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De quoi ?

L’éternelle irremplaçable

Le dernier déjeuner, le regard énigmatique capté par Emma. Avril 2023.

Le 2 août 1938, à sept heures et trente minutes, à Saint-Maurice l’Exil, Isère, venait au monde Annie Marguerite Lachaud, fille de Denise Jeanne Louise Carraz, née à Lyon, Rhône, le 10 septembre 1911, et de Pierre André Jean Lachaud, né à Moutiers, Savoie, le 11 juin 1908.
Le 30 septembre 1961 à 16h30, à Saint Victor de Morestel, Isère, Annie Marguerite Lachaud prenait le nom de son époux, Jacques Constant Robert Baraize. De leur union viendront trois enfants nés en terre lyonnaise.
Je suis celui du milieu.
Annie avait 28 ans quand je suis né.
J’avais 57 ans lorsqu’elle nous a quitté, marguerite épanouie aux 85 pétales.
57 ans de chemin de vie mère – fils, dont 17 sous le même toit.
57 ans à chercher régulièrement à connaître l’autre, sans jamais vraiment y arriver.
57 ans à s’aimer, et à se le dire si peu.
Et deux années, depuis que tu es partie, à me demander pourquoi.
Je sais pourquoi tu n’étais pas ma confidente. Tu parlais. Tu racontais. Tout ce qu’on te racontait devenait un objet de fierté maternelle que tu exhibais dans les innombrables discussions avec tes innombrables copines. Qu’importe que je sois présent ou non. Ça me mettait tellement mal à l’aise. Tu exhibais nos premiers pas dans la vie d’adulte, les premières étapes des vies sexuelles de tes enfants, comme une sorte d’avancée civilisationnelle, totems d’une nouvelle génération, fruits de tes luttes féministes et libératrices.
Ce que tu n’avais pas pu être, nous le devenions, et la facilité avec laquelle nous avancions était la preuve vivante et resplendissante que tu avais su créer un environnement familial à la mesure de tes visions sociétales. Nous n’étions pas seulement les fruits de ta chair, nous étions les enfants des luttes quotidiennes pour l’émancipation des femmes et des consciences.
Aux plus conservatrices de tes amies, tu assurais fièrement que tu préférais que ta progéniture chérie apprivoise le sexe sous ton toit, plutôt que sur des banquettes de voiture ou des toilettes publiques.
Ça te semblait tellement naturel et simple. D’être sans filtre avec le peu que tu connaissais de notre intimité adolescente.
Je n’ai jamais pu te dire de ton vivant tout ce que ça a pu rendre compliqué.
J’en ai pris mon parti et je suis devenu taiseux. Comme je ne racontais rien, tu fouillais ma chambre au prétexte de la ranger, tu lisais les échanges érotiques d’avec mes premières relations, et, bien sûr, tu tentais de te servir de ces petites intrusions maternelles, bienveillantes à tes yeux, pour me tirer les vers du nez.
Quel paradoxe.
Tu voulais savoir de moi tout ce que tu ne voulais rien voir de ton homme. Et j’ai compris bien tôt que j’héritais de lui une libido aux antipodes de la tienne.
Tu étais une cérébrale, disais-tu. L’amour était ton navire. Le sexe, une terre lointaine que tu explorais par l’expérience que les autres t’en relataient.
Mais je n’avais aucune intention de t’en parler.
Lorsque tu as découvert, en « rangeant », encore, que j’avais perdu ma virginité avant mon frère aîné, qui s’était empressé de remonter de sa chambre pour te l’annoncer sitôt fait, tu m’as dit que j’étais cachotier. « Mais quel petit cachotier ». « Mais raconte moi ! ».
Te raconter, Maman ? Te raconter quoi ? Que quelques jours avant cette discussion, une de tes jeunes collègues de l’hôpital avait prétexté ne pas vouloir aller au bal seule pour m’embarquer, et que nous avions surtout dansé à l’arrière de sa voiture ? Mais c’était toi, Maman, qui avait aiguisé sa curiosité en lui parlant de ma vie secrète.
Et toutes ces petites choses ont créé de petits nœuds. Des zones d’évitement. Ma marraine et mon oncle sont devenus les confidents de mon adolescence, chacun dans des sphères différentes. Je ne t’ai pas dit que le premier de la classe que j’étais passait un CAP de menuisier en même temps que mon Bac. Je n’avais pas envie que tu te dises que je ne voulais pas faire d’études, ou que tu crois que je voulais être ce que mon oncle était. Et je ne t’ai surtout pas dit que toute mon adolescence, j’ai désiré des femmes qui avaient vingt ans de plus que moi. Et je sais que Marie-Noëlle ne te l’a jamais dit, malgré toute la proximité que vous aviez.
« Pour quelqu’un qui fait des études de communication, t’es pas très fort pour parler », m’as-tu dit une fois, après une discussion animée avec le père. Et tu avais, bien sûr, raison.
Qu’on se comprenne bien, tu n’y es pour rien, c’est moi qui ait choisi cette voie du silence. Parce que j’y ais vu une puissance, une armure, une carapace, et qu’elle m’a beaucoup servi, cette carapace. Elle m’a desservi aussi, et de ça aussi tu n’y es pour rien.
