet en charge, l’idée qui prévaut est celle d’un quartier économique, qui reproduise, en modèle réduit, les composantes essentielles d’une filière : une entreprise leader, une école, des entreprises secondaires, une pépinière, des réseaux, des transports, des services, de l’entertainement… C’est la méthode de la « fenêtre de Godron », du nom du gourou du « développement territorial » qui sévit dans les instances du Grand Paris, et qui, comme d’autres, ne fait que recycler de l’économie néo-classique au long de conférences grassement rétribuées. Le groupe SERM-SA3M approche donc une grande entreprise, Ubisoft. Mais le géant des jeux vidéo décline. Dans le même temps, l’équipe des développeurs contacte Karim Khenissi, le patron de l’ESMA, l’École Supérieure des Métiers Artistiques. Engagé depuis plusieurs années dans une stratégie de regroupements d’écoles d’arts, et d’implantations dans plusieurs métropoles, Karim Khenissi a déjà plusieurs « petits campus » à son actif : sur lîle de la Création à Nantes, à Rennes dans le nouveau quartier Baud-Chardonnet, et, à Toulouse, un projet de campus pour regrouper l’ESMA et l’EPTA, l’école de photographie et de game design. Les développeurs publics montpelliérains ont vent du projet toulousain, et le contactent pour tenter de le convaincre de l’implanter plutôt à Montpellier. « Ils m’ont exposé leur projet. Je suis reparti un peu interrogatif. Je ne savais pas s’ils me baratinaient ou s’ils avaient vraiment une ambition. Et puis, quelques jours après, ils m’ont rappelé pour visiter l’EAI. Là, j’ai poussé le curseur au maximum, je leur ai dit que je voulais bien, à condition de faire un campus gigantesque, en regroupant toutes mes écoles, et en choisissant l’implantation : la place d’armes » raconte Karim Khenissi.

Du coup, le projet a pris corps dans l’esprit de l’entrepreneur montpelliérain. L’homme, qui a bâti, essentiellement hors de Montpellier, un important groupe de formation, pensait qu’il ne serait jamais prophète en son pays. L’opportunité de réaliser, ici, là où il a démarré, un projet phare, va l’emporter. Il abandonne le projet toulousain, et s’attelle à son campus. Et plus encore, à ce quartier. Studios mutualisés, résidences étudiantes (le groupe ESMA en gère déjà plusieurs, accolées aux écoles) et, cerise sur le gâteau : la gestion de l’ancien cinéma des militaires, planté au milieu de la caserne. Ce sera le « Cocon », un cinéma – lieu de spectacles, flanqué d’une galerie, de studios, d’une micro-brasserie, d’un pub-restaurant. Le tout géré par une fondation, sans bénéfices directs, avec accessibilité des équipements aux futurs résidents de la caserne. « Qu’est-ce que j’y gagne ? Je donne du sens à ma vie », dit Karim Khenissi. Et le « quartier », lui, y gagne un espace de rencontre et de vie nécessaire à sa réussite. L’horizon ? 2019, 2020.

Le tiers-lieu, comme un village

Dans le même temps, d’autres acteurs poussent pour intégrer la friche militaire : la coopérative d’Illusion et Macadam, spécialisée dans l’accompagnement de projets culturels, rêve depuis de nombreuses années de donner corps à un « tiers-lieu ».
En 2008, déjà, Sébastien Paule, fondateur d’Illusion et Macadam, et Vincent Cavaroc, qui n’en est pas encore le directeur artistique, avaient tenté de convaincre les tutelles publiques de la nécessité d’un projet d’incubateur-lieu de vie pour les « aventures artistiques ». Le projet, dénommé PAN!, ne convainc pas, loin de là. Trop en avance, trop autonome, trop hybride… Depuis, les deux compères ont engrangé de l’expérience, visité des dizaines de lieux, expérimenté de multiples formes d’hybridation. Tandis que Sébastien Paule développait une entreprise pionnière et des réseaux de l’économie culturelle, Vincent Cavaroc est passé de la communication du centre chorégraphique de Mathilde Monnier à la programmation de la Gaité Lyrique – première version, a rejoint la bande de Vincent Carry, aux Nuits sonores lyonnaises, où il anime l’European Lab, et pris la tête de Tropisme, le festival montpelliérain de l’hybridation. Et cherché l’opportunité d’implanter un tiers-lieu. L’EAI est une, importante. Trop, peut-être. Durant 3 années, l’équipe va travailler avec la SERM et les architectes, dans un stop-and-go incertain. Et puis tout finit par se déclencher fin juin 2017. L’annonce est si précipitée que le nom n’est pas encore figé. Mais qu’importe, le feu vert est donné pour le « tiers-lieu », dans la grande Halle, les anciens ateliers de mécanique des artilleurs.

L’endroit est vaste : 4000 m2. De quoi imaginer des espaces de travail et de vie, de quoi donner corps à « the great good place », le concept inventé en 1989 par Ray Oldenburg, pape des tiers-lieux : un endroit hybride entre le lieu de travail et le lieu d’habitation, un espace inclusif, ouvert, horizontal. Et l’ancienne halle de maintenance a, visuellement, tous les atouts de la friche : suffisamment industrielle dans le look, et modulable à l’infini.
Reste à trouver les financeurs, et à affiner le modèle économique. Car l’enjeu est de taille pour Illusion et Macadam. Si la SERM engage l’investissement de départ, 600 000 euros pour rendre le lieu « vivable », la coopérative aura onze ans pour rembourser cette mise sous forme de loyer, sans compter son propre investissement. Mais le tour de table est aujourd’hui bouclé, les plans terminés, le nom trouvé. Ça sera la Halle Tropisme, en cohérence avec le festival porté par Illusion et Macadam depuis 2014.
Pour Vincent Cavaroc et Jordi Castellano, c’est un projet de « changement d’échelle ». « On ne se décrète pas tiers-lieu, on fait tiers-lieu. Pour nous, l’idée fondamentale, c’est celle du village. Le village Tropisme, c’est là où on a mis toutes nos envies de regrouper l’art et l’entreprenariat, l’art et la technologie, la création et la formation. On crée un village de 250 personnes, et en même temps un espace public, parce que le lieu de vie et le lieu de travail sont en prise directe, sans cloisonnement ».

Espaces de travail dessinés autour d’allées ouvertes, anciens ponts d’ateliers mécaniques reconfigurés en scènes modulables, restaurant, cafés, salles de formation, services mutualisés . Mais la Halle Tropisme accueillera aussi des événements, à commencer par le festival éponyme, des créations, des expositions. Dix ans après leur premier projet de lieu, la programmation est, cette fois, murie et posée. Mais pas sans risques. Pour Vincent Cavaroc, « le vrai risque, c’est qu’on sera les premiers occupants » de ce futur cluster des industries créatives.
Pour ne pas perdre de temps, la Halle Tropisme lance, pendant le chantier, sa saison « zéro ». Dès mi-avril, des événements viendront « activer » le chantier, puis l’installation. Ouverts au quartier, aux futurs résidents au grand public, en fonction des thématiques.
Une animation qui fait le bonheur des résidents « historiques » de la caserne, les journalistes de l’ESJ-Pro. A terme, l’école de journalisme devrait intégrer de nouveaux locaux à l’intérieur du périmètre. Mais, comme le confesse son directeur, Benoit Califano « nous on est pas super intéressants pour l’économie du projet, on n’est pas en capacité financière d’investir dans le chantier. Mais il y a une volonté politique d’accompagner l’école dans le futur écosystème ». Et l’arrivée du campus de l’ESMA, comme des trublions d’Illusion et Macadam, est vue comme une aubaine. « Notre métier, le journalisme, est en pleine mutation, alors, se retrouver avec des graphistes, des développeurs, des vidéastes, des gens qui innovent sans arrêt, pouvoir mutualiser des compétences et des techniques, forcément, on est très content ».
Car le « cluster » est loin d’être abouti. Les programmes immobiliers, et notamment d’entreprises, se dessinent, avec l’idée d’offrir une palette très large, depuis le box de la Halle Tropisme jusqu’au locaux autonomes, en passant par plusieurs gammes de locaux temporaires. Mais il manque encore deux facettes : « l’entreprise leader » qui permettrait de « sécuriser » l’économie du quartier, et le transport. Car même si le centre-ville est à 2 pas, le tramway est considéré, par tous les acteurs présents, comme une condition de la réussite du projet. De quoi accélérer, peut-être, le calendrier du retour de la ligne 5.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #69 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Ville créative, urbanisme culturel : les nouveaux horizons de la culture

Dès les années 1980, Montpellier s’impose en promoteur de nouvelles politiques culturelles municipales, pour hisser la ville au rang de capitale régionale. Quarante ans plus tard, les mutations économiques, sociales, urbaines, transforment en profondeur les politiques culturelles.

Au milieu des années 80, Montpellier, comme d’autres villes françaises, a fait de sa politique culturelle un élément moteur de son attractivité. Il s’agissait de hisser la ville au rang des capitales de région qui comptent, et qui attirent. La politique culturelle fut, par conséquent, surtout une politique d’équipements, et de labellisation de ces équipements : amener l’Opéra au rang d’Orchestre et Opéra national, construire un Centre Chorégraphique National, obtenir le label de Conservatoire à vocation régionale, construire le Zénith, récupérer le Centre Dramatique National. Cette politique d’équipements a atteint son apogée avec la transformation du musée Fabre et l’obtention du label Musée de France. Ce mouvement de labellisation permettait, également d’accroître les financements en provenance de l’État et des autres collectivités. Il s’agissait d’acquérir une « panoplie » couvrant les grands labels culturels nationaux, vécus comme indispensables dans la compétition des capitales régionales, au même titre qu’un aéroport, un grand stade, des universités, un plateau hospitalier d’envergure.

La culture-rayonnement, miroir du dynamisme économique

Parallèlement, ce volontarisme politique a poussé à la création de festivals d’envergure : le Festival Radio-France, et Montpellier Danse. Pourtant, on se gardera bien de croire que la conquête de cette « panoplie » soit le fruit d’une stratégie établie dans le détail. Elle se fera en partie au rythme de la décentralisation culturelle impulsée par Jack Lang à partir de 1981, et par le biais de rencontres. L’Orchestre et l’Opéra furent la vraie et seule priorité de départ. Dès 1979, Georges Frêche crée l’Orchestre Philarmonique de Montpellier, avec l’objectif d’en faire rapidement un orchestre régional. Le symphonique et le lyrique doivent constituer le fer de lance d’une politique culturelle d’envergure, dans cette ville qui, bien que s’étant donnée un maire de gauche, reste très ancrée à droite. À la périphérie de l’Opéra, un jeune chorégraphe de la Nouvelle Danse Française, Dominique Bagouet, fait partie des quelques compagnies de danse contemporaine que l’Etat soutient en 1980. Avec son binôme Jean-Paul Montanari, il va persuader Georges Frêche que le pari de la danse contemporaine est un pari gagnant. Frêche n’y connaît rien, mais la mise n’est pas très importante. Il mise, et il a raison. Dès la deuxième édition du festival, la venue de Trisha Brown fera parler de Montpellier comme nouvelle terre promise de la danse contemporaine. En 1984, Dominique Bagouet prendra la tête d’un des trois premiers Centres Chorégraphiques Nationaux labellisés par le Ministère de la Culture, aux côtés de Maguy Marin à Créteil, et de Jean-Claude Gallotta à Grenoble. Pari gagné.
Cette même année 1984, le directeur de la musique de Radio France, René Koering, a pour tache de créer un festival « tournant » « en province ». Il démarre par un partenariat avec Aix-en-Provence, qui ne sera pas reconduit. Le Festival d’Aix voit d’un mauvais œil la volonté de programmation de René Koering, et le cantonne à un rôle technique. Celui-ci se tourne vers Montpellier pour l’édition de 1985, plutôt que Toulouse ou Bordeaux, précisément parce que la capitale languedocienne ne possède pas alors de chef renommé susceptible de s’opposer aux choix artistiques de Koering. Georges Frêche ne laissera pas repartir la manifestation, proposant à Radio France des moyens de production qu’aucune autre ville n’a, alors, envie de mettre dans le Festival. Qui deviendra donc Festival de Radio France et Montpellier. Et René Koering prendra la direction de l’Orchestre montpelliérain en 1990.
Le théâtre montpelliérain n’a pas connu cette opportunité. La décentralisation théâtrale est le premier mouvement de décentralisation culturelle. Elle commence, de façon limitée dès la libération, avec la création de cinq Centres Dramatiques Nationaux, à Strasbourg et Saint-Etienne d’abord, puis Toulouse, Rennes et Aix-en-Provence. Le CDN du Languedoc-Roussillon fait partie de la génération Malraux, il est crée en 1968 par Jean Deschamps, et implanté à Carcassonne, puis à Béziers dès 1975. À partir de 1982, sous la houlette de Jérome Savary, le CDN est à cheval entre Béziers et Montpellier. La capitale languedocienne lui met à disposition une nouvelle salle, le Théâtre de Grammont. Ce n’est qu’à partir de 1990 que le CDN sera essentiellement fixé à Montpellier, mais c’était là l’objectif de Georges Frêche : que le CDN du Languedoc-Roussillon soit celui de Montpellier.
Excentré, isolé au milieu d’un domaine qui aurait du, au départ, accueillir un vaste campus, le théâtre montpelliérain reste hors de la Ville. Jacques Nichet l’exprimera en 1998 lorsqu’il quittera Montpellier pour prendre la direction du Théâtre National de Toulouse, situé en plein cœur de la ville rose : «Je me suis effectivement interrogé sur la dimension avant tout culturelle qu’offre cette ouverture au cœur même de Toulouse. (…). La ville est un forum, une cité politique, une cité poétique. Elle n’a de sens qu’avec la poésie. A Toulouse, la musique est au Capitole, à la halle aux Grains; la voix des poètes doit aussi s’exprimer au cœur de la ville. ».
À vingt ans d’écart, les paroles de Jacques Nichet font étrangement écho à celles de Rodrigo Garcia, lorsqu’il évoque l’éloignement et la mauvaise desserte du théâtre comme l’une des raisons qui l’amènent à ne pas pouvoir mettre en œuvre son projet.
Et le théâtre souffre de deux autres handicaps : les CDN sont des lieux de création, pas de diffusion. Cette mission est celle des scènes nationales, et Montpellier n’en a pas. Et, surtout, le théâtre est préempté par le département, qui soutient et accueille au Domaine d’O le Printemps des Comédiens, festival nationalement reconnu. Seule réalisation municipale en la matière, Jean Vilar, dans le quartier populaire de la Paillade, est le dernier avatar du cycle des politiques culturelles antérieures, comme une concession à l’éducation populaire et au milieu associatif qui a porté la gauche au pouvoir municipal, à Montpellier comme à Rennes ou ailleurs, à la fin des années 70.
À cette panoplie, manque également l’art contemporain. Et pourtant, l’opportunité va se présenter. À la fin des années 90, le galeriste Yvon Lambert cherche une ville du sud de la France pour installer sa collection. Il se tourne d’abord vers Montpellier. Mais ni Frêche ni son entourage d’alors n’arrive à se persuader de l’aubaine. La collection Lambert est pourtant l’une des collections majeures d’art contemporain. Après une série de rencontres qui n’aboutissent pas, le galeriste opte pour Avignon. Georges Frêche mettra l’échec sur le compte de l’État, qui ne cofinançait pas assez. Il faudra attendre la rencontre avec Michel Hilaire, le directeur du Musée Fabre, et le projet de collection permanente de Soulages, pour que l’art contemporain ait le droit de cité à Montpellier, avec « le nouveau » musée Fabre, qui parachèvera la « panoplie » des labels culturels nationaux.
Ce mouvement d’équipements « rayonnants » est peu ou prou terminé dans les autres grandes villes françaises.

