Quinze ans. J’avais quinze ans. Je construisais encore des cabanes dans la forêt, et je me laissais rouler des pelles par les amies de ma tante. Mon cousin avait 3 ans, ma cousine allait arriver un an plus tard. Mitterrand venait d’être élu.
Je crois que c’est l’année où je suis allé dormir chez le voisin. Il avait aménagé une piaule au-dessus de chez lui, en prévision d’une reproduction possible de la fierté savoyarde. Les chats se réunissaient dans la grange d’à côté pour déterminer l’ordre de passage auprès des chattes en chaleur du village. Ce doit être l’été d’avant celui où l’on a fait le toit du chalet.
Certains soirs je montais à la station en cachette. Il y avait toujours une voiture pour m’emmener. Et la plupart du temps je redescendais en courant, par la forêt. Je n’y voyais rien, je connaissais le sentier, les pierres sur lesquelles prendre appui, les racines à esquiver. Je passais une partie de mon temps avec le club ado de la station. Les filles étaient belles et nous n’avions envie que d’une chose, c’était d’apprendre à nous aimer les uns les autres. L’herbe était aussi bonne à se rouler dedans qu’à fumer. Ce fut l’un des plus beaux étés de ma vie.
Tu en étais le seul confident. Toutes les conneries que j’ai faites cet été-là, tu es le seul qui en a eu à connaître. Je te les confiais le soir, quand nous fumions sur la terrasse, ou le jour, quand nous étions seuls et ensemble. C’était l’été où tu passais de l’état de figure que l’enfant que j’avais été admirait, à celui de l’homme dont la présence m’aidait à devenir adulte. L’adulte en qui j’avais totalement confiance.
Quinze ans. Quinze ans de souvenirs réguliers par lesquels tu continues à vivre paisiblement par la mémoire. Quinze ans que tu as laissé la vie te quitter. Dans le calme. Dans l’incommensurable silence de la douleur muette. Quinze ans, ça commence à faire un sacré bail, pour tout le monde. Tes traits ne s’effacent pas. Mais quand je pense à toi, je ne vois pas ton visage. Je vois ce chemin imaginaire, ce lit de ruisseau estival que tu empruntais l’hiver, alors qu’il était couvert de neige. Cette herbe verte et parsemée de couleurs d’été, du bleu profond des gentianes acaules, du jaune discret des primevères d’altitude, du bleu pâle des myosotis, du rose des populaires. Et cet abri de pierres plates, ce cairn où reposent tes cendres.
C’est de là que se tissent les toiles des souvenirs. Là qu’ils se fixent. Là qu’ils pulsent, doucement, calmement. C’est le lieu du repos. Du tien. Des tiens.
C’est là que j’ai vraiment apprivoisé la mort pour la première fois.
Bien sûr que l’on aimerait prolonger. Revivre. Qu’aurais-je pu sacrifier pour une seule, unique et dernière balade à skis avec toi ? Sur une douce neige de printemps, silencieuse et chatoyante. Ou dans la fureur d’une pente froide et perfide, peur dominée, sueur glacée. Mais ça ne servirait à rien. Car rien ne serait égal aux moments vécus. Aux souvenirs.
Quinze ans. L’âge des alcools à maturité, qui sentent le musc, le vieux cuir, qui emplissent la bouche de cette volupté sans égale et sans crainte, et qui laissent une fois partis cette inimitable impression de plénitude et d’acceptation.
Je te salue mon oncle, figure de paix et d’amour, si heureux que je suis de t’avoir rencontré.