Et lorsque la mort s’est glissée en toi, et que j’ai vu dans tes yeux lucides toutes tes tentatives pour ne pas montrer que tu savais, toi la soignante, j’ai été pris de vitesse. Et nous ne sommes pas arrivés à fendre nos armures. Nous ne sommes pas arrivés à nous dire ce que nous avons été l’un pour l’autre. J’étais sidéré par l’impact, j’étais sidéré que tu ne veuilles pas dire que tu voyais la fin. J’étais si percuté par l’inéluctable, qu’au lieu de m’accrocher à la vie qui soufflait encore en toi, je me suis fais le passeur de ta mort. J’ai mis toute mon énergie à faire accepter aux tiens que c’était ta fin, en me disant que j’aurais encore le temps pour toi et moi.
C’est ainsi. Comme un revers de la médaille. Parce que s’il y a bien un sujet que nous avons exploré ouvertement toi et moi, c’est la mort. Tu en avais une expérience immense. Celle d’une soignante qui a vu mourir tant de patients, qui a appris à mettre la vie à distance dès que tu voyais arriver dans ton service celui ou celle dont la probabilité de survie était réduite à un filament du destin. Ton armure à toi, c’était ça. Une sorte d’insensibilité apparente, une franchise parfois choquante, parfois blessante. Des jugements cliniques. Et une écoute partielle, incomplète, happée que tu pouvais être par la musique et la littérature qui vivaient si puissamment en toi.
Lorsque j’ai pris le rôle du passeur, il y a plus de trente ans, à la mort de ton père, tu m’as pris la main, et tu m’as guidé pour que j’approche la mort en face, pour la mettre à distance sans froideur, pour que je sois celui qui amène ceux qui aiment dans le deuil, à travers leur douleur.
Et tu l’as fait par la musique. Tu m’as fait écouter et décrypter les plus grands requiems. Celui de Beethoven, celui de Mozart, celui de Verdi. Et celui de Bach bien sûr. Le plus fascinant dans sa mise à distance de la douleur, et dans la puissance du désespoir que crée cette distance.
Et tu m’as dit qu’on ne passerait pas d’extraits de requiems pour l’oraison funèbre de ton père. Qu’on passerait des extraits des concertos pour cor de Mozart, et des extraits qui racontent la vie de ton père, pas sa mort.
Le 4 septembre 2022, tu as eu un de ces gestes dont tu avais le secret. J’étais à Morancé, nous attendions d’autres membres de la famille. Tu m’as attiré dans le salon de musique, tu m’as donné une feuille pliée en 2.
Tu m’as dit « Ça ce sont les musiques qu’il faudra que tu passes pour nos enterrements. Il faudra que tu t’en occupes. Ne dis rien aux autres, ce n’est pas la peine de les inquiéter”.
Mon père était malade. Un petit cancer de merde, comme il dit.
Je me suis dit : “Maman est en train de régler des choses.”
Elle le fait à sa façon. Brut, sans fioritures.
Sur le papier, deux listes. Annie, 3 morceaux. Jacques, 4 morceaux. Sous le papier, les disques.
Au dessus des listes, 3 lignes, sans mots inutiles :
“Musiques pour nos funérailles”
“Crématorium de Gleizé”
“Cimetière de Morestel il reste de la place dans le caveau de Odette et Henri Seigner”.
Prends ça, fils.
Je me suis dit : “Elle pense à Papa”.
Je n’ai pas pensé à elle.
Pas une minute je ne me suis imaginé autre chose que “Papa va partir et elle veut que je m’y prépare”.
Pas une seconde je me suis dit “Maman va partir”.
Pour elle comme pour moi, “s’y préparer”, ce n’est pas se préparer à affronter l’idée que la vie des êtres aimés va s’arrêter. La vie a une fin.
Les êtres humains sont les seuls êtres vivants à en être pleinement conscients. C’est pour cette raison que la mort leur paraît aussi difficile à affronter.
Non, “s’y préparer”, c’est anticiper ce qui en découle, préparer le rite de passage de la vie au souvenir, façonner le requiem qui convient à celui ou celle qui part, et à celles et ceux qui restent.
J’en ai parlé, bien entendu, de la liste. À la frangine.
Et cinq mois plus tard, quand tu es sortie de cette consultation qui nous annonçait la fin, j’ai su immédiatement que ce n’était pas une surprise pour toi. Que ce n’était pas le départ de Papa que tu avais préparé, mais que c’était le tien. Que tu le sentais déjà depuis plusieurs mois.
Et c’est la seule chose dont nous avons pu parler, toi et moi, les yeux dans les yeux. De cette musique que tu voulais qu’on entende quand tu ne seras plus là. Le seul vrai moment où nous avons pu être seuls dans les dernières semaines de ta vie, nous avons parlé de la musique de ton requiem. De la signification de plusieurs morceaux que tu avais listé, et que j’écoutais déjà depuis plusieurs semaines en pleurant.
Cela fait plus de deux ans et je recommence juste à pouvoir écouter cette musique savante occidentale qui a remplie ta vie. Et j’ai repris par Schubert, que tu n’es jamais arrivée à me faire aimer.
L’écriture a toujours été un réflexe de vie. J’avais besoin de te dire tout ça, aujourd’hui, pour ton anniversaire que nous vivons sans toi pour la troisième fois. En tout cas de me dire que, si je n’ai pas pu te le dire de ton vivant, j’ai besoin de l’écrire pour ne plus le ruminer.
Ma mère.
Éternelle.
Irremplaçable.