La culture transversale, sparadrap des plaies urbaines

 

Les politiques culturelles ont commencé à se réorienter dès les années 2000, en s’ouvrant vers une transversalité. Jusque là, on pouvait imaginer des équipements plurifonctionnels – le Corum en est un. Mais les politiques culturelles restaient autarciques – et Grammont en est l’illustration.
À partir des années 2000, un nouveau cycle s’ouvre. Il ne s’agit plus d’utiliser la culture pour rayonner, mais d’intégrer aux politiques culturelles des dimensions urbanistiques. Deux mouvements se conjuguent pour aboutir à cette porosité : d’une part, un débat entre démocratie culturelle et démocratisation de la culture. La démocratisation de la culture, modèle Malraux puis Lang, c’est l’idée qu’il faut permettre l’accès aux grandes œuvres, et qu’un choc s’en produira. Cette idée est combattue en brèche à partir de la fin des années 90. La démocratisation culturelle est critiquée parce qu’elle présuppose l’existence de modèles culturels reconnus, qui ne font que reproduire une domination sociale. C’est l’héritage de Pierre Bourdieu, mais aussi des situationnistes, qui émerge dans le débat. C’est à partir de là que les « arts urbains », ceux qui interrogent la ville et le quotidien, s’invitent. Pour un certain nombre de grandes villes européennes, la question de la diversité vient interroger le cœur des politiques culturelles, et la transformer. Par ailleurs, c’est aussi à cette époque que d’autres politiques sectorielles en viennent à intégrer des dimensions culturelles : politique de la ville, sécurité et prévention de la délinquance, etc. Avec le risque que ces « finalités relatives » (cohésion sociale, développement économique et touristique,…) des politiques culturelles en viennent à prendre le pas sur leurs dimensions fondamentales (soutenir et enrichir le patrimoine culturel et artistique pour ce qu’il est).

En parallèle, une autre réflexion s’amorce, notamment en Europe du Nord, sur la place des artistes dans la requalification urbaine. Depuis les années 70, aux Pays-Bas et en Allemagne, des artistes partent à la reconquête de territoires industriels délaissés. Ce mouvement va s’échelonner en France à partir des années 1985 (le Confort Moderne à Poitiers), et sera largement analysé par un rapport ministériel qui fera date, l’Aménagement culturel du territoire, signé en 1992 par Bernard Latarjet. Le rapport permettra à certaines friches artistiques de s’épanouir, mais nombreuses seront les villes à passer à côté de cette histoire, et Montpellier en fait partie.
Cette capacité à laisser les artistes « requalifier » une friche industrielle va se doubler de politiques volontaristes de grandes municipalités européennes pour implanter durablement des acteurs culturels dans leur tissu urbain. La multiplication des ateliers-logements mis à disposition d’artistes, à Dusseldorf, Amsterdam, Milan, Barcelone, et même Paris, dans une moindre mesure, sera analysée comme une possibilité, offertes aux villes disposant de parcs locatifs ou de marges de manœuvre budgétaires importantes, d’accompagner leur requalification urbaine.

 

L'urbanisme culturel, ou le retour du politique

Ce phénomène est largement impulsé par les transformations de l’économie. L’abandon des sites de production industrielle, puis de production artisanale, d’une part, et la montée en puissance de l’économie créative, d’autre part, se conjuguent pour laisser des espaces vacants, non plus en périphérie, mais dans les faubourgs directs des centre-ville. L’aubaine est grande : l’économie dite créative n’a pas besoin de grands espaces, mais en revanche, elle cherche la proximité avec la centralité. La requalification des faubourgs va pouvoir s’opérer avec, d’une part, des opérations publiques de requalification de l’habitat, et d’autre part, l’appropriation des quartiers ouvriers par des populations intermédiaires majoritairement issues des professions intellectuelles et artistiques. Les « cours » de Belleville à Paris, de la Plaine à Marseille, de la Guillotière à Lyon, vont être les premiers éléments visibles de ce que l’on va appeler « gentrification » des quartiers populaires. C’est l’émergence de la « ville créative ». Pour Elsa Vivant, maitre de conférences à l’Institut d’Urbanisme de Paris, le concept permet de voir comment les artistes ne sont pas les pionniers, mais les figures les plus visibles d’un retour en ville de toute une catégorie de professions intellectuelles, les « créatifs ». Et que ce retour donne lieu à des mouvements contradictoires : requalification du quartier, mixité, embourgeoisement, mais aussi demande accrue de nouveaux espaces publics, lieux de rencontres, de solidarité, … Il serait totalement faux de croire que toute gentrification est embourgeoisement. Des villes comme Barcelone, Madrid, Turin, Rome, même ! se servent aujourd’hui des phénomènes de gentrification diffuse comme des leviers pour des politiques de transition urbaine et économique : piétonisation partielle, éco-consommation, centres sociaux autonomes, plateaux sportifs autogérés, …
C’est en se basant sur ces travaux que de nouveaux outils d’urbanisme se font jour, des outils de l’urbanisme temporaire, qui vont laisser des friches, des dents creuses, des « espaces improductifs », à disposition de collectifs d’artistes ou activistes, intégrant cette fois les dimensions culturelles au cœur des politiques urbaines. Barcelone est aujourd’hui un véritable laboratoire de ces nouveaux outils.

Et à Montpellier ? Les grands chantiers des politiques culturelles restent des chantiers d’équipements. Le nouveau site du Conservatoire (sur ce qui a essayé d’être une friche), le musée/lieu d’art contemporain, en lieu et place de ce qui aurait pu être un lieu de mémoire d’une diversité culturelle, et la création de l’EPCC (établissement public de coopération culturelle) entre la Panacée, le futur musée et l’école des Beaux-Arts, la transformation juridique du paquebot Orchestre Opéra… Des chantiers liés au cycle de « rayonnement » des politiques culturelles montpelliéraines menées depuis 1980. Et la ville ?
Les ZAT, zones artistiques temporaires, ont offert, en intégrant cette forte dimension urbaine caractéristique des nouvelles générations de politiques culturelles, une véritable ouverture vers d’autres logiques d’action publique. Mais depuis le départ de leur créateur, la dimension urbaine a disparu, et elles tendent vers des logiques animatoires. Elles ne sont plus cet objet qui tranchait.
Quant à l’intégration des dimensions culturelles dans les logiques d’urbanisme, elle est absente. L’épilogue de la « Cour Vergne » est l’illustration malheureusement parfaite de cela. L’occupation artistique des anciens ateliers de menuiserie a largement contribué à changer l’image de Figuerolles, quartier populaire et, par certains aspects, exemplaire d’une diversité culturelle des anciens faubourgs. Mais la pression immobilière aura raison de l’utopie de Mimi Vergne. Alors que ses consœurs toulousaines ou nantaises, qui subissent une pression démographique encore supérieure, se battent désormais pour maintenir toute initiative du genre (La Chapelle à Toulouse, les 15 « friches à réinventer » nantaises), Montpellier n’a pas bougé le petit doigt. Le théâtre de la Vista sera déménagé à la chapelle Gély, décision municipale unilatérale. La Friche de Mimi, elle, s’en va en périphérie, à Lavérune, accueillie par une autre mécène. Son président, Luc Miglietta, qui exprime la fierté du collectif de s’être débrouillés tous seuls, raconte également avec un certain effarement l’un de ses derniers rendez-vous avec la métropole, pendant lequel son interlocuteur lui confiera : « j’avais des plans pour vous, mais on ne m’a pas laissé les mettre en œuvre ».
À mi mandat, l’année s’ouvre avec un nouveau changement d’adjoint à la culture, le quatrième en trois ans. Pour la désormais septième ville de France, il y a maintenant urgence à redéfinir un cap culturel.

illustrations :

Bodies in Urban Spaces, Willy Dorner, ZAT Antigone, 2010. Au temps où les ZAT se nourrissaient de l’urbain.
Les Bains-Douches, l’un des 15 lieux municipaux que Nantes appelle à réinventer à travers un appel à projets citoyen et artistique. https://www.nantes.fr/15lieux
La Escosesa, quartier Poble Nou, Barcelone. L’une des friches artistiques rachetée par la ville en 2017 pour y maintenir et y développer les activités.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #68 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

À Nîmes, le street-art prend l’alternative

À Nîmes, une bande de skateurs, de street-artistes et d’activistes prend ses aises depuis six ans dans le quartier Gambetta-Richelieu. Leur programme : transfigurer le quotidien, redonner du sens à un quartier miné par la pauvreté, et créer leurs propres lieux et leurs propres moyens d’existence, loin du toro roi. L’Expo de Ouf est la partie émergée de leur archipel.

Cultures Urbaines. C’est de cela dont on va parler ici. Et plus exactement de ces cultures qui viennent non pas du hip-hop, mais du skateboard et autres planches à rouler. Hip-hop et skate sont les deux branches principales de ce machin que l’on désigne par « cultures urbaines ». Ce ne sont pas deux branches ennemies, c’est juste qu’elles n’écoutent pas la même musique, et ne produisent pas forcément le même genre de fresques, même si le binôme hip-hop/skate ne recouvre pas totalement les frontières du binôme graffiti/street-art. Les cultures urbaines, d’où qu’elles viennent donc, se rejoignent dans le fait qu’elles ne sont pas ou peu considérées comme des cultures légitimes, comme des formes artistiques dont il s’agira d’aider les créateurs et de protéger les œuvres, et qu’elles sont bien plus considérées par les institutions comme des remèdes à des problèmes sociaux que comme des éléments de politiques culturelles. Surtout, et c’est souvent en cela que le bât blesse pour la Culture en majuscule, les cultures urbaines partent de pratiques d’appropriation des « communs », et c’est à partir de ces pratiques que peuvent naître des projets dans l’espace public. Pour reprendre les mots du sociologue Luc Gwiazdzinski, ce sont des « géo-artistes », et ils conçoivent leurs propres dynamiques de fabriques urbaines. L’expo de Ouf, dont 2017 verra la sixième édition, n’est que la partie émergée d’une fabrique urbaine qui s’installe depuis six ans au cœur de Nîmes.

Nîmes, quartier Gambetta-Richelieu. Deux micros quartiers de centre-ville réunis sous une seule appellation et aux profils similaires. Ici, trois habitants sur quatre ne gagnent pas assez d’argent pour payer des impôts, un sur trois est à la CMU, deux sur trois n’ont pas le niveau bac. Les logements insalubres sont légion, les logements murés se comptent par dizaines. C’est un QPV, un Quartier Prioritaire de la Politique de la Ville. Un quartier pauvre logé au centre d’une grande ville pauvre, elle aussi. Parmi les villes de plus de 100 000 habitants, Nîmes est au troisième rang pour la fraction de sa population située en dessous du seuil de pauvreté : 29% des nîmois disposent de moins de 60% du revenu médian. Dans le quartier Gambetta-Richelieu, 45% des habitants sont dans ce cas.
De l’autre côté du boulevard, c’est l’Écusson. Centre historique, commerces, rues propres, touristes, patrimoine.
Pourtant, depuis quelques années, certains touristes traversent les boulevards pour se perdre dans ces dédales de ruelles qui grimpent jusqu’aux garrigues ou s’étirent jusqu’aux rails des trains. Gambetta-Richelieu est un musée à ciel ouvert dédié au street-art. Les fautifs ? Une bande de skateurs et de street-artistes, établie ici depuis plusieurs années, qui ouvre donc en 2017 sa sixième expo de ouf, la #666, la quatrième « hors les murs ». Soit, bon an mal an, une vingtaine de fresques murales qui viennent s’ajouter aux précédentes et transfigurent ce quartier par ajouts successifs.

De cette aventure débutée en 2012 dans un appartement bourgeois transformé en galerie éphémère, quatre lieux ont émergé. Le Spot, d’abord, qui a accueilli l’expo de Ouf #2, puis est devenu le navire amiral de l’affaire. 400 m2 rue Enclos Rey, qui ont longtemps hébergé la fédération communiste du Gard, aujourd’hui prototype de tiers-lieu Do It Yourself, accueillant expos, cantine, magasin de skate, salle de concert et de réunion, bureaux et jeunes entreprises de l’économie sociale.
Chez Mémé, ensuite. Des locaux commerciaux appartenant à un bailleur social, mis à disposition pour un « café social », qui accueille le foisonnant tissu associatif du quartier, un atelier de réparation de vélos, des réunions. Puis, en 2016, l’expo de ouf #5 investit de nouveaux murs, quartier Richelieu : les anciens locaux de la mutuelle des cheminots, laissés en jachère par le propriétaire. La méthode est la même que pour le Spot : le lieu est d’abord investi pour une expo temporaire. Les artistes s’en donnent à cœur joie. Puis le propriétaire est séduit, et le projet prend place. « L’Archipel », « plateforme de coopération sociétale », est lancé en 2017.
Enfin, le premier appartement de la rue Notre-Dame, celui où tout a démarré, vient lui aussi d’être pris en charge pour des expos et l’hébergement d’une pépinière de jeunes pousses économiques.

Au total, près de 1000 m2 consacrés aux pratiques urbaines, à la création de liens sociaux, et au développement d’entreprises culturelles, le tout, géré par des trentenaires, avec très peu de subventions.

