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Ça s'écoute, De quoi ?

Avis de vent fort sur les musiques actuelles

Longtemps, les musiques actuelles furent séparées en deux mondes quasi autonomes : d’un côté les grandes salles et les grands festivals, soumis aux appétits des grands labels et des manœuvres de capitaines d’industrie, de l’autre  les petites salles, associatives, publiques ou indépendantes, qui jouaient une partition de défricheurs, dans des espaces régionaux. Deux mondes au fonctionnement différent, celui des gros contrats et celui des petites subventions, celui des managers et celui des rockers rebelles. Deux univers culturels, qui se parlaient parfois, autour d’artistes souvent légendaires qui cherchaient encore des petites salles pour mettre le feu à un public fidèle. Et puis le monde a changé. Les disques se sont moins vendus, la scène est redevenue un enjeu économique majeur, et la logique des concentrations industrielles, des intégrations horizontales ou verticales, toute la panoplie des perversions financières menace de sortir des frontières du gigantisme pour infiltrer le monde des petites jauges. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

La musique adoucit les mœurs. C’est Aristote qui le disait, condensant en une phrase un développement beaucoup plus long de son maître Platon. Et dans la bouche de Platon, c’était un reproche. Dans le Livre III de La République, le philosophe grec explique ainsi en substance que la classe des guerriers doit être préparée pour être sans cesse en alerte, prête à combattre, et qu’il faut donc bannir, dans son éducation, « les harmonies molles et les mélodies douces ». Il ne faudrait pas, autrement dit, que la musique adoucisse trop les mœurs. Et tout ça tombe très bien pour nous, penchés que nous sommes sur le théâtre des opérations en cours de la bataille mondiale pour le contrôle du rock, du rap, de la techno, du jazz ou de la world.
Longtemps la France fut résistante à la colonisation des grands groupes mondiaux de l’industrie culturelle. Elle posait son exception comme une fière ligne Maginot, arguant de la force intemporelle de son esprit cocardier.
Tout cela, lecteur, est en train de basculer. Les grandes salles de concert tombent aux mains des géants allemands ou américains, les moyennes se regroupent, on parle de concentration horizontale, de groupes à 360 degrés, et il y a plus d’articles de presse sur les musiques actuelles dans Les échos ou Boursorama que dans Télérama ou les Inrocks, deux des plus gros titres de presse culturelle et musicale française, tous deux propriétés de Mathieu Pigasse, également patron de Rock en Seine, associée depuis peu à AEG. AEG, Anschutz Entertainement Group, mastodonte des grandes salles de concert (les arenas, c’est leur idée), l’un des deux géants mondiaux, avec Live Nation, de l’industrie des musiques « actuelles ». Et les deux géants regardent la France avec envie.
Mais, fidèle à sa réputation, la fière patrie a déjà sa propre classe d’industriels prêts à régner sur le business musical. Lagardère, Fimalac, Vivendi, Coker/Colling & Cie, se partagent la majeure partie des Zéniths et une bonne poignée de jauges plus petites à Paris et un peu partout en France.
Partout ? Non. Dans cette guerre mondiale, l’Occitanie fait figure de village des irréductibles gaulois. Ou plutôt, faisait. Si le Zénith montpelliérain reste toujours la propriété de la métropole, via la société d’économie mixte Montpellier Events, et que personne ne veut de la très déficitaire Arena Sud de France, Toulouse vient de donner l’exploitation de son Zénith à Daniel Colling, l’inventeur du concept zénithal, qui en exploite déjà une dizaine, sans compter son empire berruyer (Colling est le cofondateur du Printemps de Bourges).
Dans les régions adjacentes, ça tombe comme à Gravelotte. Lagardère Sports and Entertainement a déjà mis la main sur les arenas d’Aix et de Bordeaux. Spass/Fimalac, le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière (le « patron » de Pénélope Fillon, remember) possède le Zénith Omega de Marseille, les deux salles phocéennes du Silo et de la Chaudronnerie, et le complexe Axel Vega de Bordeaux. Vivendi n’est pas encore de la partie sur les équipements, mais le groupe de Vincent Bolloré vient de rafler la mise sur Garorock, le grand festival de Marmande porté pendant 20 ans par des subventions publiques. Cadeau.


Le célèbre slam de François Charon, dit Frah, chanteur de Shaka Ponk, magnifiquement shooté par Ludo Leleu, photographe rock de talent

La prise de pouvoir des tourneurs

Pourtant, en Occitanie, les connaisseurs se disent que le ver est dans le fruit. D’abord, Live Nation louche sur le Sud. Le géant américain a mis un pied dans Marsatac, et Montpellier lui a offert sur un plateau la délocalisation de I Love Techno. Ensuite, comme partout ailleurs, l’Occitanie voit arriver les phénomènes de concentration de programmations autour de quelques tourneurs. Les Déferlantes d’Argeles, par exemple, se sont associées avec Garorock et Beauregard dans une société dont Alias Production a pris des parts. Alias Production, ce sont des gérants ou cogérants de salles (La Maroquinerie, les Bouffes du Nord, le Bataclan), des organisateurs de festivals (Les Inrockuptibles), et un des plus gros catalogues de tourneur de France (d’Archive à Youssou N’Dour, en passant par Benabar, Nick Cave, P.J. Harvey et Lescop, et des dizaines d’autres).
Avec la chute des ventes de disques, la tournée est devenue une part essentielle des revenus des artistes et du secteur musical. Après des années de domination des labels – qui avaient des disques à vendre -, ce sont aujourd’hui les tourneurs qui prennent le pouvoir. Live Nation ou AEG ne produisent pas. Ils tournent, et diffusent eux-mêmes chaque fois qu’ils le peuvent. Pour les tourneurs français, résister aux bulldozers AEG et LiveNation signifie grossir, monter en puissance, et donc, en toute logique capitalistique, concentrer.
La concentration, c’est le maître mot du moment, chez les aspirants au gigantisme. Mutualiser au sein d’entités économiques les salles de concert, les partenariats avec les festivals, au profit d’un catalogue à tourner. Alias, mais aussi Asterios (Orelsan, Petit Biscuit, Cali, Fauve, …), Corida (Radiohead, Phoenix, Justice, Ben Harper …), Auguri (Dominique A, Arthur H, Demi Portion, Katerine …), tous sont dans des stratégies dites « à 360° » : intégrer tournées et diffusion, au risque d’accélérer la standardisation des offres, de répliquer des line-up, et de créer de véritables guerres d’exclusivité.

