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De qui ?, De quoi ?

Go, Rodrigo ! Go !

Novembre 2016. Rodrigo Garcia a annoncé depuis plus d’un mois sa volonté de renoncer à un deuxième mandat à la tête du Centre Dramatique National de Montpellier. Les raisons de ce renoncement ? Une absence de dialogue avec les collectivités sur son projet, des moyens trop faibles, amputés de plus de 100 000 euros dès son arrivée, l’impossibilité de déployer à Grammont son projet de lieu ouvert, l’absence de transports dignes de ce nom pour se rendre au théâtre…
De ça, il ne sera pas question directement dans cet entretien. Le rendez-vous a été pris il y a longtemps, pour parler de son travail, du présent, de ce qui l’anime. De lui, Rodrigo Garcia, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre.
Non pas que les raisons de son départ ne soient pas intéressantes à aborder, mais il les a déjà largement explicitées dans un communiqué de presse. Je n’en suis pas surpris. Au fil des nombreuses discussions que nous avons eu depuis son arrivée, j’ai acquis le sentiment que, si Rodrigo est véritablement un auteur politique, il ne conçoit pas qu’il lui faille se battre contre l’indifférence de la Ville et de la Métropole qui l’accueille. Il y a quelque chose de totalement entier chez Rodrigo Garcia. Dans l’homme autant que dans l’œuvre. C’est de ça dont j’avais envie de parler avec lui, ce jour-là, dans sa loge. Pour éclairer à la fois son départ et ce qu’il est, ce qu’il fait. J’ai trop entendu de propos imbéciles, de la part de gens qui, pour la plupart, n’ont d’ailleurs jamais mis les pieds à HtH.
Ses propos ont été recueillis dans sa langue natale, avec l’aimable participation de Laurent Berger, qui a assuré une traduction simultanée. Certaines formulations françaises sont donc de lui, d’autres issues de ma propre traduction.

 ICULT RODRIGO GARCIA

Rodrigo, tu es avant tout un auteur. Écrire, ça a commencé quand, pour toi ?

Rodrigo Garcia : Écrire ? Tard. J’ai commencé tard. D’habitude les écrivains disent « j’ai commencé à neuf ans ». Mais moi, non. Je suis arrivé tard à la littérature. J’ai d’abord commencé par être un lecteur de la philosophie, et la littérature m’a intéressé après.

Mon premier texte, je l’ai écrit pour un fanzine que tenait un ami à Buenos Aires. Un sujet totalement en relation avec Golgotha Picnic. Mais je l’ai relu, il n’y a pas longtemps, et… J’aimerais bien qu’il disparaisse d’internet, qu’il n’y en ai plus de traces, parce que c’est d’une immaturité, d’une ingénuité, on dirait que ça a été écrit par un enfant.

Ah ce point ? Quel âge tu avais ?

Et bien… Vingt ans ! À vingt ans, Rimbaud avait déjà écrit de sacrés trucs ! (rires)

Les vrais débuts, c’est par hasard. Il y avait un concours d’écriture dramatique à Madrid, et je me suis présenté. Parce que moi, en réalité, je voulais être metteur en scène. Quand je suis arrivé en Espagne, mes références, c’était le théâtre de l’absurde, c’était tout. Et en Espagne, je rencontre le théâtre d’Heiner Müller, que je ne connaissais pas. Et j’ai commencé à écrire, et je me trouvais absolument génial, et puis je me suis aperçu que je ne faisais que copier, à la lettre, des textes d’Heiner Müller. Il a fallu que je me dépouille de tout ça petit à petit, que je cherche mon propre style.

Aujourd’hui, la plupart des textes que tu montes sont tes textes, ça fait longtemps que tu n’as pas monté autre chose que tes textes.

Pas tout à fait, on a monté Hamlet dans un kebab à Aubervilliers en mars, mais tu as raison, c’est plutôt une exception. Moi j’aurais voulu monter de grands auteurs, je ne voulais pas mettre en scène mes textes. Mais je me suis aperçu que si je faisais ça, j’occuperais finalement le travail de gens qui faisaient déjà bien ce travail. Dans ce terrain-là du répertoire, j’aurais été un metteur en scène de plus.

Alors que je me suis aperçu que j’étais le seul qui pouvait écrire ce que j’écrivais. Du coup je l’ai pris comme une responsabilité. Bien sûr, quand je te dis ça, il y a l’énorme face narcissique des choses qui surgit, c’est évident. Mais disons que je l’ai pris comme une responsabilité politique : si je pouvais dire ça, écrire, ça, monter ça, alors il fallait que je le fasse.

Après, de quoi je parle, c’est compliqué à dire. Comment dire… Dernièrement, j’ai lu pas mal de théories poétiques, et je suis d’accord avec beaucoup de gens qui disent que les enjeux sont avant tout musicaux et formels. Et c’est ce qui me passionne réellement. Ma motivation à écrire, elle est formelle. C’est très étrange la façon dont le contenu entre en relation avec la forme. Regarde ce que fait Richard Serra : la forme et le contenu y sont complètement indissociables. Et moi j’ai du mal à en dire plus sur cette relation-là.

Tu dis que tu écris tes pièces sur des périodes courtes, sur quelques semaines. Ce n’est pas un travail continu.

C’est vrai. Ça me plairait d’avoir la constance ou la discipline de l’écrivain. Comme Nabokov, tu vois. Il écrivait comme on va au bureau, du matin jusqu’au soir, avec une absolue régularité. Ça ne veut rien dire sur la qualité de l’œuvre, hein. Julio Cortazar, il n’est jamais arrivé à avoir cette discipline et ce qu’il écrit est magnifique. Moi j’y consacre beaucoup de temps, mais je n’ai pas de régularité.

Pour revenir au contenu, je repense à une phrase d’Heidegger qui dit que la poésie à une relation avec ta terre natale, avec tes racines. Et il parle de la relation de ta poésie avec ta langue native. Et ce qui est intéressant au 21e siècle, c’est cette quasi-absence de la terre natale, cette impossibilité de recourir à la terre natale. Et Heidegger fait l’apologie, ce qui m’a beaucoup surpris, du dialecte. Et il fait une analyse de poèmes qui sont passés du dialecte à l’allemand, et de ce qu’ils ont perdu dans cette translation.

Toi tu as l’impression de ce passage entre une langue natale et ta langue actuelle ?

Moi j’ai un espagnol qui vient de Buenos Aires, mélangé à de la langue madrilène, et aussi à ce que je vis maintenant en France. Mon langage est contaminé par les choses importantes que j’ai vécu, de ma vie comme immigrant argentin en Espagne. Ma langue est en tension avec des choses très fortes. C’est pour ça que les thèmes de mon écriture sont toujours les mêmes. Tous les livres parlent de la difficulté d’être avec les gens, et du besoin d’être aimé. La question, c’est comment arriver à atteindre la transcendance minimale dans tout ça. Pour TS Elliot, c’était facile. Pour d’autres c’est plus compliqué. (rires)

Quand tu mets en scène, il t’arrive d’atteindre cette transcendance ?

Parfois oui, parfois non. Quand j’arrive à une image un peu floue, pas évidente, je pense que je suis sur le bon chemin. Quand j’offre des choses incomplètes, que j’arrive à préserver un peu de mystère, je crois que je suis sur le bon chemin.

Mais le problème c’est qu’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou théâtrale, ce n’est pas seulement cette espèce d’éclat. La question c’est celle de la totalité de l’œuvre.

La difficulté la plus grande pour moi, c’est d’arriver à obtenir une sorte d’ovni complet. Et parfois je m’éloigne de ça à cause de la quantité d’images et d’idées qui apparaissent dans les œuvres. Parfois je devrais me contenter de moins. Comme si je n’avais pas confiance en le fait de travailler sur une ou deux idées, et de les approfondir, comme si ce n’était pas suffisant. Mais ça vient aussi du fait que je n’ai pas de patience. Pour écrire, oui, j’ai de la patience, je peux écrire, écrire, réécrire. Mais sur la scène, je n’ai pas cette patience-là.

Certaines pièces ont des processus longs, pourtant. Pour 4, ça a été très progressif. Parfois je pars juste d’une idée de l’espace, comme pour 4. Et l’espace de 4 a mis longtemps à se dessiner, il y a énormément d’idées qu’on a mis en œuvre et qu’on a ensuite laissé tomber. C’est incroyable de voir l’impact qu’a la question de l’espace. Parfois je créé des objets théâtraux, et je me demande si je vais pouvoir leur donner le cadre scénique pour que véritablement ils existent, et parfois je les abandonne avant même de leur avoir donnée l’opportunité d’exister.

Il y a certains objets récurrents dans tes espaces. C’est pour te rassurer ? Pour te fixer des contraintes de jeux ?

 J’ai toujours essayé de faire des choses qui sont différentes. Il y a des éléments que je ne peux pas m’empêcher d’utiliser, comme la vidéo. Dans 4 ou dans Daisy, l’écran avait déjà été fait, et on l’a réutilisé autrement pour nous obliger à utiliser la vidéo sous d’autres formes.

Il y a des metteurs en scène pour qui ces éléments de contraintes sont des « règles du jeu ». Toi, on a plus l’impression que ça naît d’un processus.

Oui, ce n’est pas faux. Je ne les pense pas comme des contraintes. Ce sont des complications. Les petites filles, dans 4, par exemple, je ne savais pas très bien au départ quoi faire avec elles, je l’ai découvert en travaillant.

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On dit souvent de tes œuvres que le spectateur doit se débrouiller avec, c’est vrai ça ?

Ça part de l’idée que moi je ne sais pas raconter une histoire clairement. Raconter les choses comme ce qui nous arrive dans une journée de façon cohérente, personne ne peut faire ça. Réduire le chaos que peut être ta vie, même une seule journée de ta vie, à ce qu’est une histoire, c’est tricher. Et bien sûr, comme on est au théâtre, qu’il y a des codes, la lumière qui s’éteint, la pièce qui commence, qu’il y a un montage de scènes qui se suivent, il y a des gens qui ont tendance à y voir une histoire. Je rappelle toujours cette anecdote de Wim Wenders qui pour son premier flm, commence à filmer un train, comme les frères Lumières, puis il colle un autre plan dessus, et ça se met à raconter une histoire qu’il n’avait pas encore planifiée, pourtant.

Il y a certaines de mes pièces où c’est plus ou moins facile de lire une histoire. Certaines n’ont pas d’histoire. Golgota Picnic n’a pas d’histoire. Dans Mort et réincarnation en cowboy, tu peux voir une histoire se développer, en tout cas tu peux avoir l’intuition d’une histoire. Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’une pièce chargée de littérature comme Golgotha ne raconte pas forcément une histoire, alors que le cowboy, dans laquelle il n’y a pratiquement pas de littérature, raconte, elle, une histoire.

Il y a un autre invariant dans tes pièces, c’est la troupe, les acteurs. Il y a une grande fidélité, là, longue, qui du coup peut se ressentir dans la mise en scène, dans la relation humaine que les acteurs renvoient. Ça fait partie de ton idée du théâtre, ce sentiment de la communauté ?

J’aimerais dire que je ne le pense pas comme ça. Mais c’est comme ça que je le fais. J’ai peut être eu cette vertu de réunir des gens, pas seulement les acteurs, tous ceux qui participent, et de les mettre dans des situations de bonheur infime, mais qui est bénéfique à la création. Le théâtre, c’est quelque chose que tu fais avec d’autres personnes, tu dois respecter l’intelligence de ceux qui travaillent avec toi. Et c’est le plus difficile, d’arriver à ce que tout le monde soit au même niveau intellectuel et existentiel. Je peux dire comment moi je peux arriver à leur niveau. Mais eux ils attendent beaucoup de moi. Ils espèrent vivre des expériences importantes, des moments poétiques forts, et ça, pour moi, c’est une charge. Il n’y a pas longtemps, Juan Loriente m’écrivait en s’amusant, un peu comme s’il allait bientôt mourir, et il me remémorait combien on a vécu de choses singulières, qui ne se passent quasiment jamais au théâtre. Il nous est arrivé de tout, des gens qui sont évidemment montés sur scène plein de fois, des gens qui ont essayé de nous frapper, on est sorti de certains théâtres protégés par la police. Si ça avait été une seule fois. Mais non, c’est arrivé plein de fois. Ce ne sont pas des choses qui me plaisent, ça me met dans un état de tension terrible, mais c’est quand même incroyable de pouvoir provoquer ce genre de choses-là. Surtout pour la confrontation qui commence à se forger à l’intérieur même du public, parce que face à ceux qui protestent, il y a aussi ceux qui pensent exactement l’inverse. C’est quelque chose, de pouvoir provoquer ça dans un théâtre. Ça a un versant négatif, c’est que ces réactions là annulent une partie de la pièce, ses aspects les plus profonds. Il y a de gens qui se rappellent de Golgotha Picnic comme une pièce sans parole, quasiment, alors qu’il y a énormément de texte. (il rit)

C’est aussi parce que le texte est souvent dit dans tes pièces de façon non conventionnelle…

C’est vrai. Il n’y a pas longtemps, j’étais dans une école de théâtre, c’était très intéressant, et un jeune acteur m’interpelle et me dit « mais vous utilisez les acteurs comme des objets, ils n’interprètent rien ! », et je lui ai répondu : « c’est marrant, moi je critique ça chez plein de metteurs en scène, et je pense que je fais exactement l’inverse ». Il dit ça parce qu’il est dans une école de théâtre, et qu’il a une idée du théâtre, une idée du travail de l’acteur. Je comprends parfaitement qu’il puisse penser que dans « 4 » les acteurs ne jouent pas leur texte, parce que j’ai décidé que la plupart des textes seraient dits au micro, avec eux debout, qui tournent le dos, avec leurs capuches. Et la difficulté interprétative, dans cette situation-là est plus riche, mais aussi plus difficile que dans une situation conventionnelle. D’abord, le texte est contaminé par une énergie corporelle, due à ce contact physique entre les acteurs, il y a quelque chose qui circule entre eux. Et parce qu’on ne voit pas leur visage, il faut qu’ils aient beaucoup plus d’expressivité dans la voix. Cette contrainte physique amène énormément de nuances dans le jeu de la voix, encore plus dans la deuxième partie du texte, où arrivent les acteurs trempés et plein de savon, et tout ça contamine le phrasé, le travail sur le texte.