À l’origine de ça, un skateur en fin d’études, posé à Nîmes pour continuer une histoire de cœur, qui va rapidement quitter sa bande de « planches à roulettes » pour s’acoquiner avec deux street-artistes nîmois. La rencontre de Cédric Crouzy, « Patate » de son nom de skateur, avec Caos et Grumo, jeunes vétérans du street-art nîmois, sera le déclencheur de l’histoire, avec la première expo de ouf, celle de l’appartement bourgeois. Puis viendra Tex, le « chef de chantier », rencontré lors de l’inauguration du lieu de Grumo et Caos, « La Ruche ». Chef de chantier, mais surtout administrateur de cirque (Turbul), rodé aux montages de dossiers et à la compta associative. Et enfin Éric, le technicien. Pour Patate, « le bourrin », qui aime avancer en sautant les obstacles, voilà la bande avec laquelle il va pouvoir mettre en actes une vision de l’urbain imprégnée de ce qui l’a toujours fait vibrer dans le skate. « Avec le skate, j’ai toujours regardé l’espace urbain en termes de création et de jeu. Quand je réfléchis aux projets que je monte, je réfléchis comme quand je skate : comment composer avec les éléments qui sont là, devant moi. Comment créer avec, faire quelque chose d’original, ou de joli, ou de dynamique. Et j’adore ce truc de composer avec ce qui existe déjà. Mais pas ce qui a été fait exprès. Au skatepark, je me fais ch…r. Ça a été pensé pour, calibré pour, et y’a que des skateurs. Alors que quand tu skates dans la rue, 70% de ton temps, tu le passes assis sur un trottoir à regarder comment ce bout de rue vit, les gens qui le traversent, à te demander ce que ça va donner si tu montes sur le banc, et qu’après ta planche va sauter au-dessus de la poubelle, etc. Comment tu transformes un bout de rue tout pourri en un instant qui va bien. »

L’expo de ouf n’est pas seulement un événement artistique. Il y a, dans le projet, des dimensions sociales, culturelles, économiques, écologiques. L’idée, fondamentale, que ces quartiers dégradés sont dans l’urgence d’être revitalisés, transfigurés, et, partant de là, réappropriés par les habitants et par les politiques urbaines. Derrière l’acte artistique, il y a un projet global, qui échappe aux logiques classiques des politiques publiques, généralement segmentées, sectorisées. Les artistes, que Cédric appelle artivistes, ne viennent surtout pas pour « poser un blaze sur un mur ». Ils viennent, et reviennent, pour se retrouver, rencontrer des habitants, transfigurer une façade murée, éclairer un immeuble délabré, égayer une rue délaissée, donner un peu de sens, de rêve, ou d’amour à un territoire qui en manque cruellement. Ils sont plus de soixante à avoir laissé leur empreinte dans Gambetta-Richelieu depuis six ans, créant une expo permanente à ciel ouvert, renouvelée, étirée au fil des éditions.

Depuis qu’ils se sentent plus tranquilles, qu’ils ont l’impression d’avoir installé des choses, la bande du Spot met l’accent sur la médiation. « Les gens ont besoin de comprendre ce qu’on fait, pourquoi on le fait. Il faut leur expliquer, y compris leur expliquer les difficultés quand on ne peut pas faire ce qu’on avait prévu, parce qu’on a pas le mur ou la façade qu’on voudrait ». Pour Cédric, un projet comme celui-là n’a pas de sens si les habitants ne l’accueillent pas. Accueillir ce n’est pas forcément adhérer. « Y’a toujours des gens qui râlent, parce qu’ils n’aiment pas l’esthétique du dessin, mais quand tu leur expliques, ils comprennent le sens du truc. Juste, ils te diront que la prochaine fois, ça serait mieux de le faire en bleu ». Cédric rigole. Mais si les habitants ont compris, les résistances institutionnelles ont été nombreuses, et là aussi, il a fallu batailler, expliquer. « Quand tu balances un projet à la ville en lui disant qu’une fresque de street-art sur une façade décrépie, c’est de la valorisation, et qu’en face on te répond que non, c’est de la dégradation, tu sais que tu as un peu de boulot pour convaincre… »

Le « boulot » a payé, et les réticences institutionnelles sont quasiment toutes levées. Seuls les services de l’architecture et du patrimoine de la Drac ont encore un peu de mal avec le rythme imposé par les artivistes.
Pour autant, le soutien des puissances publiques est toujours très faible. L’État, via la DRAC, met tout ce qu’il peut, c’est à dire peu. 4000 euros, principalement sur une ligne d’action culturelle. Les collectivités régionales et départementales abondent bon an mal an 2000 euros chacune. Et la ville ? Elle est très heureuse. Elle trouve ça formidable. Le prix du formidable ? 2500 euros par an. Si le soutien de tous les niveaux institutionnels permet de légitimer le projet, la grosse dizaine de milliers d’euros de subventions annuelles est loin de permettre de boucler un budget à plus de 70 000 € pour faire vivre le Spot et financer l’expo. La recette ? Des expos, du bar, la cantine, la boutique, les concerts, la location des espaces, des négociations très serrées sur les loyers et les fournitures, la mutualisation des moyens au travers de la mini-pépinière.

Cette faiblesse des soutiens a une triple source : le très faible appétit de la puissance publique pour les cultures urbaines, l’idée très répandue que ces acteurs se débrouillent très bien tous seuls, et la méfiance vis-à-vis d’acteurs globaux, rapidement soupçonnés d’être trop politiques.
Et puis, Nîmes n’aime pas trop le contemporain. Elle est d’abord une ville d’histoire, dotée d’un imposant patrimoine architectural. Et d’abord d’un patrimoine antique, le seul véritablement valorisé, vestige d’une époque où Nemausus était choyée par l’empereur Auguste. Les Arènes, la Maison Carrée, le Temple de Diane, autant de monuments imposants qui attirent les touristes. Mais la ville est aussi dotée d’un centre médiéval bien conservé, et de faubourgs 19e remarquables, dont les Jardins de la Fontaine sont le point d’orgue. Et pour compléter ce tableau, la préfecture du Gard s’est dotée, dans les dernières décennies du 20e siècle, d’une architecture contemporaine remarquée. De 1983 à 1995, le maire d’alors, Jean Bousquet, patron d’une grande griffe de prêt-à-porter, avait fait prendre un tournant très novateur à la ville. L’installation de Carré d’Art, à l’époque deuxième collection d’art contemporain après Beaubourg, avait fait grand bruit, tant pour la collection que pour le bâtiment, signé Norman Foster. D’autres architectures suivront, signées Nouvel, Kurokawa, Gregotti, Starck, Wilmotte… La ville donne à lire deux mille ans d’architecture urbaine, ce n’est pas si commun. Mais le règne de Jean Bousquet sera court, et les municipalités qui vont suivre ne feront pas perdurer l’élan. L’actuelle majorité municipale est pourtant en grande partie issue des rangs Bousquet. Mais l’ambition contemporaine a fondu. Et avec elle, une certaine ambition culturelle.

Autant dire que Nîmes n’est pas la mieux placée pour devenir un haut lieu du street-art. Banksy n’a même pas cru bon d’y coller une affiche alors que Massive Attack a produit un concert d’anthologie dans les arènes en 2003… (rires) Mais c’était sans compter sur l’énergie de la bande du Spot.
Un vernissage au Spot, c’est toujours très drôle. On y croise la Drac, souvent très intéressée et très présente dans l’accompagnement. On y croise la ville, souvent très contente, parfois dithyrambique, parfois même lyrique. L’adjoint à la culture soutient d’une poignée d’euros, mais, malin, achète une toile tête-de-mort pour sa collection perso. La conseillère déléguée clame que Nîmes peut devenir la capitale du street-art, qu’il faut diversifier, ne pas tout miser sur le toro. Chacun sourit. Chacun sait que tant que le toro attirera autant de touristes, il sera roi. C’est que l’adjoint à la culture, Daniel-Jean Valade, a la culture taurine chevillée au corps.

L’un de ses collègues, sous couvert d’anonymat, raconte avec gourmandise cette anecdote. Au milieu des années 2000, alors que l’agglomération nîmoise s’interroge sur sa prise de compétence culturelle, le cabinet chargé d’établir les scénarios culturels métropolitains constate la désertion du spectacle vivant, et l’absence de Nîmes sur la carte des festivals. Daniel-Jean Valade, le reprend au vol : « Monsieur, vous me dites que je n’ai pas de festivals. C’est faux ! J’en ai trois ! La Primavera, la féria de Pentecôte et la féria des Vendanges. Y’en a qui font du tutu, moi, je fais du toro ! » Derrière la référence au tutu se cachait la vieille rivalité entre Montpellier et Nîmes. Même si nul tutu n’a été vu depuis longtemps dans la programmation de Montpellier Danse, DJ Valade n’en avait cure, seul le bon mot l’intéressait.

La Primavera a disparu, et nul ne sait plus où est la cloche en plexiglas qui protégeait les arènes du froid. Mais les arènes restent reines absolues. Elles sont la clé de voûte de la politique culturelle. Elles sont à la fois l’antre privilégié de la tauromachie, le temple du spectacle vivant, et la pierre angulaire du patrimoine.

De cette prégnance de la culture taurine vient le premier nom de l’association du Spot : Bullshit. Littéralement, merde de taureau. Au figuré : foutaises ! Clin d’œil contestataire au toro roi. L’association a changé de nom, elle s’appelle désormais Locomotiv, et si son conducteur aime toujours autant foncer, il a à cœur d’entraîner avec lui des wagons. En 2018, la métropole annonce une année des cultures urbaines. Pour Cédric et le Spot, ce sera l’occasion rêvée de faire la jonction avec l’autre pan des cultures urbaines, les promoteurs du hip-hop nîmois : l’association Da Storm, installée à l’autre bout du territoire métropolitain, à Bouillargues. En attendant, l’expo de Ouf #666 signe un retour au free-style, en l’absence d’accord explicite sur les murs où les artivistes vont opérer. L’expo de Ouf, c’est l’abrivado du street-art : l’essentiel est de lâcher les street-artistes dans les rues.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #67 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Festivals : la grande illusion

Depuis quelques années, une formule magique se répand dans le milieu culturel : 1€ investi dans un festival rapporterait jusqu’à 10€ au territoire. Magique ? Ou tragique ? Décryptage.

Lichtensteintraffic.jpg

Tout a commencé en Avignon, en 2003. Lorsque les intermittents en grève ont provoqué l’annulation du festival pour protester contre la réforme de leur indemnisation chômage, et que la maire et le président de la chambre de commerce et d’industrie de la Cité des Papes ont hurlé de concert à la perte de la manne financière engendrée par le festival. 40 millions d’euros, disaient-ils. Unité de mesure ? Le doigt mouillé. Mais qu’importe, le chiffre a eu son impact. Son impact psychologique : la culture a un impact économique, et le festival est le joyau de cette dynamique.
Près de 15 ans plus tard, la machine à mesurer les retombées économiques des festivals s’est emballée, et on ne compte plus les annonces mirobolantes. « Pour 1€ de subvention, on a 9,62€ de retombées économiques » disait en avril 2016 le créateur d’un festival de musique de la côte vermeille dont nous tairons le nom parce que ce n’est pas sa faute. Il reprenait les mots soufflés par le chercheur-consultant qui a fait le calcul, et dont nous tairons le nom par charité.
9,62€ de retombées chaque fois qu’on met un 1€ de subvention… Si ça, c’est pas formidable. Et ça ne se passe pas que sur la Côte Vermeille ! C’est partout, dit le consultant ! Pour 1€ de subvention publique, on a entre 4 et 10€ de retombées économiques ! Si ça, c’est pas le bonheur.
Du coup, hein, plus question d’hésiter. Faut y aller à fond. C’est quand même pas tous les jours qu’on trouve une manne pareille. Tu poses 1€ sur la table, il en tombe 10 sur le territoire. N’est-ce pas un peu exagéré, docteur ? Comment en est-on arrivé là ? Rembobinons le fil.

QUANTIFIER L’IMMATÉRIEL

En 2003, lorsqu’éclate le 1er grand mouvement des intermittents, qu’Avignon est annulé, et avec lui d’autres festivals d’importance, et que les édiles locaux se lamentent de la perte économique qu’engendre l’annulation, des conseillers du ministère de la Culture, des directeurs d’action culturelle, des chercheurs, des observatoires, se disent qu’il est peut-être temps d’affirmer publiquement que l’art et la culture ne sont pas seulement des émotions et des rêves, mais aussi des réalités économiques et sociales. La crise de 2003 contient tous les ingrédients nécessaires à ce tournant : les intermittents révèlent leurs conditions d’existence, et derrière les saltimbanques apparaissent des « ménages », comme dit l’INSEE, des salariés, qui ont des enfants, des maisons, des crédits, qui consomment et épargnent. Et un festival, ce n’est pas seulement un grand moment de fête et d’émotion, ce sont aussi des chiffres d’affaires pour les commerces et l’hôtellerie, des rentrées fiscales, des retours sur investissement.
Ce petit groupe d’intellectuels et de fonctionnaires, plutôt orienté à gauche, voit dans la révélation du poids économique de la culture le levier pour légitimer un investissement public qui commence à montrer ses limites. Il y aura là, pêle-mêle, des Directeurs régionaux de l’Action Culturelle (dont celui du Languedoc-Roussillon de l’époque), des hauts fonctionnaires du ministère, des observatoires régionaux de la culture (en Lorraine, en Paca, en Languedoc-Roussillon, …), une poignée d’universitaires et de consultants. Leur ambition ? Objectiver. Trouver les méthodes susceptibles de mesurer le poids du secteur culturel comme on mesurerait un autre secteur, tout en conservant la spécificité, l’inquantifiable, l’immatériel.
Sur le terrain, ces pionniers vont d’abord souffrir de l’hostilité d’un milieu culturel et artistique qui refuse l’argument économique, ou qui, plutôt, craint d’y être réduit, ou de faire les frais de la révélation. Et, de l’autre côté, de l’indifférence des pouvoirs locaux, qui ne voyaient pas l’intérêt de dépenser de l’argent dans des études qui, de leur point de vue, coûtent toujours trop cher. Malgré cette double hostilité, l’idée a fait son chemin. Pour maintenir l’intérêt public à financer la culture, mais également pour sortir les « entreprises » artistiques et culturelles de leur ghetto financier, et qu’elles soient aussi considérées comme des entreprises artisanales, et aidées à ce titre, sur les crédits « communs » d’aides économiques.