David Lemoine, chanteur du groupe bordelais Cheveu, porté par la foule et l’objectif de Rémi Goulet

Les fédérés, solidaires jusqu’où ?

Cette guerre généralisée des « gros », ou des grenouilles qui voudraient grossir, qui caractérise la filière de l’industrie musicale française depuis plusieurs années maintenant, s’arrête-t-elle aux frontières du Grand Capital ?
En dehors de cette sphère mondialisée ou en voie de, il y a le monde des « petites » scènes : SMAc, scènes associatives, clubs historiques ayant su renouveler leur public. Pour protéger leur indépendance, sauvegarder leur existence, professionnaliser leurs métiers, ces petites scènes ont, depuis longtemps, impulsé des logiques de regroupements, de réflexion, de mutualisation. La Fédurok, créée au mitan des années 90 par une vingtaine de patrons de salles de rock, a été pionnière parmi ces « outils ». Rapidement élargie à d’autres musiques amplifiées, regroupée désormais avec les lieux de « jazz et de musiques improvisées » sous la bannière de la Fédélima, la fédération des lieux de musiques actuelles, les « petits » lieux de musiques actuelles construisent depuis des années des outils pour mutualiser des compétences, apprendre à coopérer plutôt qu’à se battre les uns contre les autres, et à se défendre, justement, contre l’armée des prédateurs mondialisés. En PACA, c’est l’association Tréma qui sert de « délégué territorial » de la Fédélima. En Occitanie, c’est le rôle d’Octopus, la toute nouvelle fédération régionale, fruit de la fusion des réseaux languedociens et midi-py antérieurs, RCA et Avant-Mardi.
Leur boulot ? Représenter la filière, pour essayer de co-construire les politiques qui touchent aux musiques actuelles, assurer la prévention des risques, organiser la formation professionnelle spécifique à la filière. Et, en filigrane, faire du collectif. Créer de la coopération là où chacun aurait plutôt tendance à rester un bon individualiste.
Pour passer du rocker individualiste au collectif des musiques actuelles, les structures comme la Fédélima ou l’Irma, le centre d’Information et de Ressources pour les Musiques Actuelles, ont beaucoup misé sur la production d’études et d’observations qui, outre qu’elles permettaient de connaître le secteur, ont construit le sentiment que les acteurs des musiques actuelles n’étaient pas que des êtres singuliers et incompris, mais que beaucoup d’entre eux se ressemblaient, et pouvaient donc espérer vivre ensemble.
Pourtant, face à la guerre des grands groupes, à la concurrence acharnée sur les programmations, les « petits » ne jouent pas tous de la coopération salvatrice. Bien au contraire.

Émilie Rougier, égérie du groupe montpelliérain Marvin, dans l’œil de Rémi Goulet.

Pas de bisous entre les SMAcs

Depuis l’arrivée en grande pompe de la Paloma à Nîmes, rien n’est plus comme avant. L’équipement, surgi de terre en 2012, ne joue pas dans la même catégorie que ces consœurs régionales. Avec ses 3,5 millions de budget annuel, dont plus de la moitié d’argent public, et sa jauge de 1300 spectateurs, la Paloma a rompu les équilibres. En cherchant à aspirer un public bien au-delà du Vidourle et du Rhône, la salle nîmoise fait entrer la guerre des cachets et des contrats d’exclus dans un milieu qui cohabitait jusque là en quasi-bonne intelligence.
Car la métropole de Nîmes a voulu pour son équipement un « nouveau modèle économique ». Organisée en établissement public, avec une obligation d’équilibre budgétaire, la SMAc nîmoise dispose d’atouts bien différents des voisines : une salle de 1300 places, plus un club de 320. Un cran au-dessus des 1000 places du Cabaret aléatoire marseillais. Le double ou le triple des jauges de Victoire 2 et du Rockstore à Montpellier, des Passagers du Zinc à Avignon, du Bolegason de Castres, ou encore de Zinga Zanga à Béziers.
Dans cette catégorie de salles, seul le Bikini joue encore. La salle toulousaine, déménagée à Ramonville après avoir été soufflée par l’explosion d’AZF, joue avec ses 1500 places un rôle prépondérant dans le bassin toulousain. Mais le Bikini n’est pas une SMAc, ses financements publics sont très faibles, elle est, comme le Rockstore à Montpellier, une survivante de ces salles pionnières des années 80, animée par des rockeurs rebelles et rétifs au discours policé des politiques publiques.
D’ailleurs, de tous les acteurs régionaux, Steph Almallak, l’un des quatre boss du Rockstore, est l’un des seuls à parler sans détours. Pendant longtemps, la salle montpelliéraine a été l’une des rares à tirer son épingle du jeu dans la programmation en Languedoc-Roussillon. Sa tactique ? Proposer un arrêt montpelliérain aux groupes en transit vers Barcelone, notamment au moment de la Primavera Sound, en diminuant ainsi les coûts d’accueil des indés rock, que la salle à la Cadillac ne pourrait pas faire jouer autrement. Et miser sur le bon accueil et le bouche-à-oreille du milieu pour que les groupes reviennent, et leurs potes aussi.
Mais l’arrivée de Christian Allex en co-direction artistique de la Paloma a changé la donne. Programmateur des Eurockéennes, du Cabaret Vert, et de la Magnifique Society, le dijonnais a mis en œuvre la même stratégie de l’autostop barcelonais pour monter TINALS, le festival printanier de la Paloma. La même stratégie, mais avec des moyens financiers sans commune mesure avec les salles voisines. De fait, la Paloma est le point break entre le monde des « gros » à l’échelle nationale, et des « petits » régionaux.
Et nombreux sont ceux qui pensent que c’est le loup dans la bergerie, et que l’équilibre des petites salles régionales est aujourd’hui menacé par une logique de concurrence financière dans laquelle aucune n’a ni les moyens, ni l’envie d’entrer. Pourtant, à mots couverts, les patrons des petites salles maugréent contre les gros cachets dispensés par la salle nîmoise, et les stratégies d’exclusivité pour empêcher certains groupes de jouer alentour. Et ça, le milieu ne le connaissait pas. Et prend en pleine figure une distorsion de concurrence qu’elle vit d’autant plus mal qu’elle émane du lieu largement financé par l’argent public, qui a aujourd’hui les moyens de jouer avec les « gros », au risque de fragiliser tout le secteur des petites salles régionales.
Le loup libéral est entré par la porte du nouveau « modèle économique » public, et il devient urgent de penser la réplique, si l’on ne veut pas voir s’écrouler tout un maillage de salles de proximité.
C’est tout l’enjeu du travail de fédérations comme Octopus : préserver le réseau régional face aux coups de boutoir de l’industrie musicale. Pas sûr que les pouvoirs publics prendront la mesure de la tempête à venir avant la catastrophe.