<Tu ne vois pas tes propres pièces quand elles sont jouées ? Pourquoi ?

Je suis passé par plein de moments. Il y a eu une période où j’étais régisseur sur mes propres spectacles pour m’obliger à les voir. Et maintenant je suis revenu à mon état de départ : j’ai peur. J’ai peur de la réaction du public. Je sais que je rate quelque chose, mais c’est comme ça. Mais c’est vrai que j’ai maintenant un détachement incroyable avec les spectacles, une fois qu’ils sont finis. C’est marrant, parce que concrètement, je ne suis pas déjà en train de penser à un projet précis, mais je suis déjà en train de penser à d’autres projets, tout le temps.
Parfois les acteurs sont déçus, ils me disent : « viens voir la pièce, pour voir comment ça a avancé ». Mais non.

Tu tournes beaucoup.

En ce moment précis, c’est plus calme, mais oui, heureusement, les pièces ont des grandes tournées. Surtout à l’international. En France, on a du mal à trouver une place pour mes pièces dans la saison « normale ». Leur programmation occupe un espace très réduit dans les programmations, des niches, des festivals. C’est difficile, pour le type d’œuvres que nous faisons, pas seulement moi, mais aussi d’autres, de trouver un réseau large de diffusion en France, dans une programmation « normalisée ». Ça a à voir à la fois avec l’architecture des théâtres, et avec le passé de la programmation. Aujourd’hui, à notre époque, une grande salle de mille places, c’est un cancer pour la programmation. Dans une salle de 700, 800 ou 1000 personnes, tu es condamné à programmer des pièces qui ont une composante spectaculaire, qui s’éloignent de l’humanité. Et ça réduit considérablement les thématiques possibles, parce que pour fournir un spectacle qui attire 1000 personnes pendant plusieurs soirs, tu es obligé de tomber dans des thèmes tout à fait identifiables, reconnaissables, par le plus grand public. Et du coup, les pièces qui interrogent les aspects formels du théâtre, son esthétique, tu ne peux pas les programmer dans ces salles. Et donc c’est la mort du théâtre.

Et du coup, avec ces grandes salles, tu fais aussi comme si tu ignorais que la société est fragmentée en mille tribus, mille sous-groupes. Ça veut dire quoi une salle pour la « communauté » ? Tu proposes des spectacles pour une « communauté » générale qui n’existe pas !
Il faut des salles qui puissent être modulables, qui puissent s’adapter aux projets, et pas l’inverse. Il faut que l’artiste se sente libre, dans sa capacité d’expression.

C’est ça le théâtre que tu montres, que tu programmes ?

Je programme un théâtre que je considère positif pour la société. Dire ça, c’est comme ne rien dire. La société est pleine de gens qui ne vont jamais au théâtre, et les gens qui viennent au théâtre et qui sont intéressés par la nouveauté, c’est une minorité. Au départ j’ai vu ça comme quelque chose de positif, je pensais qu’en montrant des choses nouvelles, qui n’avaient pas beaucoup été montrées, ça susciterait de la curiosité.
Et la curiosité était au rendez-vous, mais pas avec l’ampleur que j’aurais espéré.
Après… les choix, nous les faisons à trois : Benoit, Laurent et moi, et je suis celui qui voit le moins d’œuvres, en fait, qui ait le moins le temps de les voir. Et on ne voit pas tout ce qu’on voudrait voir. On s’interdit par exemple de voir des pièces que l’on n’aura pas les moyens de programmer. Le CDN de Montpellier est un petit CDN, c’est un petit budget. Il y a des œuvres qu’on aime beaucoup, mais dont on sait pertinemment qu’on ne pourra pas se les payer. Donc je ne vais pas utiliser l’argent public pour me payer un voyage a Tokyo pour aller voir un spectacle que je voudrais programmer mais qui coûte de toute façon trop cher, j’aurais l’impression d’être un arnaqueur.
Il y a une part de déception là-dedans, bien sûr. Quelqu’un comme Roméo Castellucci, avec qui j’ai par ailleurs une relation personnelle, et une vraie admiration pour son œuvre, j’aurais voulu le programmer. Mais heureusement, le Printemps des Comédiens l’a programmé et le public montpelliérain a pu le voir. Mais ça rejoint ce qu’on disait sur le format des salles. Ici il y a une petite salle, et on essaye d’en faire un espace modulaire, où les artistes puissent s’exprimer et rencontrer le public.
C’est ça le plus important. Le lieu, c’est secondaire, l’important c’est ce qu’on y crée.
Même si, forcément, chaque salle, chaque espace conditionne ce que tu veux y faire.

Tu aurais envie de sortir de la salle, des fois ?

Jamais. J’aime les outils du théâtre, le cadre, les lumières…
Mais j’aimerais un théâtre qui soit ouvert toute la journée, qu’il s’y passe des choses toute la journée, un lieu où tu peux venir voir des expositions, des films, des ateliers, Je n’ai pas envie de réinventer la médiathèque, mais c’est un peu cet esprit-là. C’est bizarre, quand même, d’avoir un lieu de culture, comme ça, un théâtre, avec quelqu’un qui vient ouvrir les portes à 7 heures du soir.Ce format de la soirée, c’est déjà une déclaration d’intention, une déclaration élitiste. Si tu l’ouvres toute la journée, que tu peux y entrer, rencontrer une œuvre, un débat, y manger, discuter, l’événement du spectacle va être moins transcendant, plus accessible, plus quotidien.
Mais ça, ça ne marche vraiment que si tu es dans la ville. Ici, à midi, il y a plein de gens qui viennent manger et qui ne viennent jamais le soir. Ils ne cherchent rien d’artistique en venant déjeuner.

Mais cette contamination, elle n’existe pas vraiment. Quand on fait un festival sur les sexualités, ou qu’on programme de l’électro, on voit venir au théâtre des gens qui n’y sont jamais venu avant. Mais il y en a très peu qui reviennent voir le reste de la programmation. Très peu par rapport à ce qu’on pouvait espérer. C’est une déception, pour moi. Mais c’est une réalité. Je ne sais pas pourquoi les gens acceptent de voir dans un musée d’autres formes que les formes traditionnelles du musée, et qu’au théâtre, ils l’acceptent mal.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi, dans ta programmation, qui est très européenne et internationale, une question de la langue ? Un obstacle que créerait le surtitrage des pièces, par exemple ?

Pourquoi ça serait un problème au théâtre, alors qu’au cinéma, on va sans problème voir des films sous-titrés ? Même si en France, il y a beaucoup de films traduits. Mais c’est vrai qu’il y a assez peu de metteurs en scène étrangers qui pénètrent vraiment le réseau théâtral français, et peu de théâtre français qui tourne à l’étranger. Mais la vraie question, ce n’est pas celle de la langue, c’est celle du théâtre expérimental.

Notre programmation, c’est celle qui, ailleurs, est une programmation de festival, de temps forts dédiés à la recherche, ou aux auteurs vivants.

C’est intéressant de voir à quel point le système lui-même formate des artistes, comment il oblige les artistes à penser avec ça.
Je sais très bien avec quel type d’œuvres on pourrait remplir ce théâtre. Mais dans ce cas-là, on a pas besoin de moi, s’il s’agit juste de remplir le théâtre. Mon objectif c’est de remplir ce théâtre avec ma programmation. J’ai encore un an et demi pour le tenter.

Tu penses déjà à après ?

Non, pour le moment, non. C’est tellement récent cette décision de ne pas demander le renouvellement de mon mandat que j’ai besoin de temps pour réfléchir. La question, c’est de comment rester concentré sur ce qui reste à faire ici. J’ai passé le moment de la tristesse, de la déception. Comment te dire ? Je n’ai pas les moyens ici pour faire le projet tel que je l’ai pensé, c’est aussi simple que ça.

Les photos sont de Marc Ginot.
Cet entretien est la version numérique augmentée en liens d’un papier paru dans le numéro #64 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est Let’s Motiv Magazine.
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De quoi ?

La poilue

95-cartepoilus01Le 11 novembre, je pense irrémédiablement à Céline, à Tardi et à Marguerite.
Ce salaud de Céline, il continue à me hanter. Je suis mort à crédit plusieurs fois, et au bout de la nuit de Bardamu, j’ai fini par croiser Brindavoine, l’antihéros de Tardi, le dessinateur habité par les poilus. Je voudrais, il faudrait, en parler beaucoup, faire lire Tardi aux enfants, qu’ils aient envie de s’intéresser à la Grande Boucherie, et, quand ils sont plus grands, leur faire lire les trois livres de Louis Ferdinand Céline qu’il a illustré.

Mais là, c’est Marguerite qui m’importe.
Marguerite, la tante Marguerite. La tante Margot.
C’était pas ma tante, Margot. C’était la tante de ma mère. Elle est née en 1896, à l’agonie du 19e siècle. À l’aube d’une République que sa famille, première génération de fonctionnaires républicains, a épousée.
En 1914, quand la guerre éclate, Marguerite a 17 ans, et un fiancé, qu’elle regarde partir au front. Il ne reviendra pas, le pauvre chou. C’était un fils de paysan des Alpes, qui ne savait pas se battre. Il a péri dans les premiers jets de chair à canon. En 1918, Margot a 22 ans. Elle est belle. Les seuls hommes de son âge qui pourraient s’en apercevoir sont des planqués, sont déjà mariés, ou sont malades ou estropiés. Les autres, une génération entière, ont disparu dans les charniers-tranchées de Foch, dans les charges de Joffre et de Nivelle, sous les balles des pelotons de Clémenceau.
Elle le sait, Marguerite. C’est elle qui amène les lettres aux familles, les lettres de l’État-major qui disent que le soldat machin est héroïquement mort dans la tranchée bidule. Elle est postière. Elle les reconnaît bien, ces lettres. Ce ne sont pas les mêmes que les lettres des poilus à leur chérie. Mais de celles-là, il n’y en aura bientôt plus. Alors que les autres, elles vont se multiplier, encore bien après la guerre.
La tante Margot n’a pas de fiancé. « Des hommes, il n’y en a plus ». Alors elle fonce, elle bosse. Elle grimpe les échelons de la Poste, s’extirpe de la « province », arrive à Paris. C’est la fête, les années 30, l’insouciance encore presque folle. Marguerite n’a pas le temps. Elle est au Ministère des Postes, des Télégraphes et des Téléphones, et ça usine sec. Elle a un petit faible pour un homme, mais elle ne sait pas trop comment ni pourquoi. La tante Margot ne sait pas trop comment faire avec les hommes. Elle n’a jamais vu le loup et elle approche de la quarantaine. Alors elle plonge dans la révolution technologique, la première, celle des télécommunications. Aiguière du télégraphe. Un vrai nom alpin. De toute façon, l’homme qui était dans le coin de son œil a disparu, happé par la Deuxième. On ne sait où, il a fuit, elle ne l’a plus revu.
Dommage. Margot aurait pu, elle a encore du charme. Mais la Deuxième vient finir le travail de la Première. Des hommes de sa génération, il ne restera bientôt plus rien.
En novembre 1945, Marguerite, désormais cadre des téléphones, obtient le droit de vote. Et achète le premier numéro d’un magazine d’un nouveau genre, dont la fondatrice, revenue de New-York donne la ligne éditoriale : « Le sérieux dans la frivolité, de l’ironie dans le grave ». Le magazine s’appelle Elle. Marguerite ne cessera d’y être abonnée.
Elle n’était pas farouchement féministe, Marguerite. Elle a crevé le plafond de verre. « Parce qu’il n’y avait plus assez d’hommes dans notre génération, à ma soeur et à moi, ils nous ont laissé grimper, prendre des places », me dira-t-elle un jour. Elle et sa sœur Jeanne, petites postières filles du receveur principal des postes de Moutiers, Savoie, et d’une institutrice hussarde de la République, finissent leur carrière au Ministère des Postes et Télécommunications. Marguerite supervise l’ensemble des standards téléphoniques d’île de France, Jeanne le tri postal, je crois.
Elles sont cadres supérieures. De bonnes payes, de confortables retraites, elles vont au théâtre, à l’opéra, aux concerts. Jeanne s’est mariée. Un peu trop tard pour avoir des enfants. Marguerite, elle, a décliné l’offre du gentil voisin du 9° arrondissement qui lui a proposé de « vieillir ensemble », quand elle avait la cinquantaine passée.
Elle me raconte ça, lovée dans son fauteuil, à la Croix-Rousse. La retraite venue, elle est redescendue vivre à côté de son petit-frère, mon grand-père. J’essaye de lui faire dire d’autres choses. Quand je pousse le questionnement sur ses relations avec les hommes, elle glousse, elle esquive. Et garde sa version officielle : elle n’a jamais couché avec un homme. J’aime bien discuter avec elle, aller la voir. Il y a du thé raffiné, des petits fours, des livres, beaucoup de livres, j’en lirai plein. Et des journaux. Les piles de Elle, le Parisien, le Progrès de Lyon. Marguerite aime bien parler. Elle parle de tout. De ce siècle qu’elle a traversé, de ce monde qu’elle a vu plusieurs fois basculer. Elle parle de cette République qu’elle a servie dans toutes les tempêtes.
La République se moque bien de Marguerite. Elle ne l’a pas décoré, ni pour son mérite, ni pour sa longévité à son service. La République ne décore que les femmes exceptionnelles. Pas celles qui l’ont faite.
Marguerite ne lui en veut pas. Elle s’en fout, des décorations. Elle aime quand même, malgré que ce sale siècle lui ait volé la possibilité de l’amour. Elle est heureuse, dans son appartement de la rue Denfert-Rochereau. Le Lion de Belfort. Celui qui sauve l’honneur de la France en 1870. Il aurait peut-être pu changer le cours de l’Histoire, Denfert-Rochereau. Lui, le parlementaire protestant libéral, il aurait peut-être pu, aux côtés de Gambetta et de Jaurès, éviter la Première. Il est mort trop tôt pour ça.
Marguerite, elle, a vécu presque un siècle. Le siècle s’en fout. Elle l’a traversé de bout en bout, ce siècle. Elle l’a construit, à force de volonté, de ténacité, d’abnégation. Mais le siècle n’a d’yeux que pour les hommes. Les rescapées du siècle meurent dans l’anonymat.
Tous les 11 novembre, la République rend hommage aux morts de la Première Guerre mondiale. C’est en comptant les noms, sur les photos de monuments aux morts qu’égrène mon ami Patrice de Benedetti, que l’évidence m’est apparue : il n’y a que des hommes, puisqu’il n’y a que les morts. Les femmes à qui les boucheries des hommes ont pris l’amour, la possibilité d’être pleinement femmes, les femmes qui ont tenu les guidons que plus aucun homme ne pouvait tenir, les femmes qui ont sauvé la République plusieurs fois dans ce siècle maudit, seules sont restées les plus célèbres. Femmes politiques, scientifiques, artistes.
Je revois Margot, recroquevillée sur son fauteuil baigné de lumière, sa petite tête blanche un peu décharnée, et juste un poil blanc sur un grain de beauté.
Ma poilue.