FESTIVALS CHERCHENT ÉVALUATEURS

Mais les premiers à bénéficier de ce nouveau regard économique ont bien entendu été les festivals. Là, l’impact est direct. Le nombre de nuitées dans les hôtels et les campings, le nombre de couverts dans les restaurants, tout ça se voit, doigt mouillé ou pas. Mais on pouvait aller plus loin. Regarder les dépenses du festival, les emplois générés directement, et mettre ça en regard du soutien public.
Alors les festivals ont couru après la mesure. « Dites-moi combien je rapporte ! » est devenu leur leitmotiv. Les Vieilles Charrues avaient lancé l’offensive dès l’édition 2001. C’est leur banque et sponsor, le Crédit Agricole, qui a financé la première étude d’impact économique du festival musical du centre de la Bretagne, pour la dixième édition. La méthodologie de l’étude est encore sommaire : dépenses directes du festival, retraits aux distributeurs pendant l’édition, dépenses des festivaliers. L’objectif est de montrer que le festival rapporte d’abord à la Bretagne, afin d’en pérenniser les financements, publics et privés.
Rapidement, les universitaires et les consultants s’en sont mêlés. Les premiers ont théorisé la mesure, les seconds ont, pour la plupart, tenté de vendre une méthodologie prête à l’emploi. Si, globalement, il s’agit de regarder les dépenses en regard des recettes, et d’estimer les dépenses des spectateurs, les méthodologies se sont rapidement complexifiées. Il y eut d’abord la grande querelle sur la catégorie des spectateurs à regarder. Chez les Canadiens, pionniers des études de retombées économiques de la culture, on ne regarde que les « visiteurs générateurs d’impact économique », c’est-à-dire ceux qui viennent de loin et qui sont venus exprès. Pourquoi ? Parce que les modèles micro-économiques qu’ils moulinent leur font dire que le spectateur du cru ne « génère » aucun impact supplémentaire, et que celui qui vient par hasard aurait dépensé son argent autrement.
Forcément, tout ça n’est que de la dépense qu’on fait déplacer d’un territoire à l’autre, tout dépend donc de l’échelle à laquelle on le voit. Lorsque plusieurs centaines de britanniques descendent à Sète pour le WorldWide, à l’échelle de l’Europe, ça ne crée aucune richesse. Et le Sétois qui est resté pour se trémousser sur le mole au lieu de partir se balader dans l’arrière-pays, on ne le compte pas comme « générateur d’impact » ? Et celui qui fuit parce qu’il y a trop de bruit, on le compte comme « impact négatif » ? Ben non, parce qu’on n’arrive pas à le compter. Comme on n’arrive pas non plus à compter celui qui profite de l’événement pour louer son appart au black.

LMDR.jpg

Et on ne parle pas de tous ces effets environnementaux que les écolos voudraient nous faire rentrer dans les coûts. Comme si il fallait imputer au festival de Cannes (le plus gros impact économique, avec une estimation à 70 millions d’euros pour 22 millions de budget) la gestion des déchets que nous raconte le documentaire Super Trash de Martin Esposito. Bref, tout ça n’est pas facile. Alors des petits malins ont décidé de faire des cotes moyennes, bien enroulées dans des méthodologies faciles (entendez : pas chères) à mettre en œuvre, et de montrer les effets de levier, parce que finalement, hein, c’est tout ce qui compte. On estime, donc, ce qu’on peut. Tant pis pour ce qu’on ne peut pas. Et ensuite, on rapporte tout ça au soutien public, puisque le l’essentiel est de garder les subventions. Qu’importe si on a pas tout compté, qu’importe si tout ça n’est quasiment qu’estimations. L’important, c’est de pouvoir COM-MU-NI-QUER !
Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec le 1€ qui en génère 9€62. C’est précis, 9,62. Ça fait sérieux, les centimes après la virgule. Y’a que ces idiots de sociologues et de statisticiens qui savent que plus une moyenne est précise, et plus elle a de chances d’être fausse. Alors, allons-y pour les centimes. Et la formule magique est reprise comme un mantra, à tous les bouts du territoire. « tu mets 1€, tu as entre 6 et 10€ de retombées économiques sur le territoire ». La formule est bien faite. On peut rapidement s’imaginer que 6€ c’est pour les petits, 10€ c’est pour les grands festivals. Et que, bien sûr, on est d’accord avec la base de la formule magique : c’est grâce à l’argent public que l’argent privé vient boucler le budget. Jamais l’inverse, malheureux ! Le levier, c’est l’argent public. D’ailleurs c’est automatique, le public met 1€ dans un festival, le festival récupère 1€ de financement privé, mantra garanti.
Le plus drôle dans cette histoire, c’est qu’on ne sait pas qui la croit. Pas un investisseur privé sérieux. Si on pouvait miser 1 pour recevoir 7 ou 10, on serait dans un taux de rentabilité qui voisinerait avec celui des bonnes bulles boursières. Ça attirerait l’investisseur… Quant à la théorie du levier, la plupart des festivals savent bien que c’est l’inverse : c’est parce qu’ils ont eu au départ l’énergie et les partenaires, et que ça a marché, que le financement public est arrivé. L’effet de levier appartient à celui qui prend les risques. Et à ce jeu-là, c’est rarement le public qui commence.

ET QUI MESURE LES EFFETS PERVERS ?

Mais « l’impact économique » vogue et fleurit. Avec d’énormes dégâts collatéraux. D’abord, le tri dans les festivals. Le tout petit, dont l’ambition est de faire vivre le territoire rural, est forcément moins impressionnant que les millions invoqués par le gros. La concentration des financements sur les grosses machines est aujourd’hui malheureusement tendance. Plus tendance encore, la concentration des finances publiques sur les festivals au détriment des crédits de soutien à la création. Le festival, ça rapporte. Le financement de la création, c’est un peu un puits sans fond, non ? C’est ainsi que le maire de Chalon-sur-Saône veut bien garder Chalon dans la Rue, le festival, mais se passerait volontiers d’avoir à financer l’outil de production, l’Abattoir, centre national des Arts de la Rue et de l’Espace Public. Il n’est pas le seul. Car si l’inculture économique permet de ne pas se rendre compte que la formule magique est faussée, elle permet aussi de ne pas savoir que sans investissement, il n’y a pas de retombées.
C’est ainsi que par la grâce de quelques formules magiques, la culture se convertit à l’économie sans acquérir la moindre culture économique. Les charlatans ont de beaux jours devant eux. Et les artistes, des yeux pour pleurer.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #66 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.
Illustrations : Trafficage en règle d’un dessin de Roy Lichtenstein, qu’il avait lui même pompé sur un dessin de Ted Galindo, et illustration LM.

couv-66

De quoi ?

Culture : demandez le programme

Tous les cinq ans, on redresse la statue du mythe, on feint de croire que l’ensemble de nos problèmes va être résolu par l’élection d’un homme. C’est la fiction présidentielle. Et même les candidats qui proclament le plus leur volonté de changer ces règles finissent par surjouer le coup de l’homme providentiel. Ou de la femme. C’est quoi le féminin de Napoléon ? Je préfère ne jamais le savoir.

Tous les cinq ans, donc, la presse culturelle, les observateurs les plus avisés des zarts-zet-des lettres, ou les plumitifs qui doivent bien vivre, se reposent LA question : et la culture, dans tout ça ?
C’est un peu comme un marronnier, mais en fait non. Un peu parce que les programmes de nos prétendants ont toujours un volet culturel, des ambitions, et, pour les plus aguerris, une brochette d’artistes en soutien. Et que ce volet est rarement évoqué dans les discours, les interviews, les débats.
Ce n’est pas un marronnier, parce que le principe du marronnier, c’est que le plumitif n’a qu’à se baisser pour ramasser le fruit. Et que ça n’a pas d’importance. Et là, c’est l’inverse.
Dans cette campagne présidentielle totalement folle de 2017, où tout peut changer d’un moment à l’autre, dont le scénario aurait été refusé par n’importe quel producteur des meilleures séries politiques américaines ou scandinaves, la culture est aussi absente que n’importe quel autre thème majeur, pas de jaloux. Trouver les propositions culturelles est un vrai boulot de limier. Il faut se fader les brochures à la loupe, fouiller les sites web des candidats, et même, mais ici on ne rechigne jamais à l’effort, se taper plus de trois heures de débat télévisé dans l’espoir qu’à un moment les membres du club des cinq se voient interroger sur la chose. Mais rien. Pas l’ombre du début de la queue d’une petite friandise culturelle à se mettre sous la dent.
Et pour ce qui est de la fouille, bonjour la botte de foin ! Onze candidats ! Parce que là aussi, on a attendu la clôture des inscriptions pour ne pas rater un qualifié, et ne pas non plus trop se disperser dans les quelques deux cents candidats putatifs à la candidature, tous plus inconnus les uns que les autres pour la plupart.
En voila donc onze, deux femmes et neuf hommes. Et tout compte fait, examiner et comparer leur programme culturel est peut-être l’un des moyens les plus surs pour savoir vraiment ce qu’ils pensent, quel est leur programme global. Qui ils sont.

Warhol8

LA CULTURE, ON NE LA CULTIVE PAS : ARTHAUD, ASSELINEAU, LASSALLE, POUTOU

Regardons rapidement ceux dont on ne saura pas grand chose, parce que leur programme est vide, ou presque, de tout volet culture. Ils sont 4 dans ce cas : Nathalie Arthaud, François Asselineau, Jean Lassalle et Philippe Poutou.

Nathalie Arthaud est l’héritière spirituelle d’Arlette Laguillier, recordwoman des candidatures présidentielles : six fois candidate, entre 1974 et 2007. Nathalie n’en est qu’à sa deuxième tentative. Elle est la candidate de Lutte Ouvrière, un parti créé en 1968, dont l’autre nom est Union Communiste Internationaliste. Lutte Ouvrière est née d’une scission dans la quatrième internationale ouvrière, l’internationale trotskyste, elle même née d’une scission de la Troisième Internationale, l’internationale communiste. En vrai, LO considère que la IVe Internationale n’existe plus et qu’il faut la reconstruire. Je sais, c’est compliqué. Pour faire court, Lutte Ouvrière considère que seule la classe ouvrière est une force de transformation sociale, et qu’il faut donc y réintroduire les idées communistes. Dans le site de campagne de Nathalie Arthaud, il n’y a pas de thématique « culture », ni de propositions culturelles. Grâce au moteur de recherche interne de son site, on trouve néanmoins deux occurrences du mot « culture » : dans la reproduction de courrier en réponse à une interrogation du collectif Europe Democratie Esperanto, Nathalie Arthaud écrit « je souhaite que tout un chacun ait un accès suffisant à l’éducation et à la culture pour avoir la capacité de parler plusieurs langues et d’accéder à plusieurs cultures. »

François Asselineau est le patron de l’UPR, l’Union Populaire Républicaine, un parti crée en 2007. Asselineau est un ancien cadre du RPF, le parti créé par Charles Pasqua et Philippe de Villiers. Il pense que des sociétés secrètes gouvernent le monde secrètement, et que pour s’en sortir, il faut sortir de l’euro et de l’Union Européenne. Il n’a pas vraiment de programme en ligne, juste une très longue vidéo de lui prononçant un discours de 3h46 minutes, pendant lesquelles il parle essentiellement de ses stratégies secrètes qui nous avilissent, et de ses propositions fortes pour restaurer la souveraineté de la France, et qui sont censées être « assorties de toute une panoplie de réformes institutionnelles, économiques, monétaires, sociales, militaires, diplomatiques, culturelles et éthiques ». Mais navré que je suis, je n’ai pas su détecter, dans cette longue logorrhée, les quelques mots sur la culture.

Jean Lassalle est le seul député élu sous l’étiquette modem. Aujourd’hui, son mouvement, créé en 2016, s’appelle « Résistons ». Jean Lassalle est né à Lourdios-Ichère, village des Pyrénées-Atlantiques peuplé de 162 habitants au recensement de 2014, et dont il est le maire sans discontinuer depuis 1977. Il est le candidat d’une certaine France rurale attachée à raison au maintien des services publics. Il a beau être du Sud-Ouest, Jean Lassalle a le programme light : Une dizaine de thèmes assortis d’un paragraphe chacun, et aucune proposition concrète. Et pas un mot sur la culture.

Philippe Poutou est le candidat du NPA, le Nouveau Parti Anticapitaliste, qui est nouveau depuis 2009, année où la vieille Ligue Communiste Révolutionnaire s’est transmuée en NPA dans un processus d’élargissement-scission dont seuls les trotskystes ont le secret. La LCR est aussi un parti de la IVe Internationale, mais version « Secrétariat Unifié ». Pas comme LO, donc, pour celles et ceux qui suivent.
Il est très difficile de s’y retrouver dans le site de campagne de Poutou. Comme disait ma grand-mère, c’est un bordel sans nom. Sympathique, néanmoins. Pas de thèmes culturels. Mêmes les luttes intermittentes n’ont pas trouvé leur place dans le catalogue de lutte. Dans le livret programmatique, le passage sur la culture est essentiellement consacré à un « service public de l’information et de la culture » qui parle essentiellement des médias. Néanmoins :
«  Dans le domaine de la culture, l’accès aux œuvres comme l’accès à la formation artistique et aux pratiques créatives doivent être garantis pour touTEs. Nous voulons un réseau culturel public de proximité pour promouvoir la création, avec une liberté de création, car l’expression artistique est aussi là pour déranger, pour subvertir. Il faut promouvoir l’échange, parce que les cultures minoritaires ou extra-occidentales sont un enrichissement pour tous. Nous revendiquons la liberté complète de diffusion. La rémunération des professionnels doit être pensée hors de la privatisation de la Culture, et pour la liberté d’accès: les barrières, financières et sociales, qui séparent le public des artistes doivent être abattues. »
Et c’est tout. On est bien avancé. Peut mieux faire, Poutou.

LA CULTURE EST UNE ARMEE : CHEMINADE

Jacques Cheminade est notre cinquième homme. Contrairement aux quatre premiers, il a un programme culturel. Cheminade est le fondateur du mouvement Solidarité et Progrès, affilié au mouvement de Lyndon LaRouche, un activiste mythomane américain. Cheminade, lui, a été plusieurs fois qualifié de chef de secte. Il pense que la France est rongée par un ennemi de l’intérieur, que le progrès technologique est le salut de l’humanité, que Mars est notre nouvel horizon. Mais, surtout, Cheminade est un guerrier. Il est en guerre. Même quand il parle de culture, il explique que c’est une arme dans la guerre dans laquelle nous sommes. Et quand il avance une de ces seules propositions singulières, confier un instrument de musique à chaque enfant scolarisé, il ne peut s’empêcher de dire que son « objectif est de créer une armée d’amateurs plutôt qu’un bataillon de professionnels. »
Mais on a aussi plus loin : « Créer des brigades d’intervention artistiques composées de petits ensembles de quelques musiciens qui pourront amener la musique dite « savante » à une population qui ne la connaît pas encore. ».
Incorrigible, le Jacquot.