Foule de concert, Romain Tauber

Crédits photos : Couverture : Romain Tauber / Shaka Ponk : Ludo Leleu / Cheveu et Marvin : Rémi Goulet. Merci à eux. 😉 Et si t’as besoin de bons photographes de concert, n’hésite pas à leur demander.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #72 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Festivals, la circulaire illégale ?

L’émoi est fort, et les craintes tout autant, depuis la publication, le 15 mai 2018, d’une instruction ministérielle relative à l’indemnisation des forces de l’ordre mobilisées sur des manifestations sportives ou culturelles, par le Ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. Ce que le milieu culturel appelle « la circulaire Collomb ». Les craintes sont fortes et justifiées : dès le 22 juin, l’association Pull Friction annonce qu’elle annule la première édition de son festival Microclimax, principalement du fait d’une « demande excessive de renfort de gendarmes pour un coût de 19800 euros, que l’association aurait dû régler ». La Préfecture du Morbihan exigeait la présence de 40 gendarmes supplémentaires pour sécuriser un festival qui attendait 500 personnes, sur un île…
Devant l’émoi, les ministres de la Culture et de l’Intérieur se sont fendus d’un communiqué commun appelant les préfets à plus de discernement.
Mais les affaires continuent. Dernièrement, c’est à Saint Molf, en Loire-Atlantique, que le festival Champs Libres a jeté l’éponge devant la note salée de la préfecture.
Que dit donc cette « circulaire » ? D’abord, qu’elle est une instruction, une directive. Et donc en aucun cas une nouvelle règle de droit. C’est le principe même des circulaires, qui sont tout en bas de la hiérarchie des normes. Ce que le Ministre, devant l’émoi des festivals, s’est empressé de rappeler : le texte ne fait que rappeler des règles existantes, parce que son « attention est régulièrement appelée sur les difficultés que rencontrent les services de la police et de la gendarmerie nationales dans la mise en œuvre des règles concernant l’indemnisation des forces de l’ordre engagées à l’occasion d’événements nécessitant un dispositif de sécurité particulier« , comme l’indique la première phrase de son instruction.
De quelles règles s’agit-il ? De celles découlant du seul article de loi encadrant cette possibilité d’indemnisation, l’article L211-11 du code de la sécurité intérieure. Qui dit, in extenso, ceci :

“Les organisateurs de manifestations sportives, récréatives ou culturelles à but lucratif peuvent être tenus d’y assurer un service d’ordre lorsque leur objet ou leur importance le justifie.
Les personnes physiques ou morales pour le compte desquelles sont mis en place par les forces de police ou de gendarmerie des services d’ordre qui ne peuvent être rattachés aux obligations normales incombant à la puissance publique en matière de maintien de l’ordre sont tenues de rembourser à l’Etat les dépenses supplémentaires qu’il a supportées dans leur intérêt.
Un décret en Conseil d’Etat fixe les conditions d’application du présent article.”

Ce texte dit donc deux choses importantes : qu’il faut distinguer, pour l’indemnisation éventuelle, ce qui est du ressort des missions incombant à la puissance publique (la « sûreté »), et ce qui pourrait être assuré par quelqu’un d’autre, ou qui n’est pas du ressort de la sûreté de l’État et des populations (la « sécurité »). Ça, c’est l’alinéa 2. Et que l’article ne concerne que les manifestations sportives, récréatives et culturelles à but lucratif. Ça, c’est l’alinéa 1. Je souligne à but lucratif, parce que c’est là qu’est l’os.
Or, que dit l’instruction Collomb ? Page 3, le ministre écrit :

“En tout état de cause :
• il est indifférent que le service d’ordre soit organisé sur la voie publique ou dans un site ouvert ou fermé à l’accès du public ou que la manifestation ait ou non un but lucratif. Cette dernière caractéristique a, en revanche, des conséquences sur l’application d’un coefficient multiplicateur.”

Donc, pour le ministre, le fait que le législateur ait expressément restreint le périmètre de l’article L211-11 aux manifestations à but lucratif est indifférent. Or, en se déclarant indifférent à la précision du législateur, le ministre présuppose que, dans le silence de la loi, la règle s’applique de la même manière aux manifestations à but non-lucratif. Pourtant, si le législateur avait voulu les englober dans le champ de l’article, il n’aurait eu qu’à éviter de faire la précision. Si le législateur fait la précision, c’est justement pour limiter l’interprétation, et pour éviter notamment une interprétation « par analogie » (« si le cas n’est pas précisé, nous le traiterons comme un cas semblable »), et imposer une interprétation a contrario. A contrario, donc, les manifestations à but non-lucratif ne peuvent se voir demander une indemnisation des forces de l’ordre. Il est donc difficile de se déclarer indifférent à la précision du législateur, alors que l’intention de ce dernier est claire. On ne peut pas traiter les manifestations à but non-lucratif comme les manifestations à but lucratif. L’application de la loi doit les distinguer.