Toute spéciale dédicace à Annie, nièce et filleule de Marguerite, qui a également le bon goût d’être ma mère.

De quoi ?

J’ai un truc qui se pince

Il m’aura fallu attendre le dimanche, à 18h24, pour enfin voir une proposition artistique qui avait quelque chose à me dire, dans cette ZaT de Figuerolles, la 10ème Zone Artistique Temporaire, la 2ème depuis que leur fondateur, Pascal Lebrun-Cordier, a été poussé vers la sortie par la nouvelle équipe municipale.
Dimanche 18h24, ça commençait à faire long, depuis vendredi soir. À force de se promener sans rien avoir à se mettre sous la dent, on prend faim. Je suis triste de devoir écrire ça. J’ai aimé et défendu le projet des ZaT, j’ai critiqué certaines éditions, par exigence. Mais jamais je ne me suis senti confronté à cette absence. Rien à évoquer. Rien à partager. Rien à raconter, parce que cette ZaT ne racontait rien. Elle ne parlait pas. Et ce qu’elle chantait n’avait rien à dire sur le quartier qu’elle envahissait. Il y avait du son. Mais rien qui résonnait.
Par un lapsus fulgurant, on savait, la veille du premier jour, que les propositions allaient « raisonner » le quartier, comme l’écrivent les élus de la majorité municipale, dans un bilan rédigé avant la ZaT, et livré dès le vendredi 8 avril par une indiscrétion. « Nous tenons à vous remercier d’avoir été aussi nombreux à partager l’enthousiasme des 400 artistes en herbe ou confirmés qui ont fait raisonner (sic) de leurs talents le quartier Figuerolles ».

La tribune de la majorité dans le bulletin municipale, fuitée avant la veille de la ZaT

La tribune de la majorité dans le prochain bulletin municipal, fuitée la veille de la ZaT

Voilà. On en est là. On peut prédire l’affluence, n’avoir comme ligne d’évaluation que le nombre de passants, et se féliciter que les propositions artistiques fassent « raisonner » le quartier. Pour qu’il soit sage. Gentil toutou. Le lapsus qui dit tout. Tout de l’intention, tout de l’inculture, tout du mépris. Tout du gâchis.
Même le moment nocturne dans le Parc de la Guirlande, qu’on pouvait attendre féérique, était un four catastrophique. Aucune écriture, aucune scénographie, 45 « solistes » disposés comme ça, l’un là, l’autre plus loin. L’un arrosé par l’éclairage public, l’autre non. Et rien. Aucun ensemble. Les gens qui se demandent pourquoi. Qui picorent un artiste. Ne voient pas l’autre. Un petit marché de l’artiste local.
Ça ne raconte rien d’autre.
La rue du faubourg Figuerolles, comme une grande foire à la merguez. Sur le pont de la voie rapide, côté Salengro, on a tendu des rideaux rouges. De l’autre côté, non. Un demi Christo. Comme un truc fait à moitié. De part et d’autre, l’installation sonore de Chorus. 10 minutes toutes les heures. Ça ne change rien. Que le son soit là ou pas, que les mobiles tournent ou pas, les gens passent. Par milliers. Ils ont faim. Ils voudraient bien voir un truc. Dans le quartier des Saints, ils errent, baguenaudent. On leur a dit qu’il y avait des trucs à voir. Mais il n’y a que les élèves de l’école de danse. Qui s’essayent à l’espace public. Ils ne savent pas encore ce qu’est l’écriture pour cet espace, ni comment gérer les jauges. Personne ne les accompagne. Alors ils dansent. Le public s’agglutine, repart. Continue son errance. Plus haut, on fait la queue pour essayer les machines de Décor Sonore. Ceux qui ne renoncent pas sont heureux. La pièce est encore en création, mais c’est un bon crash test pour la jauge et les dispositifs. La Friche de Mimi s’égare, délocalisée. Mais au moins elle fait grave de buvette. Comme l’école à côté. C’est l’aubaine.

C'est pas au programme, mais tu prendras bien ta BAF ?

C’est pas au programme, mais tu prendras bien ta BAF ?

Pris séparément, rien n’est vraiment mauvais. Mais quoi ? Une belle scène place Salengro pour qu’un seul groupe y joue plusieurs fois ? Bizarre. Mais en face le cafetier est hilare.
Entre Salengro et Plan Cabane, rien ne se passe. La liaison n’est pas pensée, pas écrite. Dans un coin de Plan Cabane, 2,6 couverts joue. Le reste de la place est vide. Sur Gambetta, les voitures défilent comme si de rien.
Rien. Comme un lent et inexorable retour à Quartiers Libres, cette manifestation qui avait hissé Montpellier à la hauteur d’une politique culturelle d’une ville de moins de 50 000 habitants…
Dimanche, 18h24. Dans la cour d’un des immeubles, une famille a sorti le barbecue. La musique sort des quatre portes ouvertes de la voiture. Le père danse avec une valise, les filles tapent dans leurs mains. Petit spectacle habituel.
Sur le parking, rue de la commune clôture, le public s’agglutine. Les gamins de la cité Gély sont excités. À l’écart, les 5 freerunners de Zéro Degré s’échauffent, sous le regard des grands frères gitans. 18h30. Ça démarre. Les yeux en l’air, le public suit les acrobates de balcon en toit, de poteau en bitume. La cité Gély se retrouve envahie par une foule qui ne l’a jamais visité. Aux fenêtres, les gitans fument en nous regardant. Par toutes petites touches, le spectacle nous montre ce qui pourrait nous échapper. La fontaine bétonnée sans eau. Le balai, qui pour une fois vient nettoyer l’espace. La caravane défoncée, qui sert de salon d’été. Et les freerunners qui virevoltent, les mômes de la cité qui leur courent après, hilares, si contents de voir enfin l’action dans son entier, depuis une semaine que les zouaves sont entrés sur leur territoire d’ordinaire réservé.
Là, ce ne sont plus eux les indiens.

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Zéro Degré, la French Freerun Family à la Cité Gély.

Les espaces sont trop petits. Seuls les spectateurs professionnels de la rue s’en tirent. Eux, ils savent où se placer pour voir, et pour partir ensuite dans la bonne direction.
Mais, au moins, une proposition artistique de cette ZaT va chercher quelque chose au cœur du territoire qu’elle a envahi le temps d’un week-end.
Voilà. C’est fini. J’ai un truc qui se pince. Ça m’attriste. Putain. Tout ça pour arriver là.

De quoi ?

Que tourne la roue de la pizza

On en a à toutes les sauces, de la culture numérique. Jusqu’à l’écœurement. Mais c’est pas parce qu’on aime pas la pizza qu’il ne faut pas s’interroger sur une mode qui est peut-être déjà dépassée. Ode aux incultures numériques et autopsie d’un phénomène. Et que tourne la roue de la pizza.

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Electric Sheep – Generation 245 – Sheep 3422. cc electricsheep.org

Tandis que j’étais paisiblement en train de suer le burnous en tentant d’installer un hackintosh sur un laptop de base, les yeux rivés sur des implantations de kexts, une petite notification est apparue simultanément sur quatre des écrans qui me faisaient face. J’avais rendez-vous dans dix minutes avec le type qui était censé répondre à la question centrale qui agitait mes neurones : « C’est quoi la culture numérique ? »
La culture numérique. Je ne sais pas ce que c’est. Je vois bien ce qu’est la culture. Enfin, dans les contours, hein. Si on rentre dans les détails ça devient sujet à guerre de frontières. Je vois bien ce que c’est que le numérique. Des bits, des octets, et des circuits électroniques autour. Mais la juxtaposition des deux mots, je ne vois pas. Je veux bien, à la limite, disserter sur ce qui peut faire culture dans le numérique. Au siècle dernier, j’ai pondu des papiers bien indigestes, là-dessus. Sur les comportements induits par les technologies, sur ce qu’on appelait les « cultures numériques ». Mais c’étaient juste des ensembles de pratiques disparates autour des jeux vidéos, du hacking, des bidouilleurs, des tenanciers de forums techniques, et deux ou trois plasticiens qui se mettaient au clavier et faisaient du flash avant le flash. J’ai assisté à des boot camp, des hacking camp. Il y avait, là, une culture digitale. Mais les seules traces d’art que j’y ai vu étaient des ascii art.
Ado, j’ai même été éduqué, par hasard, chez les pionniers de l’électroacoustique, les premiers à transformer la voix parlée en direct. Ils écrivaient des pièces comme La Fange se farde, ou Le colonel des Zouaves. C’était une belle bande de zouaves, c’est sûr. Ils n’étaient pas dans la fange, mais dans les marges, une avant-garde de machines musicales. Est-ce que le Macintosh Plus avec lequel Gilles Grand composa la musique de Mes Amis de Dominique Bagouet, en 1984, faisait de cette œuvre une œuvre numérique ? Non.
Cette tribu-là le disait : ils ne faisaient pas de musique, ils faisaient du son. C’était une tribu sonore, aux confins de l’Ircam. C’était en 1984.

Ià, Ià, Chtulhu fhtagn !

Le monde tel qu’Orwell nous l’avait prédit était un peu en retard. On en était à peine aux machineries foldingues du Brasil de Terry Gilliam. Le numérique n’existait pas.
Dix ans plus tard, on ne parlait pas encore de tribus, mais les premières communautés émergeaient. Reliés à des modems qui tintinnabulaient, des gens partageaient du savoir enregistré sous forme numérique, stocké sur des plages de mémoire inoccupée de serveurs universitaires. On y trouvait de quoi faire du phreaking (indispensable), se partager des schémas de montage, des logiciels, et, déjà, des histoires. Là sont nées les tribus profondes.
Aujourd’hui, leurs enfants font vivre Reddit, 4chan, et bien d’autres sous-toiles, plus sombres. Ce sont les Deep Ones. Ià, Ià, Chtulhu fhtagn!
Puis les tribus se sont multipliées, diversifiées. Nerds, geeks, hackers, hacktivistes, gamerzs, … Et les premiers festivals, lieux et autres camps numériques. On y croisait – on y croise toujours – une gentille faune de bidouilleurs qui tentent de croiser les arts et les techniques, de reproduire avec des machines une réalité que d’autres avant eux ont peint, chanté, sculpté. Il y a là, indéniablement, une sous-culture numérique. Pas au sens péjoratif.  Au sens que les sociologues et les ethnologues donnent à sous-culture : subculture en anglais. Culture souterraine, underground, contre-culture, subversions face à la normalité.
Cette sous-culture numérique à ses valeurs, ses rituels, sa presse. Wired en fut le premier étendard. Dès le début des internets, le magazine publié à San Francisco s’est imposé comme le défricheur et l’analyseur des sous-cultures numériques et de leurs tribus.
Puis des générations se sont distinguées. Digital Natives contre Digital Immigrants. On a cru pouvoir distinguer ceux pour qui le numérique était une langue natale, et ceux qui doivent l’apprendre.  Foutaises. La plupart des digital natives sont en fait des digital naïfs. Ils sont nés dedans, mais ils savent très peu de choses des technologies qu’ils utilisent. Et encore moins des enjeux qui sous-tendent le numérique.
Et moi, qui suit né quand la télé couleur n’existait pas, je suis quoi ? Un dinosaure digital. J’ai vu le numérique naître. J’ai lutté pour qu’il reste libre. Je connais les sous-cultures numériques. J’ai fait élire Andy Muller Maguhn, porte-parole du Chaos Computer Club, au board de l’ICANN. Tout le monde s’en fout, personne ne connait l’ICANN. Je sais que la plupart des films cultes de la génération Y sont inspirés de Philip K. Dick, l’homme qui est toujours vivant alors que nous on est déjà morts. Et la génération Y s’en fout, à peu près. J’ai vu toutes les versions de Blade Runner, je sais que le 14 février dernier, c’était le jour de la naissance de Pris, Nexus-6 de 3° génération, et quand mon ordinateur dort, il rêve et crée des Electric Sheep. Et c’est grâce à Benoit Mandelbrot. Qu’il soit béni par Alan Turing jusqu’à la troisième génération.
Mais ce truc-là, qu’on veut nous vendre à toutes les sauces, et qu’on appelle la culture numérique, je ne sais pas ce que c’est.
Le type avec qui j’ai rendez-vous, il parait qu’il sait, lui. Et qu’il va m’expliquer.
Il m’attend devant un petit salé aux lentilles maison, ce qui est plutôt bon signe. On évite la pizza-tortues-ninja, insupportable sous-culture culinaire des geeks et des gamerz.