Voilà, on a passé celle et ceux que la culture n’occupe pas beaucoup, et l’on va attaquer celle et ceux que ça intéresse visiblement, ou qui n’ont pas fait l’impasse dessus.

Autant le dire tout de suite, il y a cette année deux passages obligés dans les programmes : le statut des intermittents et l’éducation artistique à l’école.
Bien que sa place n’évolue guère, l’éducation artistique est une sorte de mantra, une incantation rituelle des scrutins présidentiels.
Quant aux intermittents, c’est tout a fait logique : ils ont gagné, de haute lutte, leur place dans l’agenda politique prioritaire. Mais le consensus est loin d’être établi.

LA CULTURE EST MON ENNEMIE : MLP

Évacuons pour commencer une question majeure de l’exercice de comparaison.
Depuis plusieurs années que le Front National a pris des municipalités et siège dans toutes sortes de collectivités, on a un aperçu du programme culturel du mouvement nationaliste. Bibliothèques municipales expurgées de la littérature et de la presse « subversive », œuvres d’art contemporain repeintes ou éliminées de l’espace public, dénonciation des films et des œuvres « anti-patriotiques », comme ce « navet » de Chez Nous, dixit Florian Philippot, qu’on vous conseille fortement d’aller voir.
Bref, on sait, en fait, que le Front National n’est pas l’ami de la liberté artistique. Et on ne va donc pas vraiment perdre trop de temps à décrypter les quelques propositions sur la culture éparpillées dans les 144 propositions de Marine Le Pen.
Mais on va quand même vous en livrer une, pour la bonne bouche. La 114e.
« Remettre en ordre le statut d’intermittent du spectacle par la création d’une carte professionnelle afin de préserver ce régime tout en opérant un meilleur contrôle des structures qui en abusent. ».
Faut remettre de l’ordre. Avec une carte professionnelle. Que tu auras toujours sur toi, ami intermittent. De quoi nous rappelez cette réplique culte de Papy fait de la Résistance : « Rassurez vous madame Bourdelle, c’est français, c’est la police française. Alors.. Ausweis… Papiers s’il vous plaît. AU TROT »

Voilà. Ça c’est fait. Il nous reste qui ? Nicolas Dupont-Aignan, François Fillon, Benoit Hamon, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon.

LA CULTURE C’EST LE PATRIMOINE : FILLON ET DUPONT-AIGNAN

Nicolas Dupont-Aignan, c’est l’outsider de la droite. Il dirige Debout La République, un mouvement issu lui aussi des marges souverainistes de la droite. Et la culture est très présente dans son programme. Elle est un soubassement de l’identité nationale, passage obligé de tout bon souverainiste. Dupont-Aignan consacre donc 32 propositions aux questions culturelles. Dont les deux tiers sont consacrées au patrimoine. Le patrimoine, c’est rassurant. Ça s’inscrit dans le temps. C’est du beau solide et vaillant. C’est l’identité de la France éternelle, et le support de la France touristique. Ça vaut mieux que le spectacle vivant, à part au Puy du Fou. Et c’est plus sûr que l’art contemporain. L’art contemporain, on ne sait jamais si c’est beau.
Donc Dupont-Aignan réinvente l’inventaire. La proposition n’est pas assez détaillée pour que l’on sache s’il veut réintégrer l’inventaire à l’État, alors qu’il a été décentralisé aux régions, ou s’il entend donner des dotations suffisantes aux collectivités pour qu’elles mènent des opérations d’inventaire généralisé, ce qu’elles font peu aujourd’hui faute de financement, justement.

François Fillon est le candidat des Républicains, cela n’aura échappé à personne. Et aussi de l’UDI. Enfin peut-être. Quoique.
On ne va pas refaire le match, on connaît aujourd’hui le goût de François Fillon pour les châteaux de la Loire et le prêt-à-porter sur mesure.
Son programme comporte 20 propositions culturelles dont une bonne part consacrées au soutien au patrimoine. C’est la marque de son camp, tant il est vrai que le patrimoine est le refuge des conservateurs.
Il est le seul à vouloir conserver, et même renforcer Hadopi.
Concernant le statut des intermittents, il a cette phrase dont on cherche encore le véritable sens, et sa possible traduction dans la loi :
« Préserver le régime des intermittents du spectacle, en luttant contre les abus, en excluant toute forme d’emploi permanent, et en réservant son bénéfice aux artistes et techniciens qui collaborent à des œuvres de création originale dont la fabrication ou l’exécution est limitée dans le temps. »
Tentative d’explication de texte. « en excluant toute forme d’emploi permanent ». Là, François doit faire référence aux permittents. Qui ne sont pas permanents. Mais dont le poste fait l’objet d’une permanence de besoin. Donc il veut les intégrer ? On ne sait pas trop.
L’autre partie de la proposition est encore plus difficile à décrypter. « en réservant son bénéfice aux artistes et techniciens qui collaborent à des œuvres de création originale dont la fabrication ou l’exécution est limitée dans le temps ».
Est-ce qu’il y a des œuvres dont la création n’est pas limitée dans le temps ? Est-ce qu’il y a des œuvres dont l’exécution n’est pas limitée dans le temps ? On ne sait pas, François. Ça doit pouvoir s’imaginer, mais dans l’état actuel de nos connaissances, on ne sait pas.
Il faudra aussi « appliquer le principe d’un nombre minimum de représentations pour les œuvres subventionnées ». Ok. Combien ? 2 ? 12 ? 24 ? La même chose quelque soit la discipline ? Dans quel laps de temps ?
Parmi les autres propositions de François Fillon qui nous reste incomprises, il y a celle-là : « Faire de la France la championne des industries de l’image, en proposant, au plus haut niveau européen, une initiative en faveur des futurs « Airbus » de l’audiovisuel, du numérique et des nouvelles technologies. »
Alors là, les « airbus » de l’audiovisuel, il fallait y penser. Mais qu’est-ce que ça peut pouvoir dire ? On aimerait en savoir plus, mais les confrères qui ont eu la gentillesse de relayer la proposition ne l’expliquent pas plus que nous, et celle qui semble être la principale inspiratrice de cette mesure dans l’entourage de Fillon a, depuis, quitté le navire. On ne saura pas.

cravan

LA CULTURE C’EST L’INDUSTRIE CULTURELLE : MACRON

Emmanuel Macron dirige En Marche, un mouvement crée en 2016. Il n’est ni de gauche, ni de droite, dit-il. Et ses soutiens vont de Robert Hue, ancien dirigeant du PCF, à Alain Madelin, ancien dirigeant de Démocratie Libérale. C’est l’ancien secrétaire général de l’Elysée de François Hollande, et l’ancien ministre de l’économie de Manuel Valls.
Il met lui aussi l’éducation artistique au premier plan, en « encourageant » les projets d’initiation à la pratique artistique collective. Il veut créer des centres artistiques inter-établissements en lien avec les acteurs locaux. Ce n’est pas plus détaillé que ça, du coup on ne sait pas trop ce que ça veut dire. Après… comment dire… Les propositions culturelles de Macron laisse un drôle de sentiment. On ne sait pas trop s’il sait de quoi il parle vraiment.
Par exemple, une de ses trois mesures phares, c’est l’ouverture des bibliothèques le soir et le dimanche. « L’Etat prendra à sa charge les dépenses supplémentaires liées à l’ouverture en soirée et les dimanches des bibliothèques municipales ». Super. Mais ce n’est pas chiffré. Or, en matière budgétaire, Macron propose de maintenir l’effort financier de l’Etat.
Le hic, c’est qu’il a une autre proposition couteuse : un pass culture de 500€ pour les jeunes de 18 ans. Pas de 19, ni de 17, de 18 ans. Et des jeunes de 18 ans, il y en a bon an mal an 900 000. Soit un demi-milliard de chèque culture. Dont une partie ne sera pas payée par l’État puisque le pass sera « co-financé par les distributeurs et les grandes plateformes numériques, qui bénéficieront du dispositif. » C’est la deuxième mesure phare, donc. Un pass-culture de 500€ l’année des 18 ans, subventionné par les industries culturelles, pour que les jeunes majeurs aillent consommer des produits de l’industrie culturelle. Ou éventuellement des livres, du théâtre ou un musée. Les musées, beaucoup sont déjà gratuits pour les moins de 26 ans. Quant aux différentes expérimentations des pass-culture en régions, elles ont toutes été pour le moins mitigées, tout comme la récente initiative italienne, en tout point semblable à la proposition de Macron. Étonnant que celui qui dit vouloir maintenir l’effort financier de l’État en contrepartie de l’évaluation de toutes les politiques publiques en faveur de la culture n’ait pas lui même regardé ces évaluations…
Dernier petit flou : Macron veut « pérenniser et adapter le statut d’intermittent du spectacle ». « Adapter », ça veut dire quoi, au fait ?

LA CULTURE C’EST SÉRIEUX : HAMON ET MELENCHON

Benoit Hamon, c’est le candidat du Parti Socialiste. Et de celles et ceux qui soutenaient l’écolo Yannick Jadot. Enfin pas tous. Et il est aussi soutenu par ceux qui voulaient Taubira. Mais pas par ceux qui voulaient Valls. Enfin pas tous. On ne sait plus. Bref, au milieu de cette recomposition de la gauche, Benoit Hamon a bossé sérieusement ses propositions culturelles.
D’abord, Benoit Hamon affirme vouloir porter l’effort public en faveur de la Culture à 1% du PIB. Pas 1% du budget de l’Etat, hein, 1% du PIB. Comme il rajoute après qu’il le fera « en soutenant le réengagement des collectivités locales pour lutter contre les inégalités entre les territoires », l’effort public doit se comprendre comme l’effort de l’État et des collectivités.
Mais du coup, ça fait combien ? Le PIB, figurez-vous, ce n’est pas facile, ça fluctue sans arrêt. Mais on se cale entre 2180 milliards et 2200 milliards. 1% de ça, ça fait donc 22 milliards.
En 2014, une étude conjointe des Ministères de la Culture et des Finances avaient établi l’effort public culturel à environ 21,5 milliards. On serait donc à 500 millions d’augmentation. Sa deuxième priorité est l’enseignement artistique : inscription des enfants en bibliothèque, développement des pratiques musicales collectives, éducation à l’image, et renforcement de la présence des artistes dans les écoles. Et le maintien du statut des intermittents.
Trois singularités dans son programme culturel : Une journée annuelle « Rue libre pour la culture », « lors de laquelle les institutions et acteurs culturels proposeront de construire avec les habitants des programmations hors les murs. » ; le soutien à la création de fabriques de culture, et, enfin, le soutien à l’entreprenariat culturel. Voilà trois pistes à creuser, revendiquées depuis longtemps par les secteurs les plus en pointe et les observateurs les plus aguerris.
Il promet d’autres propositions issues d’un processus consultatif en cours, qui seront rendues publiques le 1er avril.

Jean-Luc Mélenchon est le leader de France Insoumise, mouvement crée en 2016. Il était en 2012 le candidat du Front de Gauche, qui réunissait le Parti de Gauche, le Parti Communiste Français, et la formation Ensemble. Aujourd’hui, on ne sait plus trop si les communistes sont là ou pas.
Mélenchon s’est lui aussi appliqué à fournir des propositions culturelles qui couvrent l’ensemble du secteur.
Comme Hamon, il veut porter le budget public de la Culture à 1% du PIB, « renouveler l’éducation artistique », supprimer Hadopi pour la licence globale et pérenniser le statut des intermittents. Rajoutons à ça une grande bibliothèque numérique en ligne, et c’est tout. Le reste renvoie à un « livret-culture » qui est un « document de travail ».
On y trouve pas plus de précisions sur sa volonté d’étendre le statut de l’intermittence aux « professions artistiques précaires ». Belle promesse. Mais elle ne peut passer par une extension du statut de l’intermittence à celles et ceux qui tirent leurs revenus de droits d’auteurs, vu que l’intermittence est basée sur des salaires et des indemnités chômage.
En revanche, on y trouve des propositions qui vont largement faire question. Par exemple : « Interdire le sponsoring privé dans les événements culturels. » Et oui, le privé c’est le mal. Et le sponsoring, c’est le grand mal. Je ne sais pas qui leur a soufflé ça, aux insoumis. Je ne connais pas un seul festival qui ne boucle pas son budget avec l’apport du vin de la cave coopérative ou du producteur du coin, qui ne fait pas sa technique avec des bouts prêtés par le magasin ou le loueur du coin. Je ne parle pas du Grand Capital, non, juste des commerces de proximité, de la petite économie des circuits courts à qui profitera directement l’événement, et qui est bien content de se sentir en être, à sa mesure. Interdire ça, ça veut dire quoi ? Ça veut dire mettre à mal des milliers de petites manifestations culturelles, et mettre fin aux grands festivals de musique. Ou alors considérer qu’il faut les laisser totalement à Live Nation. Interdire, c’est, enfin, livrer les manifestations subventionnées au seul bon vouloir des donneurs d’ordre publics, les collectivités locales, qui pourront à loisir transformer l’intention artistique, et faire pression sur le contenu. Beaucoup plus que n’importe quel subventionneur privé. Mais ça, pour le savoir, il faut connaitre la profession, pas se contenter d’incantations. Interdire l’argent privé dans les manifestations culturelles, c’est tout l’inverse de la préservation de la liberté revendiquée par les insoumis.
Ça y’est, il m’ont mis en colère.

Bon, de toutes façons, faut le dire en conclusion, un programme présidentiel, ça ne sert à rien. Ce qui compte c’est la majorité au parlement. Quand tout le monde aura compris ça, on aura plus besoin de Président qui gouverne, et on aura fait un grand pas vers la démocratie.

Cet article est la version numérique augmentée, mais non-augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #65 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est Let’s Motiv Magazine.
Pas de liens, parce que, franchement, si vous avez envie de vous renseigner, ce n’est pas très difficile, et que ce n’est pas à moi de leur ramener du trafic web.

Illustrations : l’affiche de Cravan a été prise en photo gare de Lyon, je ne sais plus quand, ni pourquoi elle était là. Le photomontage est un bidouillage de fotofunias à partir de portraits volés. 

Capture

De qui ?, De quoi ?

Go, Rodrigo ! Go !