Pour autant, la distinction ne résout pas tous les problèmes. Il faut déterminer si l’organisation est à but lucratif ou non, et le statut de l’organisateur ne suffit pas. Tout un corpus de textes réglementaires encadre cette question. Ainsi, un festival qui serait organisé par une association « à but non lucratif », mais dont la gestion ne serait pas totalement désintéressée, parce les dirigeants salariés bénéficieraient de salaires manifestement très au-dessus des autres directeurs de festivals équivalents, par exemple, ou dont l’organisation n’impliquerait ni la population ni les collectivités locales, ou dont la programmation ne ferait place ni à des œuvres réputées difficiles à programmer par le marché, ni à des artistes locaux dont le festival assurerait la promotion, pourrait très bien être requalifié « à but lucratif ». Et se voir présenter la note par le Préfet.

Mais en tout état de cause, 90% des festivals français semblent bien sortir du cadre de l’instruction ministérielle. Qui, il est utile de le rappeler, n’a pas de valeur juridique, et ne peut ajouter des éléments nouveaux au droit existant, sauf à être attaquable devant la justice administrative.

Photo : Damoclès, installation participative mettant en jeu nos principes de sécurité. Yann Ecauvre, Cirque Inextremiste, Festival d’Aurillac, 2017.

De quoi ?

Ville créative, urbanisme culturel : les nouveaux horizons de la culture

Dès les années 1980, Montpellier s’impose en promoteur de nouvelles politiques culturelles municipales, pour hisser la ville au rang de capitale régionale. Quarante ans plus tard, les mutations économiques, sociales, urbaines, transforment en profondeur les politiques culturelles.

Au milieu des années 80, Montpellier, comme d’autres villes françaises, a fait de sa politique culturelle un élément moteur de son attractivité. Il s’agissait de hisser la ville au rang des capitales de région qui comptent, et qui attirent. La politique culturelle fut, par conséquent, surtout une politique d’équipements, et de labellisation de ces équipements : amener l’Opéra au rang d’Orchestre et Opéra national, construire un Centre Chorégraphique National, obtenir le label de Conservatoire à vocation régionale, construire le Zénith, récupérer le Centre Dramatique National. Cette politique d’équipements a atteint son apogée avec la transformation du musée Fabre et l’obtention du label Musée de France. Ce mouvement de labellisation permettait, également d’accroître les financements en provenance de l’État et des autres collectivités. Il s’agissait d’acquérir une « panoplie » couvrant les grands labels culturels nationaux, vécus comme indispensables dans la compétition des capitales régionales, au même titre qu’un aéroport, un grand stade, des universités, un plateau hospitalier d’envergure.

La culture-rayonnement, miroir du dynamisme économique

Parallèlement, ce volontarisme politique a poussé à la création de festivals d’envergure : le Festival Radio-France, et Montpellier Danse. Pourtant, on se gardera bien de croire que la conquête de cette « panoplie » soit le fruit d’une stratégie établie dans le détail. Elle se fera en partie au rythme de la décentralisation culturelle impulsée par Jack Lang à partir de 1981, et par le biais de rencontres. L’Orchestre et l’Opéra furent la vraie et seule priorité de départ. Dès 1979, Georges Frêche crée l’Orchestre Philarmonique de Montpellier, avec l’objectif d’en faire rapidement un orchestre régional. Le symphonique et le lyrique doivent constituer le fer de lance d’une politique culturelle d’envergure, dans cette ville qui, bien que s’étant donnée un maire de gauche, reste très ancrée à droite. À la périphérie de l’Opéra, un jeune chorégraphe de la Nouvelle Danse Française, Dominique Bagouet, fait partie des quelques compagnies de danse contemporaine que l’Etat soutient en 1980. Avec son binôme Jean-Paul Montanari, il va persuader Georges Frêche que le pari de la danse contemporaine est un pari gagnant. Frêche n’y connaît rien, mais la mise n’est pas très importante. Il mise, et il a raison. Dès la deuxième édition du festival, la venue de Trisha Brown fera parler de Montpellier comme nouvelle terre promise de la danse contemporaine. En 1984, Dominique Bagouet prendra la tête d’un des trois premiers Centres Chorégraphiques Nationaux labellisés par le Ministère de la Culture, aux côtés de Maguy Marin à Créteil, et de Jean-Claude Gallotta à Grenoble. Pari gagné.
Cette même année 1984, le directeur de la musique de Radio France, René Koering, a pour tache de créer un festival « tournant » « en province ». Il démarre par un partenariat avec Aix-en-Provence, qui ne sera pas reconduit. Le Festival d’Aix voit d’un mauvais œil la volonté de programmation de René Koering, et le cantonne à un rôle technique. Celui-ci se tourne vers Montpellier pour l’édition de 1985, plutôt que Toulouse ou Bordeaux, précisément parce que la capitale languedocienne ne possède pas alors de chef renommé susceptible de s’opposer aux choix artistiques de Koering. Georges Frêche ne laissera pas repartir la manifestation, proposant à Radio France des moyens de production qu’aucune autre ville n’a, alors, envie de mettre dans le Festival. Qui deviendra donc Festival de Radio France et Montpellier. Et René Koering prendra la direction de l’Orchestre montpelliérain en 1990.
Le théâtre montpelliérain n’a pas connu cette opportunité. La décentralisation théâtrale est le premier mouvement de décentralisation culturelle. Elle commence, de façon limitée dès la libération, avec la création de cinq Centres Dramatiques Nationaux, à Strasbourg et Saint-Etienne d’abord, puis Toulouse, Rennes et Aix-en-Provence. Le CDN du Languedoc-Roussillon fait partie de la génération Malraux, il est crée en 1968 par Jean Deschamps, et implanté à Carcassonne, puis à Béziers dès 1975. À partir de 1982, sous la houlette de Jérome Savary, le CDN est à cheval entre Béziers et Montpellier. La capitale languedocienne lui met à disposition une nouvelle salle, le Théâtre de Grammont. Ce n’est qu’à partir de 1990 que le CDN sera essentiellement fixé à Montpellier, mais c’était là l’objectif de Georges Frêche : que le CDN du Languedoc-Roussillon soit celui de Montpellier.
Excentré, isolé au milieu d’un domaine qui aurait du, au départ, accueillir un vaste campus, le théâtre montpelliérain reste hors de la Ville. Jacques Nichet l’exprimera en 1998 lorsqu’il quittera Montpellier pour prendre la direction du Théâtre National de Toulouse, situé en plein cœur de la ville rose : «Je me suis effectivement interrogé sur la dimension avant tout culturelle qu’offre cette ouverture au cœur même de Toulouse. (…). La ville est un forum, une cité politique, une cité poétique. Elle n’a de sens qu’avec la poésie. A Toulouse, la musique est au Capitole, à la halle aux Grains; la voix des poètes doit aussi s’exprimer au cœur de la ville. ».
À vingt ans d’écart, les paroles de Jacques Nichet font étrangement écho à celles de Rodrigo Garcia, lorsqu’il évoque l’éloignement et la mauvaise desserte du théâtre comme l’une des raisons qui l’amènent à ne pas pouvoir mettre en œuvre son projet.
Et le théâtre souffre de deux autres handicaps : les CDN sont des lieux de création, pas de diffusion. Cette mission est celle des scènes nationales, et Montpellier n’en a pas. Et, surtout, le théâtre est préempté par le département, qui soutient et accueille au Domaine d’O le Printemps des Comédiens, festival nationalement reconnu. Seule réalisation municipale en la matière, Jean Vilar, dans le quartier populaire de la Paillade, est le dernier avatar du cycle des politiques culturelles antérieures, comme une concession à l’éducation populaire et au milieu associatif qui a porté la gauche au pouvoir municipal, à Montpellier comme à Rennes ou ailleurs, à la fin des années 70.
À cette panoplie, manque également l’art contemporain. Et pourtant, l’opportunité va se présenter. À la fin des années 90, le galeriste Yvon Lambert cherche une ville du sud de la France pour installer sa collection. Il se tourne d’abord vers Montpellier. Mais ni Frêche ni son entourage d’alors n’arrive à se persuader de l’aubaine. La collection Lambert est pourtant l’une des collections majeures d’art contemporain. Après une série de rencontres qui n’aboutissent pas, le galeriste opte pour Avignon. Georges Frêche mettra l’échec sur le compte de l’État, qui ne cofinançait pas assez. Il faudra attendre la rencontre avec Michel Hilaire, le directeur du Musée Fabre, et le projet de collection permanente de Soulages, pour que l’art contemporain ait le droit de cité à Montpellier, avec « le nouveau » musée Fabre, qui parachèvera la « panoplie » des labels culturels nationaux.
Ce mouvement d’équipements « rayonnants » est peu ou prou terminé dans les autres grandes villes françaises.