“Tropisme, c’est pas un festival numérique, c’est un festival augmenté. L’intérêt c’est de montrer comment des outils du quotidien nous permettent de dépasser notre expérience de la musique, de l’image, de l’art.”

D’entrée, il m’affranchit. « Tropisme n’est pas un festival numérique », me dit-il. Pourtant, à le voir, Vincent Cavaroc, directeur artistique de Tropisme, a tout d’un hipster. Et le hipster est au dinosaure digital que je suis ce que le publicitaire des années 80 est aux étudiants de 1968 : un lointain descendant qui lui pique l’héritage et bafoue sa mémoire.
Cavaroc, ce n’est pas le cas. L’an dernier, il nous avait bluffé avec, en guise de festival numérique, un baroud d’honneur d’eXyZt, le collectif d’architecture, plein de bonne odeur de bois frais, de sauna, de poulpes enjaillés, de boites de nuit en chaussettes, de rosés nature liquidés lors d’apéro vinyles, d’exploits en kapla, et de bonne sueur sous les coups répétés du collectif Versatile et des découvertes des Inrocks. Et, comble de joie, les hipsters étaient noyés sous une avalanche de familles bariolées à des lieux du ghetto sous-culturel. Du bonheur. Mais loin, très loin de pouvoir revendiquer une attache réellement numérique. Sauf que le Tropisme 2015 était déjà immersif, interactif, et que ces deux dimensions pourraient bien être la patte à venir de cette nouvelle culture.
Donc, si le Tropisme 2016 n’est pas numérique, il est quoi ? « C’est un festival augmenté ! On a viré le mot numérique. Le numérique s’applique à tout, et donc il ne s’applique plus à rien. L’intérêt c’est de montrer comment des outils du quotidien nous permettent de dépasser notre expérience de la musique, de l’image, de l’art. »

La culture numérique ne crée pas grand-chose, elle ne connait même pas ses mythes fondateurs. Qu’au moins elle nous crée des sensations !

Je sens que l’on va « visualiser de la musique »… Dans la sous-culture geek, il y a un jeu célèbre des années 70, un rond avec 4 touches de couleur, avec lequel il faut répéter des séquences sonores qui allument les touches de couleur. Simon, ça s’appelle. Un des premiers jouets électroniques. Cultissime. Il s’inspire de la séquence mythique du vaisseau spatial transformé en orgue chromatique dans Close Encounters of The Third Kind. Rencontres du Troisième type pour les lecteurs qui auraient le mauvais goût de regarder Spielberg en vf. Et le principe de Simon est repris, cette fois façon marelle, dans Tron, cinq ans plus tard, en 1982. Comme tous ces jouets mythiques, on en trouve des répliques pour jouer sur des consoles, ou sur PC. Les geeks sont des enfants. Je dis ça juste pour  pas oublier que j’ai eu pendant des années une fenêtre de légo virtuel ouverte sur mon écran…
C’est ça qui me mine dans la culture numérique. Elle ne crée pas grand-chose, elle ne cite même pas ses mythes fondateurs, et parfois elle ne les connait pas. Qu’au moins elle nous crée des sensations !

Pendant que les robots rêvent, les installations de Scale dorment

Pendant que les robots rêvent, les installations de Scale dorment

L’installation phare de Tropisme, son Scale, hybride de mapping 3D et de 360, ça vaudrait vraiment le coup ? C’est du Simon augmenté ?  Possible. Faut voir.
L’hybridation, c’est le point de départ de Cavaroc pour passer du numérique à l’augmenté. « L’hybridation colonise tout ! Sauf les guichets des subventionneurs ! », me dit-il en riant. Et le rire se poursuit : « D’ailleurs, le seul label culturel national qui ait disparu, ce sont les ECM, les espaces culturels multimédia. Et ils ont disparu au moment même où il devenait totalement crucial de les renforcer. C’est comme ça ! Aujourd’hui les collectivités sont toutes à la recherche du label French Tech. Mais ça sort rarement du côté bizness de la chose. Et c’est pareil pour le secteur culturel ! On essaye juste de faire du neuf avec du vieux, d’habiller un vieux truc avec du numérique. On se croirait au fooding, avec le foodtruck qui réinvente le camion à pizza. La belle affaire. »
Bon. A ce point-là de l’entretien, le garçon a carrément piqué ma curiosité. Je résume pour ceux qui ont du mal à suivre. 1. Le numérique doit sortir de son ghetto. C’est vrai que j’aime bien les endroits comme Acces(s) à Pau, mais c’est quand même un rassemblement d’hacktivistes et de nerds. Sympa, mais bien ghetto. 2. Il faut arrêter d’habiller de numérique des programmations qui restent ultra-conventionnelles. Bon, là, je ne cite pas de nom, des festivals numériques qui sont en réalité des festivals de musique électro avec siestes devant un écran qui balancent des films expérimentaux, j’en ai fait mon lot aussi. 3. Le seul intérêt du numérique, c’est d’augmenter tes sensations, de faire vraiment travailler plusieurs sens en même temps. Pas avec le blabla de l’œuvre interactive dont tu vas être le héros, non. Mais par l’immersion dans l’espace sensoriel que tu n’attends pas.
Le transmédia, ça doit augmenter le récit. Pas en mettant des liens sur lequel tu vas cliquer pour aller voir plus loin. Ça c’est de l’hypertexte, et ça a vingt ans. Ce que cherchent les auteurs de Je suis super, la pièce transmédia présentée à Tropisme, c’est à « diluer la narration complète dans un labyrinthe de média, textes, jeux, animations, websérie, jusqu’au live du groupe qui fait la bande son. »
Voilà. Je me surprends tout à coup à rêver de plonger avec mes cinq sens dans Immemory, le labyrinthe mémoriel de Chris Marker, guidé par le chat Guillaume-en-Egypte en personne, avec Michel Krasna lui-même en train de jouer du piano.
On en est pas encore à plonger dans la matrice de William Gibson, ni à mener l’enquête avec des implants cybernétiques enfichés dans le cortex comme Marid Auran, le détective de George Alec Effinger. Mais le menu de Tropisme a quand même l’air bien augmenté. Il a plutôt intérêt. Si c’est pas le cas, je leur lâche le Jabberwockie au milieu de la Panacée, ça va leur remuer la quatrième dimension.

Rezba

Ceci est la version enrichie en notes et liens d’un article paru dans le magazine Let’s Motiv n°61, ce petit bijou de la presse culturelle gratuite. Tu as pu le remarquer si tu as glissé la souris ou le doigt au bon endroit, il y a aussi un glossaire, là, en dessous.

LM61

Glossaire

La roue de la pizza : Nom que le geek donne à la roue multicolore du Mac. Quand la roue de la pizza multicolore d’Apple (ou du linux ou windoze customisé) se met à tourner à perdre haleine, ta machine est figée. Tu ne peux plus rien faire. Tu commandes une pizza.
Hackintosh : installation semi-légale d’un système osx d’Apple sur une machine d’une autre manufacture.
Kext : mini-programme permettant d’assurer la compatibilité d’un matériel avec un système d’exploitation.
Hacker : individu dont le passe-temps favori consiste à faire ce qui est réputé impossible à faire pour prouver que l’industrie numérique est une industrie immature, et lutter pour la transparence et la liberté des individus face aux technologies.
Boot camp, hacking camp : sorte de colonie de vacances pour hackers et geeks, qui, le temps d’un week-end, font des concours de recherches de failles dans des logiciels, de programmation d’imprimante 3D, et autres joyeusetés technologiques, en ingurgitant du café et des pizzas
ascci art : dessin entièrement réalisé avec des caractères asccii, acronyme de American Standard for Code for Information Interchange, le premier schéma d’encodage des polices de caractères avec lesquelles nous écrivons avec nos claviers. L’émoticone, aussi appelé smiley, en est l’exemple le plus frustre.
Phreaking : ensemble des techniques grâce auxquelles on peut pirater une ligne téléphonique pour ne pas payer les consommations. Très répandue chez les dinosaures digitaux dans les années 90, quand on se connectait au réseau par modem, et que l’on payait la communication à la minute.
Reddit, 4chan : Tape reddit.com ou 4chan.org, et tu verras qu’il y a un autre monde que facebook.
Ià, Ià, Chtulhu fhtaghn : Expression du ralliement à Chtulhu, créature divine et légendaire née de l’imagination sombre et paranoïaque d’Howard Philip Lovecraft, auteur hypnotique de romans de dark fantasy cultes. Les Deep Ones sont les servants du dieu Chtulhu. Du haut de ses 135 pages, HP Lovecraft. Contre le monde, contre la vie est sans conteste le meilleur livre de Michel Houellebecq.
Les internets : On ne dit pas l’internet. Enfin, pas chez les dinosaures digitaux qui savent qu’il y a plein d’autres internets que le web.
ICANN : Internet Corporation for Assigned Names and Numbers. Autrement dit le machin qui régule les noms de domaines, les adresses internet. Sans lui, c’est le bordel. Mais tout le monde s’en fout. Après l’élection du pirate Andy, représentant des usagers pour l’Europe, le collège usagers  a perdu tout pouvoir. Lol.
Philip K. Dick. Si tu ne connais pas Philip K Dick, lecteur, il est plus qu’urgent que tu ailles te renseigner sur le plus grand auteur de romans d’anticipation que l’humanité ait engendré. Sans ça, tu ne peux rien comprendre au monde qui t’entoure.
Nexus-6 de 3e génération : robots androïdes autrement appelés Réplicants, car ils répliquent à la perfection l’humanité. Invention de Philip K Dick dans son roman Do Androids Dream Of Electric Sheep ?, brillamment adapté au cinéma par Ridley Scott sous le titre de Blade Runner.
Benoit Mandelbrot : mathématicien français inventeur des fractales, théorie qui a permis la compression informatique du son et des images. Le mp3, les divx, toussa, on lui doit. Objet d’un culte discret chez les informaticiens.
Alan Turing : mathématicien anglais, est le père de l’informatique et des concepts d’intelligence artificielle, de programmation informatique, d’algorithme, de fonction calculable, etc. Pour le remercier d’avoir inventé la méthode de calcul qui a permis craquer les communications codées des nazis pendant la seconde guerre mondiale, et de raccourcir ladite guerre d’au moins deux bonnes années, les britanniques l’ont condamné à la castration chimique en 1952 après la révélation de son homosexualité, considéré comme un crime. Il se suicide au cyanure peu de temps après. Oui, tu as bien lu, lecteur, ça se passe en 1952 en Grande-Bretagne. La Queen Lisbeth II l’a gracié à titre posthume en 2013. La belle jambe que ça lui fait, à Alan.
Rencontres du Troisième type : très bon film de Steven Spielberg sorti en 1977. Si tu ne l’a pas vu, télécharge-le fissa.
Tron. Le premier film numérique qui cartonne le box office. Les Daft Punk lui doivent tout.
Immemory. Madeleine des auteurs numériques, Immemory est un cd-rom cultissime réalisé par Chris Marker, « le plus célèbre des cinéastes inconnus », première et unique pièce d’une collection d’œuvres multimédia produites par Beaubourg. Immersion dans la cartographie mémorielle de Chris Marker, racontée par Guillaume-en-Egypte, son chat, qui, le reste du temps,  avait le bon goût de se vautrer lascivement dans des petites vidéos sur la musique de Michel Krasna, pseudo de Marker lorsqu’il composait.
William Gibson : Romancier américain, fondateur du courant cyberpunk.  Il a inventé la toile et la matrice en 1984, avec son premier roman, Neuromancien. Un visionnaire.
George Alec Effinger : Autre romancier américain cyberpunk. Il a inventé la réalité augmentée dans son roman Gravité à la manque, en 1987.
Le Jabberwocky, ne me dis pas que tu ne sais pas ce que c’est.
La Quatrième dimension : En anglais The Twilight Zone, est une série américaine en 138 épisodes créée par Rod Serling en 1958, oui, oui. On y parlait pour la première fois de réalité virtuelle, d’univers parallèles, avec des effets spéciaux paluchés come personne n’en avait jamais vu.
Rezba : Pseudonyme utilisé depuis des décennies dans les internets par l’auteur de cet article, qui généralement signe de son nom, mais là il a carrément trop la honte d’avoir du ré-écrire son enquête en quatrième vitesse et en style gonzo parce qu’il avait perdu la première version par une mauvaise manip de sauvegarde sur son cloud, et qui pond un glossaire pour se faire pardonner.

