Du plus loin que je me souvienne des fondations de ma « formation politique », il y a d’abord la lecture de Dieu et l’État de Mikhaïl Bakounine, puis le choc sensoriel, émotionnel, de la découverte de l’histoire tragique de Jan Palach. Je dois cette découverte à Marcel Pacaut, qui m’enseignait l’histoire des idées politiques à Science-Po Lyon. Marcel était un personnage haut en couleur, qui faisait cours en parcourant les travées de l’amphi, à la recherche de la cigarette qu’il allait taxer à l’étudiant qui l’aurait négligemment laissé au bord de sa table. De sa voix jaillissait des noms, des concepts, qui prenait corps et chair dans des histoires que le vieux médiéviste savait délivrer dans une langue haute en couleurs. Le jour où Jan Palach l’immolé surgit du fond de cette gorge érudite, le vieux professeur lâcha son émotion devant ce sacrifice ultime du jeune homme pour la liberté des siens.
C’était il y a tout juste cinquante ans. Le 16 janvier 1969, cinq mois après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée rouge, Jan Palace, étudiant en philosophie, s’immole en public pour protester contre l’indifférence de l’Europe face à la « normalisation » soviétique de son pays. Ce même pays que, 30 ans plus tôt, l’Europe avait laissé envahir par Hitler dans une indifférence similaire.
Jan Palach mourra quelques jours plus tard. Deux autres immolations suivront, celles de Jan Zajic et celle d’Evzen Plocek.
Dans son manteau, Jan Palach laisse deux lettres, l’une à sa famille, l’autre à ses amis : « La Torche n°1 ».
Il ne demande formellement que deux choses : que soit mit fin à la censure, et à la distribution du journal des occupants russes, Zpravy. Mais il cherche autre chose : réveiller la population tchèque, la choquer par son sacrifice, et l’amener à résister à la nuit qui menace de l’écraser.
Il faudra 20 ans pour sortir de la nuit soviétique. Il faudra attendre janvier 1989, la « semaine Palach », et l’emprisonnement de Vaclav Havel pour qu’enfin la Tchécoslovaquie reprenne le cours de son histoire démocratique.
Le monde a changé depuis le sacrifice de Jan Palach. Le néo-libéralisme autoritaire a quasiment remplacé toutes les autres formes d’oppression. Il est plus insidieux, plus protéïforme, et la démocratie est plus que jamais son ennemi. Et l’Europe ? Une Europe existe, mais elle est toujours incapable de garantir la liberté et la démocratie, y compris au sein de ses frontières.
Depuis cinquante, Jan Palach est un symbole de la résistance à l’oppression, de la lutte pour la démocratie et la liberté d’expression. Quoi de plus actuel aujourd’hui ?
Burning Bush, mini-série et film d’Agneska Holland – 2013
Photo : Mémorial Jan Palach, place Venceslas, Prague, sculpture de Barbora Vesela. Crédit photo Mika Hiironniemi