Novembre 2016. Rodrigo Garcia a annoncé depuis plus d’un mois sa volonté de renoncer à un deuxième mandat à la tête du Centre Dramatique National de Montpellier. Les raisons de ce renoncement ? Une absence de dialogue avec les collectivités sur son projet, des moyens trop faibles, amputés de plus de 100 000 euros dès son arrivée, l’impossibilité de déployer à Grammont son projet de lieu ouvert, l’absence de transports dignes de ce nom pour se rendre au théâtre…
De ça, il ne sera pas question directement dans cet entretien. Le rendez-vous a été pris il y a longtemps, pour parler de son travail, du présent, de ce qui l’anime. De lui, Rodrigo Garcia, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre.
Non pas que les raisons de son départ ne soient pas intéressantes à aborder, mais il les a déjà largement explicitées dans un communiqué de presse. Je n’en suis pas surpris. Au fil des nombreuses discussions que nous avons eu depuis son arrivée, j’ai acquis le sentiment que, si Rodrigo est véritablement un auteur politique, il ne conçoit pas qu’il lui faille se battre contre l’indifférence de la Ville et de la Métropole qui l’accueille. Il y a quelque chose de totalement entier chez Rodrigo Garcia. Dans l’homme autant que dans l’œuvre. C’est de ça dont j’avais envie de parler avec lui, ce jour-là, dans sa loge. Pour éclairer à la fois son départ et ce qu’il est, ce qu’il fait. J’ai trop entendu de propos imbéciles, de la part de gens qui, pour la plupart, n’ont d’ailleurs jamais mis les pieds à HtH.
Ses propos ont été recueillis dans sa langue natale, avec l’aimable participation de Laurent Berger, qui a assuré une traduction simultanée. Certaines formulations françaises sont donc de lui, d’autres issues de ma propre traduction.

 ICULT RODRIGO GARCIA

Rodrigo, tu es avant tout un auteur. Écrire, ça a commencé quand, pour toi ?

Rodrigo Garcia : Écrire ? Tard. J’ai commencé tard. D’habitude les écrivains disent « j’ai commencé à neuf ans ». Mais moi, non. Je suis arrivé tard à la littérature. J’ai d’abord commencé par être un lecteur de la philosophie, et la littérature m’a intéressé après.

Mon premier texte, je l’ai écrit pour un fanzine que tenait un ami à Buenos Aires. Un sujet totalement en relation avec Golgotha Picnic. Mais je l’ai relu, il n’y a pas longtemps, et… J’aimerais bien qu’il disparaisse d’internet, qu’il n’y en ai plus de traces, parce que c’est d’une immaturité, d’une ingénuité, on dirait que ça a été écrit par un enfant.

Ah ce point ? Quel âge tu avais ?

Et bien… Vingt ans ! À vingt ans, Rimbaud avait déjà écrit de sacrés trucs ! (rires)

Les vrais débuts, c’est par hasard. Il y avait un concours d’écriture dramatique à Madrid, et je me suis présenté. Parce que moi, en réalité, je voulais être metteur en scène. Quand je suis arrivé en Espagne, mes références, c’était le théâtre de l’absurde, c’était tout. Et en Espagne, je rencontre le théâtre d’Heiner Müller, que je ne connaissais pas. Et j’ai commencé à écrire, et je me trouvais absolument génial, et puis je me suis aperçu que je ne faisais que copier, à la lettre, des textes d’Heiner Müller. Il a fallu que je me dépouille de tout ça petit à petit, que je cherche mon propre style.

Aujourd’hui, la plupart des textes que tu montes sont tes textes, ça fait longtemps que tu n’as pas monté autre chose que tes textes.

Pas tout à fait, on a monté Hamlet dans un kebab à Aubervilliers en mars, mais tu as raison, c’est plutôt une exception. Moi j’aurais voulu monter de grands auteurs, je ne voulais pas mettre en scène mes textes. Mais je me suis aperçu que si je faisais ça, j’occuperais finalement le travail de gens qui faisaient déjà bien ce travail. Dans ce terrain-là du répertoire, j’aurais été un metteur en scène de plus.

Alors que je me suis aperçu que j’étais le seul qui pouvait écrire ce que j’écrivais. Du coup je l’ai pris comme une responsabilité. Bien sûr, quand je te dis ça, il y a l’énorme face narcissique des choses qui surgit, c’est évident. Mais disons que je l’ai pris comme une responsabilité politique : si je pouvais dire ça, écrire, ça, monter ça, alors il fallait que je le fasse.

Après, de quoi je parle, c’est compliqué à dire. Comment dire… Dernièrement, j’ai lu pas mal de théories poétiques, et je suis d’accord avec beaucoup de gens qui disent que les enjeux sont avant tout musicaux et formels. Et c’est ce qui me passionne réellement. Ma motivation à écrire, elle est formelle. C’est très étrange la façon dont le contenu entre en relation avec la forme. Regarde ce que fait Richard Serra : la forme et le contenu y sont complètement indissociables. Et moi j’ai du mal à en dire plus sur cette relation-là.

Tu dis que tu écris tes pièces sur des périodes courtes, sur quelques semaines. Ce n’est pas un travail continu.

C’est vrai. Ça me plairait d’avoir la constance ou la discipline de l’écrivain. Comme Nabokov, tu vois. Il écrivait comme on va au bureau, du matin jusqu’au soir, avec une absolue régularité. Ça ne veut rien dire sur la qualité de l’œuvre, hein. Julio Cortazar, il n’est jamais arrivé à avoir cette discipline et ce qu’il écrit est magnifique. Moi j’y consacre beaucoup de temps, mais je n’ai pas de régularité.

Pour revenir au contenu, je repense à une phrase d’Heidegger qui dit que la poésie à une relation avec ta terre natale, avec tes racines. Et il parle de la relation de ta poésie avec ta langue native. Et ce qui est intéressant au 21e siècle, c’est cette quasi-absence de la terre natale, cette impossibilité de recourir à la terre natale. Et Heidegger fait l’apologie, ce qui m’a beaucoup surpris, du dialecte. Et il fait une analyse de poèmes qui sont passés du dialecte à l’allemand, et de ce qu’ils ont perdu dans cette translation.

Toi tu as l’impression de ce passage entre une langue natale et ta langue actuelle ?

Moi j’ai un espagnol qui vient de Buenos Aires, mélangé à de la langue madrilène, et aussi à ce que je vis maintenant en France. Mon langage est contaminé par les choses importantes que j’ai vécu, de ma vie comme immigrant argentin en Espagne. Ma langue est en tension avec des choses très fortes. C’est pour ça que les thèmes de mon écriture sont toujours les mêmes. Tous les livres parlent de la difficulté d’être avec les gens, et du besoin d’être aimé. La question, c’est comment arriver à atteindre la transcendance minimale dans tout ça. Pour TS Elliot, c’était facile. Pour d’autres c’est plus compliqué. (rires)

Quand tu mets en scène, il t’arrive d’atteindre cette transcendance ?

Parfois oui, parfois non. Quand j’arrive à une image un peu floue, pas évidente, je pense que je suis sur le bon chemin. Quand j’offre des choses incomplètes, que j’arrive à préserver un peu de mystère, je crois que je suis sur le bon chemin.

Mais le problème c’est qu’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou théâtrale, ce n’est pas seulement cette espèce d’éclat. La question c’est celle de la totalité de l’œuvre.

La difficulté la plus grande pour moi, c’est d’arriver à obtenir une sorte d’ovni complet. Et parfois je m’éloigne de ça à cause de la quantité d’images et d’idées qui apparaissent dans les œuvres. Parfois je devrais me contenter de moins. Comme si je n’avais pas confiance en le fait de travailler sur une ou deux idées, et de les approfondir, comme si ce n’était pas suffisant. Mais ça vient aussi du fait que je n’ai pas de patience. Pour écrire, oui, j’ai de la patience, je peux écrire, écrire, réécrire. Mais sur la scène, je n’ai pas cette patience-là.

Certaines pièces ont des processus longs, pourtant. Pour 4, ça a été très progressif. Parfois je pars juste d’une idée de l’espace, comme pour 4. Et l’espace de 4 a mis longtemps à se dessiner, il y a énormément d’idées qu’on a mis en œuvre et qu’on a ensuite laissé tomber. C’est incroyable de voir l’impact qu’a la question de l’espace. Parfois je créé des objets théâtraux, et je me demande si je vais pouvoir leur donner le cadre scénique pour que véritablement ils existent, et parfois je les abandonne avant même de leur avoir donnée l’opportunité d’exister.

Il y a certains objets récurrents dans tes espaces. C’est pour te rassurer ? Pour te fixer des contraintes de jeux ?

 J’ai toujours essayé de faire des choses qui sont différentes. Il y a des éléments que je ne peux pas m’empêcher d’utiliser, comme la vidéo. Dans 4 ou dans Daisy, l’écran avait déjà été fait, et on l’a réutilisé autrement pour nous obliger à utiliser la vidéo sous d’autres formes.

Il y a des metteurs en scène pour qui ces éléments de contraintes sont des « règles du jeu ». Toi, on a plus l’impression que ça naît d’un processus.

Oui, ce n’est pas faux. Je ne les pense pas comme des contraintes. Ce sont des complications. Les petites filles, dans 4, par exemple, je ne savais pas très bien au départ quoi faire avec elles, je l’ai découvert en travaillant.

4_fillettes

On dit souvent de tes œuvres que le spectateur doit se débrouiller avec, c’est vrai ça ?

Ça part de l’idée que moi je ne sais pas raconter une histoire clairement. Raconter les choses comme ce qui nous arrive dans une journée de façon cohérente, personne ne peut faire ça. Réduire le chaos que peut être ta vie, même une seule journée de ta vie, à ce qu’est une histoire, c’est tricher. Et bien sûr, comme on est au théâtre, qu’il y a des codes, la lumière qui s’éteint, la pièce qui commence, qu’il y a un montage de scènes qui se suivent, il y a des gens qui ont tendance à y voir une histoire. Je rappelle toujours cette anecdote de Wim Wenders qui pour son premier flm, commence à filmer un train, comme les frères Lumières, puis il colle un autre plan dessus, et ça se met à raconter une histoire qu’il n’avait pas encore planifiée, pourtant.

Il y a certaines de mes pièces où c’est plus ou moins facile de lire une histoire. Certaines n’ont pas d’histoire. Golgota Picnic n’a pas d’histoire. Dans Mort et réincarnation en cowboy, tu peux voir une histoire se développer, en tout cas tu peux avoir l’intuition d’une histoire. Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’une pièce chargée de littérature comme Golgotha ne raconte pas forcément une histoire, alors que le cowboy, dans laquelle il n’y a pratiquement pas de littérature, raconte, elle, une histoire.

Il y a un autre invariant dans tes pièces, c’est la troupe, les acteurs. Il y a une grande fidélité, là, longue, qui du coup peut se ressentir dans la mise en scène, dans la relation humaine que les acteurs renvoient. Ça fait partie de ton idée du théâtre, ce sentiment de la communauté ?

J’aimerais dire que je ne le pense pas comme ça. Mais c’est comme ça que je le fais. J’ai peut être eu cette vertu de réunir des gens, pas seulement les acteurs, tous ceux qui participent, et de les mettre dans des situations de bonheur infime, mais qui est bénéfique à la création. Le théâtre, c’est quelque chose que tu fais avec d’autres personnes, tu dois respecter l’intelligence de ceux qui travaillent avec toi. Et c’est le plus difficile, d’arriver à ce que tout le monde soit au même niveau intellectuel et existentiel. Je peux dire comment moi je peux arriver à leur niveau. Mais eux ils attendent beaucoup de moi. Ils espèrent vivre des expériences importantes, des moments poétiques forts, et ça, pour moi, c’est une charge. Il n’y a pas longtemps, Juan Loriente m’écrivait en s’amusant, un peu comme s’il allait bientôt mourir, et il me remémorait combien on a vécu de choses singulières, qui ne se passent quasiment jamais au théâtre. Il nous est arrivé de tout, des gens qui sont évidemment montés sur scène plein de fois, des gens qui ont essayé de nous frapper, on est sorti de certains théâtres protégés par la police. Si ça avait été une seule fois. Mais non, c’est arrivé plein de fois. Ce ne sont pas des choses qui me plaisent, ça me met dans un état de tension terrible, mais c’est quand même incroyable de pouvoir provoquer ce genre de choses-là. Surtout pour la confrontation qui commence à se forger à l’intérieur même du public, parce que face à ceux qui protestent, il y a aussi ceux qui pensent exactement l’inverse. C’est quelque chose, de pouvoir provoquer ça dans un théâtre. Ça a un versant négatif, c’est que ces réactions là annulent une partie de la pièce, ses aspects les plus profonds. Il y a de gens qui se rappellent de Golgotha Picnic comme une pièce sans parole, quasiment, alors qu’il y a énormément de texte. (il rit)

C’est aussi parce que le texte est souvent dit dans tes pièces de façon non conventionnelle…

C’est vrai. Il n’y a pas longtemps, j’étais dans une école de théâtre, c’était très intéressant, et un jeune acteur m’interpelle et me dit « mais vous utilisez les acteurs comme des objets, ils n’interprètent rien ! », et je lui ai répondu : « c’est marrant, moi je critique ça chez plein de metteurs en scène, et je pense que je fais exactement l’inverse ». Il dit ça parce qu’il est dans une école de théâtre, et qu’il a une idée du théâtre, une idée du travail de l’acteur. Je comprends parfaitement qu’il puisse penser que dans « 4 » les acteurs ne jouent pas leur texte, parce que j’ai décidé que la plupart des textes seraient dits au micro, avec eux debout, qui tournent le dos, avec leurs capuches. Et la difficulté interprétative, dans cette situation-là est plus riche, mais aussi plus difficile que dans une situation conventionnelle. D’abord, le texte est contaminé par une énergie corporelle, due à ce contact physique entre les acteurs, il y a quelque chose qui circule entre eux. Et parce qu’on ne voit pas leur visage, il faut qu’ils aient beaucoup plus d’expressivité dans la voix. Cette contrainte physique amène énormément de nuances dans le jeu de la voix, encore plus dans la deuxième partie du texte, où arrivent les acteurs trempés et plein de savon, et tout ça contamine le phrasé, le travail sur le texte.

<Tu ne vois pas tes propres pièces quand elles sont jouées ? Pourquoi ?

Je suis passé par plein de moments. Il y a eu une période où j’étais régisseur sur mes propres spectacles pour m’obliger à les voir. Et maintenant je suis revenu à mon état de départ : j’ai peur. J’ai peur de la réaction du public. Je sais que je rate quelque chose, mais c’est comme ça. Mais c’est vrai que j’ai maintenant un détachement incroyable avec les spectacles, une fois qu’ils sont finis. C’est marrant, parce que concrètement, je ne suis pas déjà en train de penser à un projet précis, mais je suis déjà en train de penser à d’autres projets, tout le temps.
Parfois les acteurs sont déçus, ils me disent : « viens voir la pièce, pour voir comment ça a avancé ». Mais non.

Tu tournes beaucoup.