De quoi ?, et aussi

La nuit au grand jour

La nuit. Les heures sombres. Le temps de l’oubli. Le temps du repos.
La nuit. Les heures gaies. Les heures riches. Le temps de la fête. Le temps des ivresses.
La nuit. Les heures invisibles. Les heures des invisibles. Les heures oubliées.
Longtemps la nuit n’a pas existé. Le temps social s’arrêtait. Le temps politique s’arrêtait. La nuit était niée, les sociétés étaient convergentes, elles étaient cadencées. Métro, boulot, dodo.
La nuit était reléguée. Elle était, pour l’essentiel, le temps de l’intime. Mes nuits sont plus belles que vos jours, clamait encore Marie (Raphaelle) Billetdoux en 1985.
Quand elle était sociale, la nuit devenait affaire de mœurs, de police. C’était la nuit de « tous les chats sont gris », le temps où l’on ne distingue pas les gentils des méchants, le moment où la délinquance se glisse sans être vue.
Et puis, bien sûr, il y avait la nuit des canailles, la nuit où l’on s’encanaille, la nuit des ivresses.
C’est par elle que la nuit est d’abord revenue sur l’agenda des politiques. Quand, sous la pression de riverains, les établissements de nuit des grandes villes ont commencé à avoir des ennuis. Le début d’une longue problématique de tensions entre « la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse », comme le résume le géographe Luc Gwiazdzinski, qui travaille depuis 10 ans à saisir les tensions entre l’espace et le temps des villes.
Mais la question de la nuit ne se limite pas à cette question de la cohabitation entre ceux qui font la fête et ceux qui veulent dormir. Elle prend ses racines loin dans l’histoire des villes universitaires, et se déploie aujourd’hui dans une pluralité de dimensions sociales et urbaines, et s’alimente au marketing territorial autant qu’aux résistances culturelles.

« Elle n’est pas belle, ma nuit ? »

Gageons que nombreux seront les lecteurs montpelliérains qui se rappelleront de la campagne de communication municipale Montpellier, la ville où le soleil ne se couche jamais, du milieu des années 2000. Alors que la ville a, depuis plusieurs années, drastiquement appliqué la fermeture des bars et restaurants à 02 heures du matin durant les trois mois d’été, et 01 heure tout le reste de l’année, le marketing territorial continue de pointer son nez pour maintenir – à l’extérieur – l’idée d’une ville festive, à l’aune des grandes villes méditerranéennes. La maire de l’époque, Hélène Mandroux, n’hésite d’ailleurs pas à tailler la comparaison avec Barcelone, la voisine tant enviée.

montpellier soleil couche jamais
Il faut dire que depuis les années Frêche, la communication de la ville n’a eu de cesse de tenter de faire oublier que Montpellier, et avec elle quasiment toutes les villes françaises, sont des naines à l’aune de l’espace européen. Avec force communication, intégration dans des réseaux européens, arc méditerranéen et autres eurorégions chères aux géographes, Montpellier se hausse du col sur des estrades où figurent les métropoles voisines, fortes de leurs habitants par millions : Barcelone, Milan, Gênes, …
L’irruption d’une comparaison avec la vie nocturne des grandes villes espagnoles prête tant à sourire qu’on se demande encore, 10 ans après, comment une telle idée saugrenue a pu surgir des cerveaux des communicants de l’institution. Depuis de nombreuses années, la capitale héraultaise a raccourci ses nuits, et réussi à migrer le gros de l’industrie festive en périphérie. Aucun bar de nuit. Ne restent en ville que quelques établissements musicaux. L’emblématique Rockstore, et quelques caves transformées en boîte de nuit, si possible à la périphérie du centre historique, pour accueillir une jeunesse étudiante polyglotte.
La vie estudiantine nocturne ne date pourtant pas d’hier. Montpellier doit à ses universités son essor historique, et une bonne partie de son dynamisme économique et démographique. En accueillant plus de 60 000 étudiants, elle est aux premiers rangs des populations étudiantes françaises.
De tout temps, l’Écusson, le centre historique, a été le terrain de jeu préféré des étudiants montpelliérains. Ils y ont longtemps bénéficié d’une impunité quasi totale. Au moyen-âge, les privilèges accordés aux universités – les « libertés et franchises universitaires » – permettaient aux « disciples » comme aux « maîtres » d’échapper à la justice locale, pour n’être redevables que devant les juridictions universitaires et, pour les faits les plus graves, devant les juridictions ecclésiastiques, beaucoup plus clémentes. Les nuits de Montpellier la médiévale étaient agitées de bagarres entre étudiants, de crimes, parfois.
Si ces « franchises » se sont, dès la révolution, cantonnées aux enceintes des universités, la ville a continuer à battre au rythme des temps universitaires, et la fête estudiantine constitue, au moins à égalité avec l’excellence des formations, l’un des principaux facteurs d’attraction des universités.
Jusque dans les années 2000, l’Agem, la grande et puissante fédération des corporations étudiantes, était d’abord connue pour être l’une des plus attrayantes boîtes de nuit du centre-ville. Dans ses locaux historiques de la rue de la Croix d’Or défilait chaque année une jeunesse montpelliéraine qui venait danser, chanter, boire à moindre coût, flirter. L’époque est révolue.
L’augmentation du prix de l’immobilier dans le centre-ville a amené une nouvelle population, plus aisée, qui aime vivre en centre-ville, mais veut la paix nocturne. Le droit au silence, comme se nomme l’une des associations les plus actives.
Négociés avec la municipalité, les arrêtés préfectoraux ont restreint les heures d’ouverture des établissements. La nuit montpelliéraine est désormais plus proche d’une ville de province que d’une capitale.
Non pas que les problèmes ne se posent pas ailleurs et de façon similaire. À Paris, la tension entre les riverains et les activités des « loisirs nocturnes » s’est fait sentir dès les années 2000. Sous la pression des phénomènes de gentrification, c’est à dire, beaucoup plus clairement, d’embourgeoisement, les quartiers populaires et traditionnels de le nuit parisienne ont commencé à vivre les conflits. Ceux-ci se sont d’abord focalisés autour des cafés-concerts, des bars musicaux. À travers l’organisation des États généraux de la nuit, l’idée d’une charte nocturne, ou, plus spécifiquement comme à Lyon, d’une charte des bars musicaux, s’est fait jour. Aide à l’insonorisation, information et sensibilisation des clients, médiation avec les associations de riverains, toute une panoplie s’est déployée, avec plus ou moins de succès, pour faire cohabiter la ville qui dort et la ville qui s’amuse.
Autour de cette première prise en compte politique de la nuit, deux courants ont convergé : la question des temps multiples, et celle d’une médiation, d’une régulation spécifique des activités nocturnes.

La nuit est-elle notre prochain horizon politique ?

La question des temps est récente. Longtemps nos sociétés ont été cadencées. Les temps de travail étaient peu ou prou les mêmes, les temps des loisirs aussi. La nuit était le temps des marges, et des marginaux.
L’individualisation des sociétés, l’exponentielle diversification des activités, la mondialisation des communications, tout cela a concouru à augmenter l’amplitude temporelle des activités humaines. Insidieusement, le continent de la nuit se fait coloniser. « Le temps en continu de l’économie et des réseaux s’oppose au rythme de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local », écrit Luc Gwiazdzinski. Dès lors, la question du temps des services publics se pose. Lorsque notre propre activité régulière est décalée, comment accéder aux services publics ?
C’est en Italie que la question des temps des politiques publiques a émergé. Dès les années 1980, des mouvements féministes italiens ont demandé la reconnaissance d’un « droit au temps » pour les mères de famille, avec, comme corollaire, un renforcement de la coordination des horaires des services urbains : transports, enfance, accès aux guichets administratifs, aux équipements sportifs et culturels.
Progressivement, des bureaux des temps sont apparus au sein de collectivités publiques, en Italie, en Allemagne, et plus tardivement en France. Mais rares sont encore ceux qui s’occupent de la nuit.
Christophe Vidal, maire de la nuit de Toulouse. Crédit photo Jean Chiscano
C’est dans les pays où la nuit est la plus longue que d’autres types de régulation publique sont apparus pour traiter des activités nocturnes. Dans les grandes villes du Danemark ou des Pays-Bas est née l’idée du conseil de la nuit. Les nuits nordiques sont, il est vrai, sensiblement différentes. Quinze heures de nuit l’hiver, quatre l’été, font que la perception physique de la nuit est différente. C’est là, dans ces grandes villes, qu’est née l’idée d’un maire de la nuit. Si la nuit porte conseil pour ceux qui dorment, alors la nuit doit avoir son propre conseil avec ceux qui y vivent.
Ces expériences se sont d’abord constituées autour des tensions entre les activités festives et les riverains. Les premiers maires de la nuit étaient des noctambules, cela va sans dire, mais pour la plupart issus du milieu festif. C’est en 2013 que les maires de la nuit sont apparus en France, à Paris, à Rennes, et à Toulouse. À l’origine de l’initiative, des professionnels de la nuit, le collectif Culture bar-bars et l’association Technopol. Si Nantes et Paris ont élu des maires noctambules, usagers de la nuit, Toulouse a fait un choix quelque peu différent. Christophe Vidal, éditeur de Minuit, le magazine d’exploration nocturne, a rapidement élargi l’activité de l’association Toulouse Nocturne à l’ensemble des questions soulevées par la nuit : transports, sécurité, santé, économie. Mi-lobbyiste, mi-médiateur, il auditionne les candidats aux élections, et cherche à sensibiliser les décideurs de tous poils aux questions du champ nocturne. « Je me suis attelé à ce triptyque : comment concilier ces trois villes : celle qui veut dormir, celle qui veut travailler et celle qui veut s’amuser ». Trop souvent, les élus ne s’intéressent à la nuit que parce qu’il y a un conflit d’usage, ou parce que la nuit est prétexte à un évènement. Les « nuits blanches » parisiennes, la « fête des lumières », généralisation progressive d’une tradition populaire lyonnaise élevée au rang d’attraction touristique majeure, ou, plus ponctuellement et modestement, une « nuit des étoiles », une « nuit du cinéma de plein-air », un « trail de nuit » urbain. Christophe Vidal cherche à renverser la problématique, autour du quotidien de la nuit, espace-temps de plusieurs millions de travailleurs nocturnes, enjeu économique et touristique, mais aussi enjeu de santé publique, de prévention des risques. L’un de ses combats actuels concerne l’alimentation. « Il est interdit au restaurant d’ouvrir toute la nuit. Du coup, il est impossible de manger lorsqu’à 3 heures du matin on veut rentrer, et qu’il faut éponger l’alcool. Je veux obtenir l’autorisation pour que des food-trucks ou des restaurants puissent servir à ce moment-là. »

botellon
À Montpellier, la réflexion en est loin. Si Toulouse et Bordeaux ont beaucoup fait pour revitaliser leur vie nocturne, notamment en centre-ville, Montpellier n’a jamais eu à faire d’efforts. Mais elle est aujourd’hui dépassée par son inaction en la matière. À l’heure, trop précoce, de la fermeture des bars, des centaines, parfois des milliers de noctambules défilent dans les rues de l’Écusson et des faubourgs, pas assez fatigués pour rejoindre leurs couettes. Certains font la jonction avec celles et ceux qui boudent les bars, trop chers, et ont importé d’Espagne le botellon. Depuis une dizaine d’années, une partie de la jeunesse étudiante a délaissé les bars, et squatte l’espace public, places et jardins, au grand bonheur des épiceries de nuit qui récupèrent un marché d’importance. Alcoolisation excessive, bruit, déchets laissés sur place, le botellon crée des problèmes publics autrement plus difficiles à gérer que les relations riverains – patrons de bars. Elle pose de plein fouet la question de l’espace public, et de son utilisation nocturne. Une question essentielle dans les villes méditerranéennes, celle de la « civilisation de l’apéro ».
On l’élit quand, ce maire de la nuit montpelliéraine ?

PeyrouNuit

Ceci est la version enrichie en notes et liens d’un article paru dans le magazine Let’s Motiv n°60, ce petit bijou de la presse culturelle gratuite. 
LM60

De quoi ?, et aussi

Et ma fille, tu y as pensé, David ?

C’était en 1979. Je me rappelle le garage où l’on faisait la boum. Les garçons regardaient les filles, les filles regardaient les garçons, nous avions 13 ans tout mouillés. Il y avait des disques, des disques noirs, des vinyles. Nous écoutions de tout, et tout ce qui sortait.
Puis ta voix est sortie des enceintes. We could be heroes, just for one day.
Sur la pochette en noir et blanc, tu avais la position d’un automate. Tu étais d’une rare beauté. C’était la première fois que je te rencontrais. Je m’en suis souvenu dernièrement, quand The Next Day est sorti. C’était la même photo que sur la pochette de Heroes, barrée d’un rectangle blanc.
BowieOuttake
Ta musique ne m’a plus quitté. Des dizaines de tes morceaux ont jalonné ma vie. Tu m’as fait frissonner, tes concerts m’ont ébloui, toujours, tes albums émerveillé, souvent.
Tu as vieilli, tu étais toujours aussi beau, ta musique toujours aussi belle. J’ai su, nous avons tous su, que tu allais nous quitter un jour, que tu allais quitter ton enveloppe charnelle, qu’elle te pesait. La mort, ta mort, tu l’as chanté tant de fois, qu’on sait bien tous que tu y étais très préparé. Mais lorsque The Next Day est sorti, nous avons tous bien vu que tu vieillissais.
C’est à peu près au même moment que ma dernière fille t’a rencontré. Elle, elle ne se doutait pas que tu ne l’accompagnerais pas, pas comme tu m’as accompagné. Elle dansait sur Changes et Space Odity, et tu es sa première idole.
Ce matin, j’ai attendu qu’elle ait terminé son petit-déjeuner, puis je l’ai serré très fort dans mes bras pour lui annoncer que tu étais parti. J’étais plein d’une infinie tristesse, et elle aussi, du haut de ses dix ans. Je lui ai expliqué que tu étais parti, mais que ça ne changeait rien, que tu étais toujours là. Que tu serais toujours là. J’ai monté le son, nous avons dansé, chassé nos larmes, puis nous avons pris le chemin de l’école.
Je sais que tu y as pensé, à ma fille. Que tu as pensé à toutes les filles de toutes celles et ceux qui t’ont aimé tout au long de leur vie, et qui ont transmis ce truc dingue à leurs enfants. C’est pour ça que tu es éternel. So long, David.