La culture transversale, sparadrap des plaies urbaines

 

Les politiques culturelles ont commencé à se réorienter dès les années 2000, en s’ouvrant vers une transversalité. Jusque là, on pouvait imaginer des équipements plurifonctionnels – le Corum en est un. Mais les politiques culturelles restaient autarciques – et Grammont en est l’illustration.
À partir des années 2000, un nouveau cycle s’ouvre. Il ne s’agit plus d’utiliser la culture pour rayonner, mais d’intégrer aux politiques culturelles des dimensions urbanistiques. Deux mouvements se conjuguent pour aboutir à cette porosité : d’une part, un débat entre démocratie culturelle et démocratisation de la culture. La démocratisation de la culture, modèle Malraux puis Lang, c’est l’idée qu’il faut permettre l’accès aux grandes œuvres, et qu’un choc s’en produira. Cette idée est combattue en brèche à partir de la fin des années 90. La démocratisation culturelle est critiquée parce qu’elle présuppose l’existence de modèles culturels reconnus, qui ne font que reproduire une domination sociale. C’est l’héritage de Pierre Bourdieu, mais aussi des situationnistes, qui émerge dans le débat. C’est à partir de là que les « arts urbains », ceux qui interrogent la ville et le quotidien, s’invitent. Pour un certain nombre de grandes villes européennes, la question de la diversité vient interroger le cœur des politiques culturelles, et la transformer. Par ailleurs, c’est aussi à cette époque que d’autres politiques sectorielles en viennent à intégrer des dimensions culturelles : politique de la ville, sécurité et prévention de la délinquance, etc. Avec le risque que ces « finalités relatives » (cohésion sociale, développement économique et touristique,…) des politiques culturelles en viennent à prendre le pas sur leurs dimensions fondamentales (soutenir et enrichir le patrimoine culturel et artistique pour ce qu’il est).

En parallèle, une autre réflexion s’amorce, notamment en Europe du Nord, sur la place des artistes dans la requalification urbaine. Depuis les années 70, aux Pays-Bas et en Allemagne, des artistes partent à la reconquête de territoires industriels délaissés. Ce mouvement va s’échelonner en France à partir des années 1985 (le Confort Moderne à Poitiers), et sera largement analysé par un rapport ministériel qui fera date, l’Aménagement culturel du territoire, signé en 1992 par Bernard Latarjet. Le rapport permettra à certaines friches artistiques de s’épanouir, mais nombreuses seront les villes à passer à côté de cette histoire, et Montpellier en fait partie.
Cette capacité à laisser les artistes « requalifier » une friche industrielle va se doubler de politiques volontaristes de grandes municipalités européennes pour implanter durablement des acteurs culturels dans leur tissu urbain. La multiplication des ateliers-logements mis à disposition d’artistes, à Dusseldorf, Amsterdam, Milan, Barcelone, et même Paris, dans une moindre mesure, sera analysée comme une possibilité, offertes aux villes disposant de parcs locatifs ou de marges de manœuvre budgétaires importantes, d’accompagner leur requalification urbaine.