De qui ?, De quoi ?

Les enfers ou le paradis de mon oncle

Les Enfers sont au dessus de moi, ils l’ont toujours été. C’est l’un des chemins dont j’ai le plus rêvé, de ma vie entière. À skis l’hiver, en courant l’été, en rêvant pendant mon sommeil.
Enfant, j’ai mis longtemps à dompter les Enfers. C’est mon oncle qui m’y a guidé. Plus tard, il m’y a souvent emmené après nos journées de travail. Nous prenions les dernières remontées avant la fermeture des pistes. Le propos était simple : il fallait que j’acquière de la vitesse, et que je dompte ce grain de folie nécessaire aux skieurs de descente. Alors, du sommet de Tête d’Albiez jusqu’en bas du Plan du Four, sans s’arrêter, 850 mètres de dénivelé. Et pour commencer, les Enfers. Son paradis.

Les Enfers sont comme des mantes religieuses. Elles vous laissent étourdis, vous consomme d’envie. Elles sont des veuves noires qui cherchent votre compagnie. Comme beaucoup de ces pistes abruptes, elles profitent d’une situation particulière. Une exposition au nord, pour conserver au mieux la neige. Une déclivité inversée, pour mieux la garder fraîche. Une grande pente, pour décourager les petits. Un dévers éhonté, pour faire fuir les cossards. Une corniche abondante, pour faire peur aux plus forts. Et un champ de bosses, comme un champ de patates, un labyrinthe de creux, de collines froides, de baignoires anciennes, de vallons meurtriers.
Elle, comme ses soeurs, ne pardonne rien. Ni la faute de cares, ni l’inversion avortée. Elle se repaît de ta peur. Il te faut l’attaquer. Les épaules face à la pente. Il faut la regarder au fond de ses yeux de glace et lui imposer ton propre chemin.
Tirer parti de la force qu’elle te renvoie. Éviter l’obstacle auquel elle te destine pour mieux dessiner ce qui t’aidera à l’aimer.
Mon oncle était le maître des Enfers.
Il n’avait pas peur de la mort.
La mort s’est d’abord cachée en son sein. Puis elle l’a rongé, doucement, douloureusement. Mais l’homme est resté debout, tant qu’il avait encore des adieux à faire.
Il a d’abord dû compter ce qu’il lui restait à vivre en mois. Aux années, il n’avait plus droit. Puis vint un moment où il a compté des semaines. Puis il s’est mis à regarder des jours, des jours beaux comme des derniers. Et dans ces jours, quelques minutes de conscience, de lucidité. De dialogue. D’écoute. Pour tendre une dernière fois la main aux siens. Cette main décharnée. Au bout de ce corps de sportif dont il ne restait plus rien, qu’un squelette qu’une équipe de soignants amena doucement de l’autre côté de la vie. Il a refusé la fulgurance, et il a refusé de dormir. Il s’est éteint d’épuisement. De fatigue. Son corps avait tant lutté.
Dans ma famille d’athées, la mort est une fatalité. C’est à nous d’y faire face, et aucun prêtre ne vient nous aider. C’est aux plus proches d’être les passeurs, de la vie de chair aux souvenirs de l’être.
Cela fait quatorze ans aujourd’hui que mon oncle a pris congé des vivants. Ses cendres reposent au bord d’un ruisseau d’altitude. C’est dans un petit vallon qu’a été dispersé ce qui restait de son corps enfin délivré, pour que son âme et son souvenir puissent scintiller au soleil, comme une étoile d’argent.
Je n’ai pas besoin d’y aller pour le raviver. Je l’ai incorporé dans ma chair et dans mon esprit.
Il continue à vivre dans ceux qui l’ont aimé, et dans cette nature généreuse que ses cendres ont contribué à fertiliser. 
Mon oncle vit dans tous les sabots de vénus, dans toutes les gentianes acaule, dans tous les edelweiss, dans tous les lys martagons.

« La mort est un problème de vivants. Morts, les êtres humains n’ont pas de problèmes », disait Norbert Elias.
Aujourd’hui, pour célébrer ta mémoire, j’ai fait un feu. Et j’ai remis bout à bout des mots que j’avais couché alors que tu ne pouvais déjà plus te lever.
Tu ne le vois pas, tu n’en sauras rien. Ce présent n’est pas pour toi, mais pour ceux des tiens qui sont encore présents. Je t’embrasse.