Photo : David Bowie’s « Heroes » cover Shoot : The Outtakes : Masayoshi Sukita
De quoi ?, et aussi

509 bissextile

Nous voilà en 2016, année bissextile. Imagine que c’était déjà bissextile en 1008, quand est née la fille de Takasu, Sugawara no Takasu no musume, l’une des premières écrivaines de l’histoire du Japon. Et déjà aussi en 252, quand est née Wei Huacun, fondatrice du taoïsme. Et en 16, quand est née Julia Agrippina, l’une des plus grandes impératrices de Rome.
Je pourrais te les multiplier, des années bissextiles, il y en a eu…. Combien ? À vue de nez, une tous les quatre ans, on est en 2016… 504 !
Ah mais non. Depuis le calendrier grégorien, en 1582, on saute les années multiples de 100 qui ne sont pas divisibles par 400. Donc faut enlever 1700, 1800 et 1900. Reste 501.
Sauf que le calendrier julien débute en -45, et qu’au début, ces cons se gourent et mettent des jours intercalaires tous les 3 ans, du coup, ça merdouille pendant 40 ans, on remet les calendriers d’aplomb, on saute des années pour récupérer le bastringue, et on reprend le rythme normal en 8 après Jésus. Y’en avait eu 13 avant. Moins les deux zappées par le calendrier révolutionnaire.
Tu suis ? On en est à 509 !
Comme tu n’es pas sans le savoir, 509 est un nombre premier, et surtout un premier dit « de Sophie Germain ». Sophie Germain n’est pas ma cousine, c’est l’une des plus grandes mathématiciennes françaises et tout le monde ou presque s’en fout. Pourtant, elle a découvert des trucs incroyables, et je ne te dis même pas tout ce qu’on utilise encore, notamment dans le cryptage des clés informatiques, qui nous vient d’elle. Elle fut la première femme à remporter le grand prix de l’Académie des Sciences, en 1816, et elle a dit des trucs indispensables comme
Le temps ne conserve que les ouvrages qui se défendent contre lui.
Défends-toi, mais détends-toi. Ne sois pas raisonnable, fais ce que personne n’attend de toi. Passe une très bonne année, pleine de tout ce que tu voudras.

et aussi

Brique après brique (2)

Journal de campagne. Épisode 2

mosaique 1

9 novembre. Pas de repos.

Pas de répit. La liste est déposée, mais il reste une poignée d’attestations d’inscription sur les listes électorales mal remplies par des mairies pas très au point. Ça se gère facilement.
Une autre course nous attend : l’infernale cadence imposée par l’État pour faire valider les professions de foi et les bulletins de vote, les donner à l’imprimeur, pour qu’il sorte les 4,5 millions de bulletins et de professions de foi en une semaine, afin qu’ils soient définitivement validés dans 8 jours, et livrés dans 9 jours au prestataire chargé de les mettre sous enveloppes.
Nous sommes dimanche matin. Je ne connais pas la graphiste qui va travailler toute la journée avec moi, à distance. J’ai une idée à peu près précise de ce que je veux en termes de visuels et de messages, et c’est à peu près validé par le groupe.
La femme que j’aime est là. On se voit peu, la distance géographique est notre quotidien, et nos moments de rencontres sont rares depuis quelques semaines. Elle est là, et je n’aurais pas une minute à moi. Je refoule l’angoisse de lui faire vivre l’absence alors qu’elle est présente. Je plonge dans ce qui est, à ce moment précis, une absolue priorité.
En 12 heures de navette avec la graphiste, Christophe, l’équipe, les colistiers qui tardent à donner les éléments que je leur demande, les visuels sont prêts.
Ils sont le plus proches possibles de ce que nous sommes : un groupe, une diversité. C’est la mosaïque des visages qui viendra trancher avec tous les portraits des têtes de listes régionales qui vont composer les visuels des autres.
Et du blanc. De la transparence, de la sobriété.
Le lundi matin, je prends le train de 06h13 pour Toulouse. Une longue semaine commence où l’on ne comptera pas les heures. Une fois les dernières formalités administratives passées, j’aurais trois priorités à organiser : les outils de communication, les outils de travail pour que 13 campagnes départementales se mettent en place, et la centralisation administrative et financière de la véritable campagne qui s’ouvre.
Dans l’ordre, l’affiche officielle. À la commission de validation de la propagande, à la préfecture de Toulouse, j’ai vu le matériel des autres. Aucune exception à la personnalisation du scrutin. La tête des leaders s’affiche en énorme. Tous complètement happés par la présidentialisation. Comme s’ils étaient déjà au 3° tour du scrutin, quand l’assemblée nouvellement élue désigne l’exécutif. Ou comme s’ils n’avaient finalement rien d’autre à proposer que la figure de leur leadership. Ça me désole, et ça me renforce. L’affiche reprendra la mosaïque. Nous sommes un collectif. Un collectif bariolé, qui ressemble à la vraie vie. Au monde réel, comme dit Stéphane.
Sur le chemin du retour, je m’attelle à la refonte du site web. Celui qui existe est statique, et son univers graphique ne correspond plus du tout à ce que nous avons produit pour la séquence qui s’ouvre. Le nouveau doit vivre, bouger, être très réactif. Petite tension avec le webmaster. Je n’ai pas de temps pour la discussion, je prends la main, je crée un blog sous wordpress, aux nouvelles couleurs du Bien commun. Il faut que ça aille vite. Très vite. Il y a beaucoup de calage à faire pour que cette petite entreprise fédéraliste et libertaire puisse à la fois s’exprimer pleinement, et que nous gardions, à 3 ou 4, la maîtrise de la cohérence des messages. Il y a aussi beaucoup à faire pour aider les groupes départementaux à se prendre en main.
Et comme la campagne a commencé, il y a aussi le groupe de l’Hérault, où je suis candidat, à organiser un peu. J’ai l’impression que mes journées ne s’arrêtent pas. Ce n’est pas une impression.

12 novembre. Le purin.

Dans la séquence précédente, nous nous sommes battus en vain pour ne pas être relégués au rang de petites listes dont on ne parle pas. Les médias, mais aussi une partie des lobbies régionaux, ne veulent voir que ceux qu’ils appellent les « principaux candidats ». Nous, nous avions à nous battre pour imposer l’idée que, oui, nous allons déposer une liste. Ce qui, jusqu’au bout, n’était acquis pour personne, sauf pour nous.
Maintenant que les listes sont déposées, les choses ne changent pas. Depuis des semaines, la tête de liste écolo distille dans la presse l’idée que nous ne sommes que des fantômes téléguidés par le PS, payés par le PS, dont le PS aurait fourni les bataillons. Juste pour faire baisser son score à lui. Je ne sais pas s’il y croit, mais les plus lâches de ses condisciples y croient, relayent l’info, nous agressent chaque fois qu’ils peuvent. Cette semaine d’après dépôt des candidatures doit être le moment de changer le message. Mais la presse s’en fout.
Sauf que. En milieu de semaine, on voit pointer l’odeur du purin. Une des colistières de Perpignan, une des dernières arrivées, s’est fait avoir par le FN aux municipales à Canet. Partie avec 2 anciens du PS comme elle dans une liste qu’elle croyait centriste, la liste a été déposée comme « soutenue par le rassemblement bleu marine ». Les colistiers ont voulu se retirer de la liste, ce qui est impossible. Elle a été élue avec un autre de ses anciens colistiers de gauche, et ils ont décidé de siéger en non-inscrits pour empêcher les suivants, FN, de siéger. Louis Alliot s’est vanté dans la presse d’avoir utilisé cette stratégie dans quatre villes moyennes des PO. Lui même essaye de faire croire qu’il est à la tête d’une liste centriste à Perpignan.
Une femme abusée par le FN, certainement pas aguerrie aux basses manœuvres. On l’a rencontré, elle raconte son histoire. On sait qu’à un moment ça peut coincer, mais on prépare la riposte virale. L’attaque vient d’Onesta, en meeting à Montpellier. Elle est nominale, mensongère et concerne aussi la tête de liste des PO, éducateur à la protection judiciaire de la jeunesse. Il a dit « je ne suis pas charlie ». Il préfère Siné. Traduit dans la langue agressive de celui qui prêche un « nouveau monde », il est un islamiste déguisé. On est loin de pocahontas.
L’attaque est si violente, que les journalistes en sont choqués. Le chef du « nouveau monde » va même jusqu’à revendiquer la violence verbale, expliquer à certains journalistes qu’il fait ce que ses conseillers lui ont conseillé de faire, et qu’après, promis, il arrête d’être agressif. Nos téléphones sonnent. Devant l’outrance mensongère, la plupart des journalistes décident de ne pas reprendre, sauf les spécialistes du buzz, ceux qui ne vérifient l’info qu’après, quand tu les appelles pour porter la contradiction. Et le tombereau s’avance. Les militants d’Onesta et de Saurel reprennent, déforment, tentent d’amplifier. Ils colportent, tranquilles, les mensonges du leader « écolo », et du leader du FN. Le mensonge, ça fait partie de « l’éthique », sûrement. Même parmi ceux dont je crois être encore proches, certains révèlent une agressivité dingue.
La violence de l’attaque fait peut trembler nos rangs. Dans la vraie vie, des gens bernés par les néo-fachos, il y en a plein. Notre mosaïque est remplie d’individus qui ont subi des discriminations de toutes sortes. Celle-là n’en est qu’une de plus. Dès l’instant que la victime est humaniste, abusée de bonne foi, ils ne voient pas le problème. Nous on le voit. Le mensonge est toujours plus fort que la vérité. Il faut stopper ça. Puisque le bâton est tendu, nous allons nous en servir pour accrocher enfin les médias les plus grands publics, qui se préoccupent peu du fond, mais adorent les batailles et les polémiques. Vendredi soir, on décroche enfin l’interview avec France 3, où l’on va pouvoir dénoncer le climat d’agressivité et de violence qui vient de s’installer.

14 novembre. Bataclan. Terrasses. Chaos.

La nouvelle m’arrive par textos de Christophe. Je ne sais plus ce que je suis en train de faire, impossible de m’en rappeler après coup. Sidération. Immense chagrin. J’ai envie de vomir. Je reste scotché, à ne plus pouvoir rien faire d’autre, en attendant de comprendre ce qui se passe, de cesser de voir le compteur des victimes progresser. La violence pure, à l’état brut. La violence qui gangrène. Tout. Jusqu’à nos enjeux politiques locaux. La violence que l’on ne contrôle plus, qui se nourrit de nos violences quotidiennes. Et qui vient frapper au milieu de nous, au milieu de ce que nous sommes. Au milieu de notre immense et riche diversité. De notre envie de vivre, et de vivre ensemble.
Le samedi matin à l’aube, ma fille aînée part pour une année à l’autre bout du monde. Le vrai nouveau monde. L’Amérique latine est le seul continent dans lequel réside l’espoir, peut-être. Pas dans les Che Guevarra de pacotille ou les bonapartes vénézuéliens, mais dans ces pays qui basculent sûrement vers une société démocratique, écologiste. Les embrassades sont fortes. Je préfère la savoir là-bas que dans notre société de merde.
Le soir, ma fille cadette joue un rôle de mini-miss décalée et second degré dans la dernière création du talentueux et radical patron du CDN de Montpellier. Cette journée est folle, traversée de contrastes, de déchirements, de larmes paternelles et de contre-coup d’une terreur mondiale.
Il faut repartir. Les attentats ont ébranlé nos militants. Celles et ceux qui viennent des quartiers populaires, de la lutte contre les discriminations, contre l’injustice sociale, forment une majeure partie des troupes mobilisées. Je passe des heures au téléphone, quatre choses en même temps, la boîte de guarana fond à vitesse grand V.
Lundi. Le 06h13 pour Toulouse. Le calendrier officiel s’égrenne et rien n’y déroge. Commission de propagande, vérification des documents, retour.
Le mardi, je monte à Lyon, vérifier les bulletins et les professions de foi à leur arrivée au hangar du prestataire choisi par l’État, qui ne dispose d’aucun lieu de production dans notre région. Le camion est en retard. En pleine pénurie de papier, les imprimeurs régionaux se sont affolés de devoir réaliser pour chaque liste entre 4 et 15 millions de documents électoraux. Multipliés par 11 listes. Plus de papier, plus de cartons pour emballer. Nos bulletins ont été imprimés à Barcelone. Mais le camion a du mal à franchir la frontière du Perthus, coincé 7 heures dans les contrôles renforcés aux frontières. Moi qui voulais en profiter pour voir ma sœur, me voilà réduit à partager un sandwich avec elle sur un parking de zone industrielle à Mézieux. Le bouchon du Perthus a eu raison de notre envie de bouchon lyonnais.

Vendredi 21 novembre. Maturité.