 

L'urbanisme culturel, ou le retour du politique

Ce phénomène est largement impulsé par les transformations de l’économie. L’abandon des sites de production industrielle, puis de production artisanale, d’une part, et la montée en puissance de l’économie créative, d’autre part, se conjuguent pour laisser des espaces vacants, non plus en périphérie, mais dans les faubourgs directs des centre-ville. L’aubaine est grande : l’économie dite créative n’a pas besoin de grands espaces, mais en revanche, elle cherche la proximité avec la centralité. La requalification des faubourgs va pouvoir s’opérer avec, d’une part, des opérations publiques de requalification de l’habitat, et d’autre part, l’appropriation des quartiers ouvriers par des populations intermédiaires majoritairement issues des professions intellectuelles et artistiques. Les « cours » de Belleville à Paris, de la Plaine à Marseille, de la Guillotière à Lyon, vont être les premiers éléments visibles de ce que l’on va appeler « gentrification » des quartiers populaires. C’est l’émergence de la « ville créative ». Pour Elsa Vivant, maitre de conférences à l’Institut d’Urbanisme de Paris, le concept permet de voir comment les artistes ne sont pas les pionniers, mais les figures les plus visibles d’un retour en ville de toute une catégorie de professions intellectuelles, les « créatifs ». Et que ce retour donne lieu à des mouvements contradictoires : requalification du quartier, mixité, embourgeoisement, mais aussi demande accrue de nouveaux espaces publics, lieux de rencontres, de solidarité, … Il serait totalement faux de croire que toute gentrification est embourgeoisement. Des villes comme Barcelone, Madrid, Turin, Rome, même ! se servent aujourd’hui des phénomènes de gentrification diffuse comme des leviers pour des politiques de transition urbaine et économique : piétonisation partielle, éco-consommation, centres sociaux autonomes, plateaux sportifs autogérés, …
C’est en se basant sur ces travaux que de nouveaux outils d’urbanisme se font jour, des outils de l’urbanisme temporaire, qui vont laisser des friches, des dents creuses, des « espaces improductifs », à disposition de collectifs d’artistes ou activistes, intégrant cette fois les dimensions culturelles au cœur des politiques urbaines. Barcelone est aujourd’hui un véritable laboratoire de ces nouveaux outils.

Et à Montpellier ? Les grands chantiers des politiques culturelles restent des chantiers d’équipements. Le nouveau site du Conservatoire (sur ce qui a essayé d’être une friche), le musée/lieu d’art contemporain, en lieu et place de ce qui aurait pu être un lieu de mémoire d’une diversité culturelle, et la création de l’EPCC (établissement public de coopération culturelle) entre la Panacée, le futur musée et l’école des Beaux-Arts, la transformation juridique du paquebot Orchestre Opéra… Des chantiers liés au cycle de « rayonnement » des politiques culturelles montpelliéraines menées depuis 1980. Et la ville ?
Les ZAT, zones artistiques temporaires, ont offert, en intégrant cette forte dimension urbaine caractéristique des nouvelles générations de politiques culturelles, une véritable ouverture vers d’autres logiques d’action publique. Mais depuis le départ de leur créateur, la dimension urbaine a disparu, et elles tendent vers des logiques animatoires. Elles ne sont plus cet objet qui tranchait.
Quant à l’intégration des dimensions culturelles dans les logiques d’urbanisme, elle est absente. L’épilogue de la « Cour Vergne » est l’illustration malheureusement parfaite de cela. L’occupation artistique des anciens ateliers de menuiserie a largement contribué à changer l’image de Figuerolles, quartier populaire et, par certains aspects, exemplaire d’une diversité culturelle des anciens faubourgs. Mais la pression immobilière aura raison de l’utopie de Mimi Vergne. Alors que ses consœurs toulousaines ou nantaises, qui subissent une pression démographique encore supérieure, se battent désormais pour maintenir toute initiative du genre (La Chapelle à Toulouse, les 15 « friches à réinventer » nantaises), Montpellier n’a pas bougé le petit doigt. Le théâtre de la Vista sera déménagé à la chapelle Gély, décision municipale unilatérale. La Friche de Mimi, elle, s’en va en périphérie, à Lavérune, accueillie par une autre mécène. Son président, Luc Miglietta, qui exprime la fierté du collectif de s’être débrouillés tous seuls, raconte également avec un certain effarement l’un de ses derniers rendez-vous avec la métropole, pendant lequel son interlocuteur lui confiera : « j’avais des plans pour vous, mais on ne m’a pas laissé les mettre en œuvre ».
À mi mandat, l’année s’ouvre avec un nouveau changement d’adjoint à la culture, le quatrième en trois ans. Pour la désormais septième ville de France, il y a maintenant urgence à redéfinir un cap culturel.

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Bodies in Urban Spaces, Willy Dorner, ZAT Antigone, 2010. Au temps où les ZAT se nourrissaient de l’urbain.
Les Bains-Douches, l’un des 15 lieux municipaux que Nantes appelle à réinventer à travers un appel à projets citoyen et artistique. https://www.nantes.fr/15lieux
La Escosesa, quartier Poble Nou, Barcelone. L’une des friches artistiques rachetée par la ville en 2017 pour y maintenir et y développer les activités.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #68 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

Festivals : la grande illusion

Depuis quelques années, une formule magique se répand dans le milieu culturel : 1€ investi dans un festival rapporterait jusqu’à 10€ au territoire. Magique ? Ou tragique ? Décryptage.