En ce moment précis, c’est plus calme, mais oui, heureusement, les pièces ont des grandes tournées. Surtout à l’international. En France, on a du mal à trouver une place pour mes pièces dans la saison « normale ». Leur programmation occupe un espace très réduit dans les programmations, des niches, des festivals. C’est difficile, pour le type d’œuvres que nous faisons, pas seulement moi, mais aussi d’autres, de trouver un réseau large de diffusion en France, dans une programmation « normalisée ». Ça a à voir à la fois avec l’architecture des théâtres, et avec le passé de la programmation. Aujourd’hui, à notre époque, une grande salle de mille places, c’est un cancer pour la programmation. Dans une salle de 700, 800 ou 1000 personnes, tu es condamné à programmer des pièces qui ont une composante spectaculaire, qui s’éloignent de l’humanité. Et ça réduit considérablement les thématiques possibles, parce que pour fournir un spectacle qui attire 1000 personnes pendant plusieurs soirs, tu es obligé de tomber dans des thèmes tout à fait identifiables, reconnaissables, par le plus grand public. Et du coup, les pièces qui interrogent les aspects formels du théâtre, son esthétique, tu ne peux pas les programmer dans ces salles. Et donc c’est la mort du théâtre.

Et du coup, avec ces grandes salles, tu fais aussi comme si tu ignorais que la société est fragmentée en mille tribus, mille sous-groupes. Ça veut dire quoi une salle pour la « communauté » ? Tu proposes des spectacles pour une « communauté » générale qui n’existe pas !
Il faut des salles qui puissent être modulables, qui puissent s’adapter aux projets, et pas l’inverse. Il faut que l’artiste se sente libre, dans sa capacité d’expression.

C’est ça le théâtre que tu montres, que tu programmes ?

Je programme un théâtre que je considère positif pour la société. Dire ça, c’est comme ne rien dire. La société est pleine de gens qui ne vont jamais au théâtre, et les gens qui viennent au théâtre et qui sont intéressés par la nouveauté, c’est une minorité. Au départ j’ai vu ça comme quelque chose de positif, je pensais qu’en montrant des choses nouvelles, qui n’avaient pas beaucoup été montrées, ça susciterait de la curiosité.
Et la curiosité était au rendez-vous, mais pas avec l’ampleur que j’aurais espéré.
Après… les choix, nous les faisons à trois : Benoit, Laurent et moi, et je suis celui qui voit le moins d’œuvres, en fait, qui ait le moins le temps de les voir. Et on ne voit pas tout ce qu’on voudrait voir. On s’interdit par exemple de voir des pièces que l’on n’aura pas les moyens de programmer. Le CDN de Montpellier est un petit CDN, c’est un petit budget. Il y a des œuvres qu’on aime beaucoup, mais dont on sait pertinemment qu’on ne pourra pas se les payer. Donc je ne vais pas utiliser l’argent public pour me payer un voyage a Tokyo pour aller voir un spectacle que je voudrais programmer mais qui coûte de toute façon trop cher, j’aurais l’impression d’être un arnaqueur.
Il y a une part de déception là-dedans, bien sûr. Quelqu’un comme Roméo Castellucci, avec qui j’ai par ailleurs une relation personnelle, et une vraie admiration pour son œuvre, j’aurais voulu le programmer. Mais heureusement, le Printemps des Comédiens l’a programmé et le public montpelliérain a pu le voir. Mais ça rejoint ce qu’on disait sur le format des salles. Ici il y a une petite salle, et on essaye d’en faire un espace modulaire, où les artistes puissent s’exprimer et rencontrer le public.
C’est ça le plus important. Le lieu, c’est secondaire, l’important c’est ce qu’on y crée.
Même si, forcément, chaque salle, chaque espace conditionne ce que tu veux y faire.

Tu aurais envie de sortir de la salle, des fois ?

Jamais. J’aime les outils du théâtre, le cadre, les lumières…
Mais j’aimerais un théâtre qui soit ouvert toute la journée, qu’il s’y passe des choses toute la journée, un lieu où tu peux venir voir des expositions, des films, des ateliers, Je n’ai pas envie de réinventer la médiathèque, mais c’est un peu cet esprit-là. C’est bizarre, quand même, d’avoir un lieu de culture, comme ça, un théâtre, avec quelqu’un qui vient ouvrir les portes à 7 heures du soir.Ce format de la soirée, c’est déjà une déclaration d’intention, une déclaration élitiste. Si tu l’ouvres toute la journée, que tu peux y entrer, rencontrer une œuvre, un débat, y manger, discuter, l’événement du spectacle va être moins transcendant, plus accessible, plus quotidien.
Mais ça, ça ne marche vraiment que si tu es dans la ville. Ici, à midi, il y a plein de gens qui viennent manger et qui ne viennent jamais le soir. Ils ne cherchent rien d’artistique en venant déjeuner.

Mais cette contamination, elle n’existe pas vraiment. Quand on fait un festival sur les sexualités, ou qu’on programme de l’électro, on voit venir au théâtre des gens qui n’y sont jamais venu avant. Mais il y en a très peu qui reviennent voir le reste de la programmation. Très peu par rapport à ce qu’on pouvait espérer. C’est une déception, pour moi. Mais c’est une réalité. Je ne sais pas pourquoi les gens acceptent de voir dans un musée d’autres formes que les formes traditionnelles du musée, et qu’au théâtre, ils l’acceptent mal.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi, dans ta programmation, qui est très européenne et internationale, une question de la langue ? Un obstacle que créerait le surtitrage des pièces, par exemple ?

Pourquoi ça serait un problème au théâtre, alors qu’au cinéma, on va sans problème voir des films sous-titrés ? Même si en France, il y a beaucoup de films traduits. Mais c’est vrai qu’il y a assez peu de metteurs en scène étrangers qui pénètrent vraiment le réseau théâtral français, et peu de théâtre français qui tourne à l’étranger. Mais la vraie question, ce n’est pas celle de la langue, c’est celle du théâtre expérimental.

Notre programmation, c’est celle qui, ailleurs, est une programmation de festival, de temps forts dédiés à la recherche, ou aux auteurs vivants.

C’est intéressant de voir à quel point le système lui-même formate des artistes, comment il oblige les artistes à penser avec ça.
Je sais très bien avec quel type d’œuvres on pourrait remplir ce théâtre. Mais dans ce cas-là, on a pas besoin de moi, s’il s’agit juste de remplir le théâtre. Mon objectif c’est de remplir ce théâtre avec ma programmation. J’ai encore un an et demi pour le tenter.

Tu penses déjà à après ?

Non, pour le moment, non. C’est tellement récent cette décision de ne pas demander le renouvellement de mon mandat que j’ai besoin de temps pour réfléchir. La question, c’est de comment rester concentré sur ce qui reste à faire ici. J’ai passé le moment de la tristesse, de la déception. Comment te dire ? Je n’ai pas les moyens ici pour faire le projet tel que je l’ai pensé, c’est aussi simple que ça.

Les photos sont de Marc Ginot.
Cet entretien est la version numérique augmentée en liens d’un papier paru dans le numéro #64 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est Let’s Motiv Magazine.
couv-mag

De quoi ?

Que tourne la roue de la pizza

On en a à toutes les sauces, de la culture numérique. Jusqu’à l’écœurement. Mais c’est pas parce qu’on aime pas la pizza qu’il ne faut pas s’interroger sur une mode qui est peut-être déjà dépassée. Ode aux incultures numériques et autopsie d’un phénomène. Et que tourne la roue de la pizza.

electricsheep.245.03422

Electric Sheep – Generation 245 – Sheep 3422. cc electricsheep.org

Tandis que j’étais paisiblement en train de suer le burnous en tentant d’installer un hackintosh sur un laptop de base, les yeux rivés sur des implantations de kexts, une petite notification est apparue simultanément sur quatre des écrans qui me faisaient face. J’avais rendez-vous dans dix minutes avec le type qui était censé répondre à la question centrale qui agitait mes neurones : « C’est quoi la culture numérique ? »
La culture numérique. Je ne sais pas ce que c’est. Je vois bien ce qu’est la culture. Enfin, dans les contours, hein. Si on rentre dans les détails ça devient sujet à guerre de frontières. Je vois bien ce que c’est que le numérique. Des bits, des octets, et des circuits électroniques autour. Mais la juxtaposition des deux mots, je ne vois pas. Je veux bien, à la limite, disserter sur ce qui peut faire culture dans le numérique. Au siècle dernier, j’ai pondu des papiers bien indigestes, là-dessus. Sur les comportements induits par les technologies, sur ce qu’on appelait les « cultures numériques ». Mais c’étaient juste des ensembles de pratiques disparates autour des jeux vidéos, du hacking, des bidouilleurs, des tenanciers de forums techniques, et deux ou trois plasticiens qui se mettaient au clavier et faisaient du flash avant le flash. J’ai assisté à des boot camp, des hacking camp. Il y avait, là, une culture digitale. Mais les seules traces d’art que j’y ai vu étaient des ascii art.
Ado, j’ai même été éduqué, par hasard, chez les pionniers de l’électroacoustique, les premiers à transformer la voix parlée en direct. Ils écrivaient des pièces comme La Fange se farde, ou Le colonel des Zouaves. C’était une belle bande de zouaves, c’est sûr. Ils n’étaient pas dans la fange, mais dans les marges, une avant-garde de machines musicales. Est-ce que le Macintosh Plus avec lequel Gilles Grand composa la musique de Mes Amis de Dominique Bagouet, en 1984, faisait de cette œuvre une œuvre numérique ? Non.
Cette tribu-là le disait : ils ne faisaient pas de musique, ils faisaient du son. C’était une tribu sonore, aux confins de l’Ircam. C’était en 1984.

Ià, Ià, Chtulhu fhtagn !

Le monde tel qu’Orwell nous l’avait prédit était un peu en retard. On en était à peine aux machineries foldingues du Brasil de Terry Gilliam. Le numérique n’existait pas.
Dix ans plus tard, on ne parlait pas encore de tribus, mais les premières communautés émergeaient. Reliés à des modems qui tintinnabulaient, des gens partageaient du savoir enregistré sous forme numérique, stocké sur des plages de mémoire inoccupée de serveurs universitaires. On y trouvait de quoi faire du phreaking (indispensable), se partager des schémas de montage, des logiciels, et, déjà, des histoires. Là sont nées les tribus profondes.
Aujourd’hui, leurs enfants font vivre Reddit, 4chan, et bien d’autres sous-toiles, plus sombres. Ce sont les Deep Ones. Ià, Ià, Chtulhu fhtagn!
Puis les tribus se sont multipliées, diversifiées. Nerds, geeks, hackers, hacktivistes, gamerzs, … Et les premiers festivals, lieux et autres camps numériques. On y croisait – on y croise toujours – une gentille faune de bidouilleurs qui tentent de croiser les arts et les techniques, de reproduire avec des machines une réalité que d’autres avant eux ont peint, chanté, sculpté. Il y a là, indéniablement, une sous-culture numérique. Pas au sens péjoratif.  Au sens que les sociologues et les ethnologues donnent à sous-culture : subculture en anglais. Culture souterraine, underground, contre-culture, subversions face à la normalité.
Cette sous-culture numérique à ses valeurs, ses rituels, sa presse. Wired en fut le premier étendard. Dès le début des internets, le magazine publié à San Francisco s’est imposé comme le défricheur et l’analyseur des sous-cultures numériques et de leurs tribus.
Puis des générations se sont distinguées. Digital Natives contre Digital Immigrants. On a cru pouvoir distinguer ceux pour qui le numérique était une langue natale, et ceux qui doivent l’apprendre.  Foutaises. La plupart des digital natives sont en fait des digital naïfs. Ils sont nés dedans, mais ils savent très peu de choses des technologies qu’ils utilisent. Et encore moins des enjeux qui sous-tendent le numérique.
Et moi, qui suit né quand la télé couleur n’existait pas, je suis quoi ? Un dinosaure digital. J’ai vu le numérique naître. J’ai lutté pour qu’il reste libre. Je connais les sous-cultures numériques. J’ai fait élire Andy Muller Maguhn, porte-parole du Chaos Computer Club, au board de l’ICANN. Tout le monde s’en fout, personne ne connait l’ICANN. Je sais que la plupart des films cultes de la génération Y sont inspirés de Philip K. Dick, l’homme qui est toujours vivant alors que nous on est déjà morts. Et la génération Y s’en fout, à peu près. J’ai vu toutes les versions de Blade Runner, je sais que le 14 février dernier, c’était le jour de la naissance de Pris, Nexus-6 de 3° génération, et quand mon ordinateur dort, il rêve et crée des Electric Sheep. Et c’est grâce à Benoit Mandelbrot. Qu’il soit béni par Alan Turing jusqu’à la troisième génération.
Mais ce truc-là, qu’on veut nous vendre à toutes les sauces, et qu’on appelle la culture numérique, je ne sais pas ce que c’est.
Le type avec qui j’ai rendez-vous, il parait qu’il sait, lui. Et qu’il va m’expliquer.
Il m’attend devant un petit salé aux lentilles maison, ce qui est plutôt bon signe. On évite la pizza-tortues-ninja, insupportable sous-culture culinaire des geeks et des gamerz.

“Tropisme, c’est pas un festival numérique, c’est un festival augmenté. L’intérêt c’est de montrer comment des outils du quotidien nous permettent de dépasser notre expérience de la musique, de l’image, de l’art.”

D’entrée, il m’affranchit. « Tropisme n’est pas un festival numérique », me dit-il. Pourtant, à le voir, Vincent Cavaroc, directeur artistique de Tropisme, a tout d’un hipster. Et le hipster est au dinosaure digital que je suis ce que le publicitaire des années 80 est aux étudiants de 1968 : un lointain descendant qui lui pique l’héritage et bafoue sa mémoire.
Cavaroc, ce n’est pas le cas. L’an dernier, il nous avait bluffé avec, en guise de festival numérique, un baroud d’honneur d’eXyZt, le collectif d’architecture, plein de bonne odeur de bois frais, de sauna, de poulpes enjaillés, de boites de nuit en chaussettes, de rosés nature liquidés lors d’apéro vinyles, d’exploits en kapla, et de bonne sueur sous les coups répétés du collectif Versatile et des découvertes des Inrocks. Et, comble de joie, les hipsters étaient noyés sous une avalanche de familles bariolées à des lieux du ghetto sous-culturel. Du bonheur. Mais loin, très loin de pouvoir revendiquer une attache réellement numérique. Sauf que le Tropisme 2015 était déjà immersif, interactif, et que ces deux dimensions pourraient bien être la patte à venir de cette nouvelle culture.
Donc, si le Tropisme 2016 n’est pas numérique, il est quoi ? « C’est un festival augmenté ! On a viré le mot numérique. Le numérique s’applique à tout, et donc il ne s’applique plus à rien. L’intérêt c’est de montrer comment des outils du quotidien nous permettent de dépasser notre expérience de la musique, de l’image, de l’art. »

La culture numérique ne crée pas grand-chose, elle ne connait même pas ses mythes fondateurs. Qu’au moins elle nous crée des sensations !