Les attentats ont transformé nos équipes. Elles sont pleines de gravité, de responsabilité. Suspendue le temps d’un deuil profond, le temps d’une immense tristesse, la campagne va reprendre. Elle sera totalement différente, sûrement. Moins violente, il faut l’espérer. Mais désormais si courte. Les gens étaient déjà si difficilement intéressés par l’enjeu régional. Pour une formation aussi récente que la nôtre, il ne reste quasiment plus de temps.
On se retrouve le dimanche, près de Carcassonne, une moitié de la liste, celles et ceux qui étaient disponibles. On a besoin de ça. De se serrer les uns contre les autres. De se parler, de se réchauffer. De par ce que l’on est, on est certainement les plus à même de contrer les discours extrémistes de tous bords. La diversité de nos cultures, la mixité de nos origines, de nos parcours, l’intelligence collective que l’on commence à faire grandir, devrait nous permettre de dire mieux qu’aucune autre liste ce que nous pensons être la source de ce cataclysme, et comment on peut, au moins sur notre territoire, trouver la volonté et les moyens de l’éradiquer. Les nouvelles économies, la formation professionnelle, la culture et la promotion de la diversité culturelle, les nouvelles approches démocratiques que l’on porte, tout cela peut contribuer fortement à transformer le marasme apparent en un élan porteur. Mais il faut vaincre la domination de l’argent et des médias, et se faire entendre. C’est l’heure du terrain. L’heure que l’on attend, et que l’on préfère.

Lundi 23 novembre. Du pognon ou de la colle.

La campagne officielle s’ouvre aujourd’hui. Il faut coller nos affiches sur les panneaux officiels. Surprise : dans beaucoup d’endroits, huit affiches sont déjà proprement collées et nous attendent. Dans d’autres, aucune. Jamais une ou deux. Huit ou rien. La même entreprise a raflé, cher, les contrats de collages des listes qui ont l’argent pour payer. Mes bons mots de la veille, pour motiver des troupes un peu affolées devant l’ampleur de la tâche, prennent du plomb dans l’aile. Et pourtant on s’y attelle. Il reste quinze jours, et ce sera du non-stop. Rencontres, diffusion sur les lieux publics, discussions longues, et le plus souvent enjouées et sympas. Et le soir, collage. Les yeux rivés sur une liste d’adresses dont la moitié est mal orthographiée ou imprécise.
Entre tout ça, il faut nourrir le site web avec les articles de presse, qui commencent enfin à sortir, et les propositions, que l’on égrène selon un plan de charge dosé. Parce que, dans l’océan de banalités que l’on lit ailleurs, nos propositions concrètes se font récupérer à la vitesse de la lumière. Alors on dose.
Le groupe de base s’est considérablement étoffé. Il y a maintenant une vingtaine de personnes en permanence, qui entraîne chacun sa petite équipe, son petit cercle. La mayonnaise prend entre nous. Il faut gérer les tensions liées à la fatigue, continuer à avoir un œil sur la cohérence globale de nos messages.
Christophe est sur les routes. Il enchaîne rencontres, conférences de presse, interviews. C’est Laure qui gère cette tournée, et toute la logistique. Nos points de coordination sont téléphoniques, les échanges d’infos constants. Je dois me concentrer sur l’Hérault, au moins la moitié de mon temps. L’équipe montpelliéraine est pleine d’énergie, d’idées, de ressources. Le groupe qui se dessine est une pépite.
Et il y a aussi les dizaines de sollicitations qui arrivent tous les jours, pour connaître notre position sur tel problème local, tel enjeu mondial. On est deux à tenter de gérer ça, et c’est une tache impossible. Les élections sont le rendez-vous des lobbies. Et la plupart expédient le questionnaire dans les derniers jours. On renvoie aux colistiers qui s’y connaissent, quand ils existent. On classe. Et il y a aussi les mails. Souvent du matin. Arrivés par la boite de contact du site web. Certains sont beaux à réchauffer un cœur glacé. D’autres pleins de détresse, et qui cherchent une issue. Et ceux qui veulent juste une réponse à leur question, une raison de voter. De voter pour nous.

Lundi 30 novembre. Insondables.

Les sondages s’enchaînent et nous font rire. 3%. 4%. 7%. 2%. 0,5%. Il y en a même un qui nous donne à 0. Rien. Nibe. C’est celui commandé par Onesta, normal. Dans le précédent, il avait refusé que l’on soit sondé.
Les méthodologies sont tellement faibles, tellement loin de la réalité qu’elles sont censées représenter, que tout ça vire au comique. Un journaliste m’appelle pour en discuter. Je lui remets des chiffres, pas des pourcentages devant les yeux. 0,5%, ça veut dire combien de voix ? 11 000 sur toute la région. Au premier tour des législatives, Christophe avait fait 15 000 voix sur sa circonscription, avec un éclatement de la gauche énorme. Les copains du CDS en avaient réuni près de 10 000 à Montpellier aux départementales, avec quatre candidatures de gauche sur chaque canton. Idem pour les copains du Gers. Ces sondages sont tous, sans exception, incapables de sonder les niches que nous représentons. Et les marges d’erreur sont tellement consistantes pour les autres que seule la répétition des enquêtes les conduit à gérer leur marge d’erreur, comme une belle stratégie d’autopersuasion.
Surtout, ces enquêtes ne visent qu’à deux choses. Directement, à parler de ce qui est particulièrement insondable, le résultat du second tour. Indirectement, à reproduire inlassablement l’idée qu’il y a des « gros candidats », et des « petits candidats ». Aucune égalité de traitement, aucune équité, même. Les mêmes débats se répètent. Et les « gros candidats » n’ont qu’une chose en commun : leur gros budget. Ils ne disent rien, mais ils organisent des meetings qui n’ont comme seul intérêt que de leur permettre d’avoir un article le lendemain dans la presse écrite.
Et tout ça forme un immense miroir déformant. Une classe politique hors-sol, qui parle à une presse régionale qui n’est plus lue que par une infime proportion d’habitants. Et dont les grands titres sont désormais concentrés dans les mêmes mains, dans le même groupe, dont l’équilibre financier ne tient que grâce aux abonnements institutionnels et aux achats d’espaces pour les annonces légales et les campagnes de promotion du « branding territorial ». Le pompon revient à ce magazine national qui organisera une rencontre du club des 5 qui n’ont rien à dire, rencontre organisée avec deux partenaires, la métropole toulousaine (dont le président est le 1er soutien de la liste d’opposition), le conseil régional (dont le président est le premier soutien de la liste sortante) et dont la cheville ouvrière à Toulouse n’est autre qu’une colistière du maire de Montpellier.
Pendant ce temps-là, la presse nationale ne parle que d’Ile de France et des régions qui pourraient basculer au FN, ressassant ad nauséum des prises de paroles des candidats frontistes.
Rien. Aucune leçon. Ils n’apprennent strictement rien de leurs erreurs. La révolution n’est jamais télévisée, on le sait. The revolution will not be televised. Ce morceau-là, je n’ai pas besoin de le chercher. Il est là, toujours sous la main, l’hymne de Gil Scott-Heron.

Allez. Un dernier coup de reins. Ce soir à minuit la campagne du 1er tour est close. Quoi qu’il en soit, on a fait le boulot. Et plus que ça. La coopérative politique existe, elle s’est forgée dans ce premier round, dans cette première épreuve. Elle est fertile. Et le groupe d’élus à la région est à portée de nous. À portée de voix.

Tu cherches l’épisode 1 ? Il est là.

et aussi

Brique après brique


Sticker
21 octobre. Apnée.

J’ai rangé mon bureau. Ça fait des mois que ça ne m’était pas arrivé. J’ai dégagé tout le couloir derrière. Depuis qu’on a emménagé, il servait de fourbis. J’ai remonté les étagères qui attendaient à la cave. Il faut faire de la place et de l’ordre. J’ai 184 dossiers à classer.
184.
Des dossiers tout cons. Un formulaire de déclaration de candidature, une attestation d’inscription sur les listes électorales d’une commune de la grande région, ou, à défaut, des papiers qui prouvent qu’on a une attache dans la région, une maison, un terrain, et la feuille d’impôts qui va bien avec, et un papier qui prouve qu’on n’est pas déchu de ses droits civiques. Un mémento de candidat pour livre de chevet.
Quand je commence à organiser le classement, j’ai 50 dossiers prêts. À peine.

Juin. Que le meilleur perde.

Énième épisode de guerre interne idiote chez les verts. Processus de sélection des candidats à l’élection régionale. Mode de scrutin débile, bourré d’effets pervers et de finasseries mal réfléchies. Après un an d’âpres luttes, on a viré nos clientélistes. Du coup l’espace s’ouvre, et les médiocres ambitions s’épanouissent. Degré zéro de la réflexion stratégique. Tout est réuni pour que l’on fasse encore n’importe quoi. Ça ne manque pas. Je participe de loin, pour aider les copains. Tout ça m’emmerde à un degré intense. Il n’y a rien à faire. Les verts sont une machine à perdre. Ils haïssent toute forme intelligente de leadership. Ils n’aiment que les leaders qui les violent, parce qu’ils sont fascinés par les mots, comme des incantations magiques. Résultat, la plupart des fondateurs d’Europe Écologie sont partis, ou sont en congé. Les verts réapparaissent, dans toute leur caricature. Et leur saloperie de violence verbale. Et leur incapacité à parler à d’autres qu’à leurs semblables. L’écologie politique, en tant qu’alternative globale à la financiarisation de l’économie, à la destruction des ressources naturelles, à l’archaïsme des lambeaux d’un mouvement ouvrier politiquement à bout de souffle, à la démagogie populiste triomphante, est portée par des incapables. Incapables de porter leur projet hors de leurs niches. Alors les incapables décident de s’allier à d’autres incapables, tout aussi en incapacité de faire vivre leur propre projet. Ce n’est pas encore fait, mais je vois la manip venir grosse comme une maison. On va voter triomphalement pour l’autonomie aux régionales, et l’entourloupe va se dévoiler dès qu’on aura fini de s’entretuer pour savoir qui portera haut les couleurs.

Ça ne manque pas. C’est même pire que prévu. Celui qui est désigné leader régional se révèle être un autocrate de la pire espèce, persuadé de son aura – introuvable – et de son destin – improbable.
Bref, pour moi, c’est la fin de cette histoire. Que faire, comme disait Lénine ?

Juillet. Souffle court.

Mon dernier contrat correct se termine. Rien à l’horizon de sérieux. Les pistes s’effilochent. Toutes les collectivités sont en train de baisser les aides aux opérateurs culturels, et encore plus quand il s’agit de réfléchir. Les cons. Ils ne comprennent rien. Et parmi les quelques collectivités qui ont encore de la thune à mettre, elles sont pour la plupart persuadées de n’avoir besoin de personne en Harley Davidson.
Faut que je change. Tout. Bye bye le rêve de l’intelligence. Aux orties, l’idée que la connaissance fera avancer la connaissance. Je suis à bout de souffle. Je pars en vacances avec les mômes. C’est la première fois depuis longtemps. Je me régénère dans une bulle d’amour.
Au retour, Christophe m’appelle. Il a rencontré un type qui a l’air super. Gérard Poujade. Je l’ai rencontré rapidement fin juin. Le type veut l’embarquer dans une aventure aux régionales. Christophe veut tenter le coup. Il a un tout petit pécule. Le deal est simple : on se donne quelques semaines pour voir si c’est jouable.

Août. Le Labyrinthe.

Je n’ai pas de rôle précis. Il faut jouer tous les rôles, à deux ou trois. Trouver les pistes de financement. Chercher l’idée fédératrice, le nom, la punchline, écrire les bases, tâter le terrain ici et là, estimer, évaluer, cartographier, objectiver. Tout. Le territoire, les forces en présence, leurs stratégies, les résistances, les possibles. Les limites. Recruter, évaluer les volontaires, chercher, chercher, chercher encore. De quoi se perdre mille fois. Y’a des bouts de fils partout, impossible de voir celui qui va dévider la pelote. Si ça se trouve, y’a pas de pelote. Tout le monde est méfiant. Trop risqué, comme plan.
Y’en a qu’un. Un binôme, en fait. À l’autre bout de la région. Un petit groupe de rebelles, des trentenaires. Ils ont une super pêche, ils sont intelligents, ils connaissent un peu les rouages. Si ça le fait avec eux, y’a moyen de faire une tenaille et de ratisser pour trouver les bons plans. Eux vont partir de l’ouest et aller vers le centre de la région. Et nous on va partir de l’extrémité Est, et on va se rejoindre au milieu. Ça peut marcher. Mais on est 5 et demi. On teste l’idée de partout. Ça répond sur le fond. Mais l’incrédulité est énorme. Nous, on commence à voir l’idée d’une vaste coopérative politique, dont les régionales peuvent juste être un tremplin.
Fin août. Gérard plonge. Gros souci de famille. Il est en train de dévisser, et on a encore posé aucune fondation. Ça sent mauvais. S’il ne fait pas le boulot en Midi-Py, pas moyen de s’en sortir. C’est ce que je me dis.
Grosse séance avec Christophe. Il veut tenter un électrochoc. Il ne trouve personne qui tienne le choc pour filer un coup de main. C’est Bérengère qui va s’occuper de toute la partie organisationnelle. Les outils partagés, la mobilisation gardoise, notre camp de base. Dès qu’elle peut, elle est dans la voiture. J’aime Bérengère. Sa sincérité. Son enthousiasme. On a quelques coups de mou, de gros doute. On va tenter de s’appuyer sur les gersois, consolider un premier tout petit réseau, et prendre la tête par intérim, en attendant que Gérard refasse surface. On décide de mettre les bouchées doubles, et de fonctionner vraiment comme une coopérative : on évalue les valeurs communes, on coopte, on donne la prime à ceux qui font, et on vire ceux qui ne font que dire.

Septembre. Le maître ou le jeu de Go.