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Tout a commencé en Avignon, en 2003. Lorsque les intermittents en grève ont provoqué l’annulation du festival pour protester contre la réforme de leur indemnisation chômage, et que la maire et le président de la chambre de commerce et d’industrie de la Cité des Papes ont hurlé de concert à la perte de la manne financière engendrée par le festival. 40 millions d’euros, disaient-ils. Unité de mesure ? Le doigt mouillé. Mais qu’importe, le chiffre a eu son impact. Son impact psychologique : la culture a un impact économique, et le festival est le joyau de cette dynamique.
Près de 15 ans plus tard, la machine à mesurer les retombées économiques des festivals s’est emballée, et on ne compte plus les annonces mirobolantes. « Pour 1€ de subvention, on a 9,62€ de retombées économiques » disait en avril 2016 le créateur d’un festival de musique de la côte vermeille dont nous tairons le nom parce que ce n’est pas sa faute. Il reprenait les mots soufflés par le chercheur-consultant qui a fait le calcul, et dont nous tairons le nom par charité.
9,62€ de retombées chaque fois qu’on met un 1€ de subvention… Si ça, c’est pas formidable. Et ça ne se passe pas que sur la Côte Vermeille ! C’est partout, dit le consultant ! Pour 1€ de subvention publique, on a entre 4 et 10€ de retombées économiques ! Si ça, c’est pas le bonheur.
Du coup, hein, plus question d’hésiter. Faut y aller à fond. C’est quand même pas tous les jours qu’on trouve une manne pareille. Tu poses 1€ sur la table, il en tombe 10 sur le territoire. N’est-ce pas un peu exagéré, docteur ? Comment en est-on arrivé là ? Rembobinons le fil.

QUANTIFIER L’IMMATÉRIEL

En 2003, lorsqu’éclate le 1er grand mouvement des intermittents, qu’Avignon est annulé, et avec lui d’autres festivals d’importance, et que les édiles locaux se lamentent de la perte économique qu’engendre l’annulation, des conseillers du ministère de la Culture, des directeurs d’action culturelle, des chercheurs, des observatoires, se disent qu’il est peut-être temps d’affirmer publiquement que l’art et la culture ne sont pas seulement des émotions et des rêves, mais aussi des réalités économiques et sociales. La crise de 2003 contient tous les ingrédients nécessaires à ce tournant : les intermittents révèlent leurs conditions d’existence, et derrière les saltimbanques apparaissent des « ménages », comme dit l’INSEE, des salariés, qui ont des enfants, des maisons, des crédits, qui consomment et épargnent. Et un festival, ce n’est pas seulement un grand moment de fête et d’émotion, ce sont aussi des chiffres d’affaires pour les commerces et l’hôtellerie, des rentrées fiscales, des retours sur investissement.
Ce petit groupe d’intellectuels et de fonctionnaires, plutôt orienté à gauche, voit dans la révélation du poids économique de la culture le levier pour légitimer un investissement public qui commence à montrer ses limites. Il y aura là, pêle-mêle, des Directeurs régionaux de l’Action Culturelle (dont celui du Languedoc-Roussillon de l’époque), des hauts fonctionnaires du ministère, des observatoires régionaux de la culture (en Lorraine, en Paca, en Languedoc-Roussillon, …), une poignée d’universitaires et de consultants. Leur ambition ? Objectiver. Trouver les méthodes susceptibles de mesurer le poids du secteur culturel comme on mesurerait un autre secteur, tout en conservant la spécificité, l’inquantifiable, l’immatériel.
Sur le terrain, ces pionniers vont d’abord souffrir de l’hostilité d’un milieu culturel et artistique qui refuse l’argument économique, ou qui, plutôt, craint d’y être réduit, ou de faire les frais de la révélation. Et, de l’autre côté, de l’indifférence des pouvoirs locaux, qui ne voyaient pas l’intérêt de dépenser de l’argent dans des études qui, de leur point de vue, coûtent toujours trop cher. Malgré cette double hostilité, l’idée a fait son chemin. Pour maintenir l’intérêt public à financer la culture, mais également pour sortir les « entreprises » artistiques et culturelles de leur ghetto financier, et qu’elles soient aussi considérées comme des entreprises artisanales, et aidées à ce titre, sur les crédits « communs » d’aides économiques.

FESTIVALS CHERCHENT ÉVALUATEURS

Mais les premiers à bénéficier de ce nouveau regard économique ont bien entendu été les festivals. Là, l’impact est direct. Le nombre de nuitées dans les hôtels et les campings, le nombre de couverts dans les restaurants, tout ça se voit, doigt mouillé ou pas. Mais on pouvait aller plus loin. Regarder les dépenses du festival, les emplois générés directement, et mettre ça en regard du soutien public.
Alors les festivals ont couru après la mesure. « Dites-moi combien je rapporte ! » est devenu leur leitmotiv. Les Vieilles Charrues avaient lancé l’offensive dès l’édition 2001. C’est leur banque et sponsor, le Crédit Agricole, qui a financé la première étude d’impact économique du festival musical du centre de la Bretagne, pour la dixième édition. La méthodologie de l’étude est encore sommaire : dépenses directes du festival, retraits aux distributeurs pendant l’édition, dépenses des festivaliers. L’objectif est de montrer que le festival rapporte d’abord à la Bretagne, afin d’en pérenniser les financements, publics et privés.
Rapidement, les universitaires et les consultants s’en sont mêlés. Les premiers ont théorisé la mesure, les seconds ont, pour la plupart, tenté de vendre une méthodologie prête à l’emploi. Si, globalement, il s’agit de regarder les dépenses en regard des recettes, et d’estimer les dépenses des spectateurs, les méthodologies se sont rapidement complexifiées. Il y eut d’abord la grande querelle sur la catégorie des spectateurs à regarder. Chez les Canadiens, pionniers des études de retombées économiques de la culture, on ne regarde que les « visiteurs générateurs d’impact économique », c’est-à-dire ceux qui viennent de loin et qui sont venus exprès. Pourquoi ? Parce que les modèles micro-économiques qu’ils moulinent leur font dire que le spectateur du cru ne « génère » aucun impact supplémentaire, et que celui qui vient par hasard aurait dépensé son argent autrement.
Forcément, tout ça n’est que de la dépense qu’on fait déplacer d’un territoire à l’autre, tout dépend donc de l’échelle à laquelle on le voit. Lorsque plusieurs centaines de britanniques descendent à Sète pour le WorldWide, à l’échelle de l’Europe, ça ne crée aucune richesse. Et le Sétois qui est resté pour se trémousser sur le mole au lieu de partir se balader dans l’arrière-pays, on ne le compte pas comme « générateur d’impact » ? Et celui qui fuit parce qu’il y a trop de bruit, on le compte comme « impact négatif » ? Ben non, parce qu’on n’arrive pas à le compter. Comme on n’arrive pas non plus à compter celui qui profite de l’événement pour louer son appart au black.