Je sens que l’on va « visualiser de la musique »… Dans la sous-culture geek, il y a un jeu célèbre des années 70, un rond avec 4 touches de couleur, avec lequel il faut répéter des séquences sonores qui allument les touches de couleur. Simon, ça s’appelle. Un des premiers jouets électroniques. Cultissime. Il s’inspire de la séquence mythique du vaisseau spatial transformé en orgue chromatique dans Close Encounters of The Third Kind. Rencontres du Troisième type pour les lecteurs qui auraient le mauvais goût de regarder Spielberg en vf. Et le principe de Simon est repris, cette fois façon marelle, dans Tron, cinq ans plus tard, en 1982. Comme tous ces jouets mythiques, on en trouve des répliques pour jouer sur des consoles, ou sur PC. Les geeks sont des enfants. Je dis ça juste pour  pas oublier que j’ai eu pendant des années une fenêtre de légo virtuel ouverte sur mon écran…
C’est ça qui me mine dans la culture numérique. Elle ne crée pas grand-chose, elle ne cite même pas ses mythes fondateurs, et parfois elle ne les connait pas. Qu’au moins elle nous crée des sensations !

Pendant que les robots rêvent, les installations de Scale dorment

Pendant que les robots rêvent, les installations de Scale dorment

L’installation phare de Tropisme, son Scale, hybride de mapping 3D et de 360, ça vaudrait vraiment le coup ? C’est du Simon augmenté ?  Possible. Faut voir.
L’hybridation, c’est le point de départ de Cavaroc pour passer du numérique à l’augmenté. « L’hybridation colonise tout ! Sauf les guichets des subventionneurs ! », me dit-il en riant. Et le rire se poursuit : « D’ailleurs, le seul label culturel national qui ait disparu, ce sont les ECM, les espaces culturels multimédia. Et ils ont disparu au moment même où il devenait totalement crucial de les renforcer. C’est comme ça ! Aujourd’hui les collectivités sont toutes à la recherche du label French Tech. Mais ça sort rarement du côté bizness de la chose. Et c’est pareil pour le secteur culturel ! On essaye juste de faire du neuf avec du vieux, d’habiller un vieux truc avec du numérique. On se croirait au fooding, avec le foodtruck qui réinvente le camion à pizza. La belle affaire. »
Bon. A ce point-là de l’entretien, le garçon a carrément piqué ma curiosité. Je résume pour ceux qui ont du mal à suivre. 1. Le numérique doit sortir de son ghetto. C’est vrai que j’aime bien les endroits comme Acces(s) à Pau, mais c’est quand même un rassemblement d’hacktivistes et de nerds. Sympa, mais bien ghetto. 2. Il faut arrêter d’habiller de numérique des programmations qui restent ultra-conventionnelles. Bon, là, je ne cite pas de nom, des festivals numériques qui sont en réalité des festivals de musique électro avec siestes devant un écran qui balancent des films expérimentaux, j’en ai fait mon lot aussi. 3. Le seul intérêt du numérique, c’est d’augmenter tes sensations, de faire vraiment travailler plusieurs sens en même temps. Pas avec le blabla de l’œuvre interactive dont tu vas être le héros, non. Mais par l’immersion dans l’espace sensoriel que tu n’attends pas.
Le transmédia, ça doit augmenter le récit. Pas en mettant des liens sur lequel tu vas cliquer pour aller voir plus loin. Ça c’est de l’hypertexte, et ça a vingt ans. Ce que cherchent les auteurs de Je suis super, la pièce transmédia présentée à Tropisme, c’est à « diluer la narration complète dans un labyrinthe de média, textes, jeux, animations, websérie, jusqu’au live du groupe qui fait la bande son. »
Voilà. Je me surprends tout à coup à rêver de plonger avec mes cinq sens dans Immemory, le labyrinthe mémoriel de Chris Marker, guidé par le chat Guillaume-en-Egypte en personne, avec Michel Krasna lui-même en train de jouer du piano.
On en est pas encore à plonger dans la matrice de William Gibson, ni à mener l’enquête avec des implants cybernétiques enfichés dans le cortex comme Marid Auran, le détective de George Alec Effinger. Mais le menu de Tropisme a quand même l’air bien augmenté. Il a plutôt intérêt. Si c’est pas le cas, je leur lâche le Jabberwockie au milieu de la Panacée, ça va leur remuer la quatrième dimension.

Rezba

Ceci est la version enrichie en notes et liens d’un article paru dans le magazine Let’s Motiv n°61, ce petit bijou de la presse culturelle gratuite. Tu as pu le remarquer si tu as glissé la souris ou le doigt au bon endroit, il y a aussi un glossaire, là, en dessous.

LM61

Glossaire

La roue de la pizza : Nom que le geek donne à la roue multicolore du Mac. Quand la roue de la pizza multicolore d’Apple (ou du linux ou windoze customisé) se met à tourner à perdre haleine, ta machine est figée. Tu ne peux plus rien faire. Tu commandes une pizza.
Hackintosh : installation semi-légale d’un système osx d’Apple sur une machine d’une autre manufacture.
Kext : mini-programme permettant d’assurer la compatibilité d’un matériel avec un système d’exploitation.
Hacker : individu dont le passe-temps favori consiste à faire ce qui est réputé impossible à faire pour prouver que l’industrie numérique est une industrie immature, et lutter pour la transparence et la liberté des individus face aux technologies.
Boot camp, hacking camp : sorte de colonie de vacances pour hackers et geeks, qui, le temps d’un week-end, font des concours de recherches de failles dans des logiciels, de programmation d’imprimante 3D, et autres joyeusetés technologiques, en ingurgitant du café et des pizzas
ascci art : dessin entièrement réalisé avec des caractères asccii, acronyme de American Standard for Code for Information Interchange, le premier schéma d’encodage des polices de caractères avec lesquelles nous écrivons avec nos claviers. L’émoticone, aussi appelé smiley, en est l’exemple le plus frustre.
Phreaking : ensemble des techniques grâce auxquelles on peut pirater une ligne téléphonique pour ne pas payer les consommations. Très répandue chez les dinosaures digitaux dans les années 90, quand on se connectait au réseau par modem, et que l’on payait la communication à la minute.
Reddit, 4chan : Tape reddit.com ou 4chan.org, et tu verras qu’il y a un autre monde que facebook.
Ià, Ià, Chtulhu fhtaghn : Expression du ralliement à Chtulhu, créature divine et légendaire née de l’imagination sombre et paranoïaque d’Howard Philip Lovecraft, auteur hypnotique de romans de dark fantasy cultes. Les Deep Ones sont les servants du dieu Chtulhu. Du haut de ses 135 pages, HP Lovecraft. Contre le monde, contre la vie est sans conteste le meilleur livre de Michel Houellebecq.
Les internets : On ne dit pas l’internet. Enfin, pas chez les dinosaures digitaux qui savent qu’il y a plein d’autres internets que le web.
ICANN : Internet Corporation for Assigned Names and Numbers. Autrement dit le machin qui régule les noms de domaines, les adresses internet. Sans lui, c’est le bordel. Mais tout le monde s’en fout. Après l’élection du pirate Andy, représentant des usagers pour l’Europe, le collège usagers  a perdu tout pouvoir. Lol.
Philip K. Dick. Si tu ne connais pas Philip K Dick, lecteur, il est plus qu’urgent que tu ailles te renseigner sur le plus grand auteur de romans d’anticipation que l’humanité ait engendré. Sans ça, tu ne peux rien comprendre au monde qui t’entoure.
Nexus-6 de 3e génération : robots androïdes autrement appelés Réplicants, car ils répliquent à la perfection l’humanité. Invention de Philip K Dick dans son roman Do Androids Dream Of Electric Sheep ?, brillamment adapté au cinéma par Ridley Scott sous le titre de Blade Runner.
Benoit Mandelbrot : mathématicien français inventeur des fractales, théorie qui a permis la compression informatique du son et des images. Le mp3, les divx, toussa, on lui doit. Objet d’un culte discret chez les informaticiens.
Alan Turing : mathématicien anglais, est le père de l’informatique et des concepts d’intelligence artificielle, de programmation informatique, d’algorithme, de fonction calculable, etc. Pour le remercier d’avoir inventé la méthode de calcul qui a permis craquer les communications codées des nazis pendant la seconde guerre mondiale, et de raccourcir ladite guerre d’au moins deux bonnes années, les britanniques l’ont condamné à la castration chimique en 1952 après la révélation de son homosexualité, considéré comme un crime. Il se suicide au cyanure peu de temps après. Oui, tu as bien lu, lecteur, ça se passe en 1952 en Grande-Bretagne. La Queen Lisbeth II l’a gracié à titre posthume en 2013. La belle jambe que ça lui fait, à Alan.
Rencontres du Troisième type : très bon film de Steven Spielberg sorti en 1977. Si tu ne l’a pas vu, télécharge-le fissa.
Tron. Le premier film numérique qui cartonne le box office. Les Daft Punk lui doivent tout.
Immemory. Madeleine des auteurs numériques, Immemory est un cd-rom cultissime réalisé par Chris Marker, « le plus célèbre des cinéastes inconnus », première et unique pièce d’une collection d’œuvres multimédia produites par Beaubourg. Immersion dans la cartographie mémorielle de Chris Marker, racontée par Guillaume-en-Egypte, son chat, qui, le reste du temps,  avait le bon goût de se vautrer lascivement dans des petites vidéos sur la musique de Michel Krasna, pseudo de Marker lorsqu’il composait.
William Gibson : Romancier américain, fondateur du courant cyberpunk.  Il a inventé la toile et la matrice en 1984, avec son premier roman, Neuromancien. Un visionnaire.
George Alec Effinger : Autre romancier américain cyberpunk. Il a inventé la réalité augmentée dans son roman Gravité à la manque, en 1987.
Le Jabberwocky, ne me dis pas que tu ne sais pas ce que c’est.
La Quatrième dimension : En anglais The Twilight Zone, est une série américaine en 138 épisodes créée par Rod Serling en 1958, oui, oui. On y parlait pour la première fois de réalité virtuelle, d’univers parallèles, avec des effets spéciaux paluchés come personne n’en avait jamais vu.
Rezba : Pseudonyme utilisé depuis des décennies dans les internets par l’auteur de cet article, qui généralement signe de son nom, mais là il a carrément trop la honte d’avoir du ré-écrire son enquête en quatrième vitesse et en style gonzo parce qu’il avait perdu la première version par une mauvaise manip de sauvegarde sur son cloud, et qui pond un glossaire pour se faire pardonner.

De quoi ?

Relever l’Évidence

Imagine un paysage de garrigues, des chênes verts, des chênes kermes, des oliviers, du romarin en fleur.
Tout à coup, au détour d’un lacet du sentier, tu tombes nez à nez avec un l’évocation d’un Loup.

IMG_6794
Tu es au départ du sentier du Pic Saint Loup, et tu as en face de toi un loup fait d’acier et de plastique fluorescent. Un loup au pied du Pic. L’Évidence. C’est le le nom du loup, le nom que son créateur, Thomas Monin, lui a donné. Thomas construit des animaux totémiques, des évocations spectrales. Des œuvres avec une puissance d’évocation sans pareil. Elles naissent dans son atelier, caché au fond du Morvan, et se baladent ensuite partout où des gens s’intéressent à cet art si particulier, si rare, et pourtant si populaire, l’art des paysages.
Cette fois, c’est la Communauté de Communes du Grand Pic Saint-Loup qui a initié la chose. Elle s’est appuyée sur le Passe Muraille, une association de sensibilisation au patrimoine. Le Passe-Murailles est allé chercher un commissaire d’exposition, Manuel Fadat. Et Manuel a ramené deux œuvres de Thomas Monin, l’Évidence au pied du Pic, Aurora, une baleine posée au col du Fambetou, entre l’Hortus et le Pic Saint Loup, évoquant le temps où la combe de Mortiès était peuplée de poulpes géants et de mammifères marins. Il a ramené aussi les Pheuillus du Phun, disséminés dans le village des Matelles, et plein d’autres œuvres. Ça s’appelle Au bord des paysages, Métaphores.
Et tout allait bien. Les gens se sont émerveillés, amusés, émus. Par dizaine de milliers. Tout allait vraiment très bien.

loup_1_0
Jusqu’à ce qu’on retrouve le loupiot écroulé, vandalisé.
Par qui, on n’en sait rien. Un méchant, un ivrogne, un idiot qui a voulu grimper sur la dentelle d’acier. On en sait rien et on ne le saura pas. Le loup n’était pas surveillé, posé en pleine nature.
Oui mais voilà. Quand on fait ce genre d’opérations artistiques, aucune compagnie d’assurance n’accepte de prendre en charge les risques liés au vandalisme. Et en cette fin d’année, la Communauté de Communes n’a plus la capacité de faire face à l’incident.
Le créateur, qui comptait laisser l’œuvre au delà de la date de fin d’expo, pour qu’elle passe l’hiver chez nous, est catastrophé. Pour réparer le loup, il a deux options : le démonter, l’emmener dans son atelier, au fin fond de la Nièvre. Ou rester ici, la réparer sur place, et prolonger sa visite de quelques mois, comme c’était prévu. Mais pour cela, il faut effectivement trouver de quoi payer le temps de travail, un local assez grand pour s’installer, et un endroit pour que Thomas et son assistant puissent dormir et manger.
Parce que l’émotion est vive. Le loupiot, des dizaines de milliers de gens l’ont vu. Et comme toujours dans ces expositions, le public s’approprie les créations.

Alors on a décidé de tenter une expérience, avec Gwenaelle Guerlavais et Nicolas Ethève, de Médiaterrannée.com. On a pris nos téléphones, appelé les protagonistes, et on a lancé une petite opération de financement participatif pour relever l’Évidence. Trouver 2 ou 3 000 €, c’est pas la mer à boire.
Il va falloir qu’on trouve aussi l’atelier temporaire, et les deux gentilles familles du coin qui vont accepter de loger Thomas et son assistant pendant une semaine. Si tu as des idées, envoie.
Pour le numéraire, c’est simple, c’est un pot commun.
Paye tes 10 balles, et on va montrer au monde entier comment tout ça nous appartient, et comment on y tient.
C’est par là : https://www.lepotcommun.fr/pot/b0b0av8g

À très vite. Autour du loup remonté.