On décide de travailler les éléments programmatiques avec une méthodologie drastique. Hors de question de faire le tour de tout en balançant des phrases creuses. Juste un constat par grandes compétences, et deux ou trois propositions innovantes, issues d’expérimentations, pour illustrer le « comment faire autrement ». Ça tombe bien, Gérard Poujade nous a légué son projet de livre pour les régionales, et il a déjà largement balayé le terrain.
Alexis et son groupe gersois nous présentent des gens. Ça prend un embryon de tangibilité. Je révise mes classiques de stratégie. Ni Sun Tzu, ni Clauzevitcz. Les crises politiques de Dobry, le Cens Caché de Gaxie. Vu l’offre politique qui se met en place en région, si notre aventure a un sens, il faut qu’elle se donne les moyens d’aller chercher les abstentionnistes. Chez les votants, le gâteau est déjà partagé. Mais seulement un convive sur deux a envie de manger. Enquête d’opinion après enquête d’opinion, un sondé sur deux déclare qu’il n’ira pas voter.
L’espace, il est là. Aller chercher les déçus, les ignorés, les méprisés de la « cène » politique. Et pas que. De la scène républicaine. Il va falloir être sacrément inventifs.
Je reprends mes lectures. Peter Pan. Les pirates de Tim Powers. Les enquêtes souterraines de Tony Hillerman. Les quêtes de Morcoock.
Et on prend la voiture. La plupart du temps juste Christophe et moi. Jamais à l’improviste. Des bornes. Des gens. On discute. On prend le temps quand on sent que ça en vaut la peine. Comme à Ramonville, où, le temps d’un festival de rue, on se trouve à notre place. Dans l’espace public. Dans la chose publique prise par notre coté le plus écolo-libertaire.
Et on remonte dans la voiture. Je conduis. On téléphone. Entre deux appels, Christophe écrit des mails. Des textos. Des centaines de textos. Des heures de téléphone. Des kilomètres. Auch. Rodez. Carcassonne. Nîmes. Montpellier. Perpignan. Tarbes. Toulouse. Ô Toulouse. On trace, on teste, on prend des marques. On parle, beaucoup. De ce qu’on veut. De comment y arriver. De la stratégie en route.
Alexis et Laure sont très énergiques. Et de plus en plus efficaces. À bien des égards, et à leur façon, ils ne sont pas normés. Comme nous. Ils nous présentent Marie-Ange. Elle est un peu intimidée. Elle a un potentiel énorme. Elle est exactement ce qu’on cherche. L’archétype de la minorité visible dont on se sert d’alibi de la diversité de temps en temps, qu’on ne prend jamais la peine d’écouter vraiment, encore moins de comprendre. Et encore moins de l’entendre pour l’individu qu’elle est. Rangée dans sa case d’indigène. Pas sortir. Une pépite méprisée, comme il y en a tant. Avec elle, un réseau de semblables. Des gens sincères, qui ont à la fois l’envie de faire, la compétence et l’expertise pour agir, et qui sont poussés à coopérer par impossibilité de faire seuls. Pelote. Fil. Trouvé.
Les attaques commencent.
On ne les remerciera jamais assez, ces leaders aveugles qui nous ont ramené les écolos qu’on ne connaissait souvent pas, et qui souffraient des mêmes symptômes que nous. On ne la remerciera jamais assez, toute la cohorte des suiveurs qui égrenait chaque départ d’un flot d’insultes sur les listes de discussions internes d’EELV. Ils ont éveillé la curiosité de toutes celles et ceux qui se tenaient sur le bord du chemin.
Voiture. Kilomètres. Gargottes savoureuses. Rencontres. Responsables associatifs, tentés par l’aventure, mais effrayés par le terrorisme des collectivités territoriales. Premiers sous-marins, si visibles tant ils sortent le périscope facilement. Velléitaires, que l’on mettra parfois longtemps à diagnostiquer. Fainéants, qui voudraient qu’on bosse à leur place. Rien. Nibe. Nous on a rien à perdre. Si tu veux monter dans le train, nourris le moteur. Je tombe sur le mot de Churchill : « Agissez toujours comme s’il était impossible d’échouer ». En fait, la citation exacte est « Pensez et agissez comme s’il était impossible d’échouer ». Et elle est de Charles F. Kettering. Un inventeur. Je ne sais pas ce qu’il a inventé. Je n’ai pas le temps de chercher.

Octobre. Le puzzle.

Ça s’assemble. Mais ça ne suffit pas. Il nous manque une chose essentielle : les quartiers populaires. Pour des raisons différentes de par nos histoires, je partage avec Christophe l’idée que l’écologie ne peut grandir qu’en devenant crédible pour les individus les plus pauvres. Ce n’est pas facile. Pour nous, on a que trois choses. Les deux premières sont les deux piliers que l’on a construits quant à la méthode : l’idée de coopérative, à édifier en marchant, et le bien commun. Un substitut puissant à la notion d’intérêt général – le passe-partout de tous les projets inutiles, et aussi le creuset d’une réappropriation de la chose publique et du politique. Deux idées, résumées en une page chacune.
La troisième, c’est ce que l’on est. On ne se travestit pas. Plus. Là, c’est une aventure de l’impossible. La seule façon de réussir, c’est de ne pas se fixer de limites devant la difficulté, mais de l’attaquer avec la plus grande simplicité, la plus grande sincérité. Et avec patience.
Brique après brique.

I’m building it with simplicity
And the way that we feel, you and me
I’m building it with what I believe in

So get off my dick ‘Cause I’m building it brick by brick
Brick by brick
Brick by brick

Je n’ai même pas le temps de chercher l’album d’Iggy Pop. Juste la chanson dans la tête.

Et puis, c’est le déclic. Le film sur Justice pour le Petit Bard. J’ai beaucoup d’admiration pour le combat de cette association qui, dans le quartier le plus pourri de France en termes d’immobilier, essaye de survivre sans concessions. Je les aime beaucoup, mais on est loin de se connaître. Et ils ont fait voter Saurel.
Je ne connais pas du tout « la fille des quartiers » qu’il avait sur la liste. Je l’ai juste vu s’engueuler avec lui avant de perdre sa délégation. Jeune, forte dans l’expression, pertinente, sincère, qui monte un peu trop vite dans les tours, peut-être.
Le film traite avec pertinence la violence politique à laquelle sont confrontés les militants des quartiers quand ils refusent le néocolonialisme et le clientélisme. La discussion s’engage. Dense.
Et puis, celui qui n’a de cesse de nous insulter depuis qu’on a quitté EELV nous offre un magnifique cadeau. Étouffé par les guerres internes stériles de son cartel de partis, il joue le chef de tente avec les militants des quartiers qu’il avait réussi à séduire. Le vieux coup de la verroterie qu’on file aux indigènes pour pouvoir traverser le territoire. Le très vieux coup, éculé, de l’alibi qu’on met en place charnière, parce que « l’indigène » doit gagner sa place au milieu des apparatchiks. Il insulte le groupe montpelliérain dont il avait fait l’oripeau et la caution citoyenne de son cartel. J’aime bien ces gars-là. C’est la première fois que je vois un groupe qui arrive à sortir de la logique d’agents électoraux dans laquelle le clientélisme les confine, tout en s’associant par-delà les frontières que les élites bien blanches créent entre les histoires et les cultures différentes, pour mieux les maintenir dans leur périmètre urbain, sociologique, économique, communautariste. Des gars des quartiers, qui en ont marre qu’on s’essuie les pieds sur eux. Des gitans. Des harkis. Des blacks. Des beurs. Des yougos. Des prolos.
Dès qu’ils claquent la porte du faux-semblant de projet citoyen en commun, je lance la perche.
S’ensuivent plusieurs rounds d’observation, de discussions intenses, de méfiance chez eux, de mûrissement du projet chez nous.
On y est. On sait ce que l’on a en commun. On est dans l’action, et les diseurs nous rejettent à la périphérie du pouvoir dès qu’ils peuvent. Et on veut sortir de la niche où on tente de nous maintenir, pour se réapproprier les outils du pouvoir.
Depuis des mois que je vais à Madrid si souvent, j’ai appris de ce qui s’était passé d’extraordinaire dans la conquête de cette ville par Manuela Carmena. Elle a su s’appuyer sur l’expérience politique d’un petit groupe pour faire revenir à la politique des militants associatifs, des militants de quartiers, des intellectuels marginalisés par la gangrène néo-libérale, des expérimentateurs hors-norme.
Christophe n’hésite pas une minute. Moi non plus. Si on va les chercher, ce n’est pas avec de la verroterie. On les veut aux premières places.
Le temps presse. Trop. On sait que l’on va aller au bout du dépôt de la liste. Mais on va y arriver sans force. Avec eux, tout peut être différent. Non seulement on atteint une cohérence dans notre idée d’écologie populaire et républicaine, mais ça peut avoir plus que du sens : de l’écho. Loin. Si on les bride pas, Sabria et Stéphane peuvent aller loin.
Et surtout, ça peut créer un groupe qui va durer longtemps.
Alors nous voilà. Des écolos sans parti, des libertaires sans maîtres, des coopérateurs, des entrepreneurs solidaires, des militants des quartiers, des militants de la diversité, des ruraux qui veulent se connecter, des associations citoyennes. Voilà ce que nous sommes.
184.
Plus les réservistes.
Plus toutes celles et ceux qui n’ont pas osé, parce qu’ils ont encore peur de franchir le pas. Parce qu’ils vivent de subventions et ne peuvent pas s’en affranchir. Parce qu’ils subissent encore. Mais qui ont envie de nous voir réussir. Dans la joie de cette coopération nouvelle, inédite. Cocktail de fraîcheur et d’expérience. Sans limites.
Le plus dur est fait. Le meilleur arrive. Et qui sait ? Hein ? Qui sait ?
Rien n’est écrit d’avance. Mais on est maintenant nombreux à pouvoir tenir le stylo.

Bref, hier, on a déposé les 184 noms de la liste LE BIEN COMMUN, la liste 99% écolo et citoyenne.

De quoi ?

Relever l’Évidence

Imagine un paysage de garrigues, des chênes verts, des chênes kermes, des oliviers, du romarin en fleur.
Tout à coup, au détour d’un lacet du sentier, tu tombes nez à nez avec un l’évocation d’un Loup.

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Tu es au départ du sentier du Pic Saint Loup, et tu as en face de toi un loup fait d’acier et de plastique fluorescent. Un loup au pied du Pic. L’Évidence. C’est le le nom du loup, le nom que son créateur, Thomas Monin, lui a donné. Thomas construit des animaux totémiques, des évocations spectrales. Des œuvres avec une puissance d’évocation sans pareil. Elles naissent dans son atelier, caché au fond du Morvan, et se baladent ensuite partout où des gens s’intéressent à cet art si particulier, si rare, et pourtant si populaire, l’art des paysages.
Cette fois, c’est la Communauté de Communes du Grand Pic Saint-Loup qui a initié la chose. Elle s’est appuyée sur le Passe Muraille, une association de sensibilisation au patrimoine. Le Passe-Murailles est allé chercher un commissaire d’exposition, Manuel Fadat. Et Manuel a ramené deux œuvres de Thomas Monin, l’Évidence au pied du Pic, Aurora, une baleine posée au col du Fambetou, entre l’Hortus et le Pic Saint Loup, évoquant le temps où la combe de Mortiès était peuplée de poulpes géants et de mammifères marins. Il a ramené aussi les Pheuillus du Phun, disséminés dans le village des Matelles, et plein d’autres œuvres. Ça s’appelle Au bord des paysages, Métaphores.
Et tout allait bien. Les gens se sont émerveillés, amusés, émus. Par dizaine de milliers. Tout allait vraiment très bien.

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Jusqu’à ce qu’on retrouve le loupiot écroulé, vandalisé.
Par qui, on n’en sait rien. Un méchant, un ivrogne, un idiot qui a voulu grimper sur la dentelle d’acier. On en sait rien et on ne le saura pas. Le loup n’était pas surveillé, posé en pleine nature.
Oui mais voilà. Quand on fait ce genre d’opérations artistiques, aucune compagnie d’assurance n’accepte de prendre en charge les risques liés au vandalisme. Et en cette fin d’année, la Communauté de Communes n’a plus la capacité de faire face à l’incident.
Le créateur, qui comptait laisser l’œuvre au delà de la date de fin d’expo, pour qu’elle passe l’hiver chez nous, est catastrophé. Pour réparer le loup, il a deux options : le démonter, l’emmener dans son atelier, au fin fond de la Nièvre. Ou rester ici, la réparer sur place, et prolonger sa visite de quelques mois, comme c’était prévu. Mais pour cela, il faut effectivement trouver de quoi payer le temps de travail, un local assez grand pour s’installer, et un endroit pour que Thomas et son assistant puissent dormir et manger.
Parce que l’émotion est vive. Le loupiot, des dizaines de milliers de gens l’ont vu. Et comme toujours dans ces expositions, le public s’approprie les créations.

Alors on a décidé de tenter une expérience, avec Gwenaelle Guerlavais et Nicolas Ethève, de Médiaterrannée.com. On a pris nos téléphones, appelé les protagonistes, et on a lancé une petite opération de financement participatif pour relever l’Évidence. Trouver 2 ou 3 000 €, c’est pas la mer à boire.
Il va falloir qu’on trouve aussi l’atelier temporaire, et les deux gentilles familles du coin qui vont accepter de loger Thomas et son assistant pendant une semaine. Si tu as des idées, envoie.
Pour le numéraire, c’est simple, c’est un pot commun.
Paye tes 10 balles, et on va montrer au monde entier comment tout ça nous appartient, et comment on y tient.
C’est par là : https://www.lepotcommun.fr/pot/b0b0av8g

À très vite. Autour du loup remonté.