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Et on ne parle pas de tous ces effets environnementaux que les écolos voudraient nous faire rentrer dans les coûts. Comme si il fallait imputer au festival de Cannes (le plus gros impact économique, avec une estimation à 70 millions d’euros pour 22 millions de budget) la gestion des déchets que nous raconte le documentaire Super Trash de Martin Esposito. Bref, tout ça n’est pas facile. Alors des petits malins ont décidé de faire des cotes moyennes, bien enroulées dans des méthodologies faciles (entendez : pas chères) à mettre en œuvre, et de montrer les effets de levier, parce que finalement, hein, c’est tout ce qui compte. On estime, donc, ce qu’on peut. Tant pis pour ce qu’on ne peut pas. Et ensuite, on rapporte tout ça au soutien public, puisque le l’essentiel est de garder les subventions. Qu’importe si on a pas tout compté, qu’importe si tout ça n’est quasiment qu’estimations. L’important, c’est de pouvoir COM-MU-NI-QUER !
Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec le 1€ qui en génère 9€62. C’est précis, 9,62. Ça fait sérieux, les centimes après la virgule. Y’a que ces idiots de sociologues et de statisticiens qui savent que plus une moyenne est précise, et plus elle a de chances d’être fausse. Alors, allons-y pour les centimes. Et la formule magique est reprise comme un mantra, à tous les bouts du territoire. « tu mets 1€, tu as entre 6 et 10€ de retombées économiques sur le territoire ». La formule est bien faite. On peut rapidement s’imaginer que 6€ c’est pour les petits, 10€ c’est pour les grands festivals. Et que, bien sûr, on est d’accord avec la base de la formule magique : c’est grâce à l’argent public que l’argent privé vient boucler le budget. Jamais l’inverse, malheureux ! Le levier, c’est l’argent public. D’ailleurs c’est automatique, le public met 1€ dans un festival, le festival récupère 1€ de financement privé, mantra garanti.
Le plus drôle dans cette histoire, c’est qu’on ne sait pas qui la croit. Pas un investisseur privé sérieux. Si on pouvait miser 1 pour recevoir 7 ou 10, on serait dans un taux de rentabilité qui voisinerait avec celui des bonnes bulles boursières. Ça attirerait l’investisseur… Quant à la théorie du levier, la plupart des festivals savent bien que c’est l’inverse : c’est parce qu’ils ont eu au départ l’énergie et les partenaires, et que ça a marché, que le financement public est arrivé. L’effet de levier appartient à celui qui prend les risques. Et à ce jeu-là, c’est rarement le public qui commence.

ET QUI MESURE LES EFFETS PERVERS ?

Mais « l’impact économique » vogue et fleurit. Avec d’énormes dégâts collatéraux. D’abord, le tri dans les festivals. Le tout petit, dont l’ambition est de faire vivre le territoire rural, est forcément moins impressionnant que les millions invoqués par le gros. La concentration des financements sur les grosses machines est aujourd’hui malheureusement tendance. Plus tendance encore, la concentration des finances publiques sur les festivals au détriment des crédits de soutien à la création. Le festival, ça rapporte. Le financement de la création, c’est un peu un puits sans fond, non ? C’est ainsi que le maire de Chalon-sur-Saône veut bien garder Chalon dans la Rue, le festival, mais se passerait volontiers d’avoir à financer l’outil de production, l’Abattoir, centre national des Arts de la Rue et de l’Espace Public. Il n’est pas le seul. Car si l’inculture économique permet de ne pas se rendre compte que la formule magique est faussée, elle permet aussi de ne pas savoir que sans investissement, il n’y a pas de retombées.
C’est ainsi que par la grâce de quelques formules magiques, la culture se convertit à l’économie sans acquérir la moindre culture économique. Les charlatans ont de beaux jours devant eux. Et les artistes, des yeux pour pleurer.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #66 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.
Illustrations : Trafficage en règle d’un dessin de Roy Lichtenstein, qu’il avait lui même pompé sur un dessin de Ted Galindo, et illustration LM.

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De quoi ?

Culture : demandez le programme

Tous les cinq ans, on redresse la statue du mythe, on feint de croire que l’ensemble de nos problèmes va être résolu par l’élection d’un homme. C’est la fiction présidentielle. Et même les candidats qui proclament le plus leur volonté de changer ces règles finissent par surjouer le coup de l’homme providentiel. Ou de la femme. C’est quoi le féminin de Napoléon ? Je préfère ne jamais le savoir.

Tous les cinq ans, donc, la presse culturelle, les observateurs les plus avisés des zarts-zet-des lettres, ou les plumitifs qui doivent bien vivre, se reposent LA question : et la culture, dans tout ça ?
C’est un peu comme un marronnier, mais en fait non. Un peu parce que les programmes de nos prétendants ont toujours un volet culturel, des ambitions, et, pour les plus aguerris, une brochette d’artistes en soutien. Et que ce volet est rarement évoqué dans les discours, les interviews, les débats.
Ce n’est pas un marronnier, parce que le principe du marronnier, c’est que le plumitif n’a qu’à se baisser pour ramasser le fruit. Et que ça n’a pas d’importance. Et là, c’est l’inverse.
Dans cette campagne présidentielle totalement folle de 2017, où tout peut changer d’un moment à l’autre, dont le scénario aurait été refusé par n’importe quel producteur des meilleures séries politiques américaines ou scandinaves, la culture est aussi absente que n’importe quel autre thème majeur, pas de jaloux. Trouver les propositions culturelles est un vrai boulot de limier. Il faut se fader les brochures à la loupe, fouiller les sites web des candidats, et même, mais ici on ne rechigne jamais à l’effort, se taper plus de trois heures de débat télévisé dans l’espoir qu’à un moment les membres du club des cinq se voient interroger sur la chose. Mais rien. Pas l’ombre du début de la queue d’une petite friandise culturelle à se mettre sous la dent.
Et pour ce qui est de la fouille, bonjour la botte de foin ! Onze candidats ! Parce que là aussi, on a attendu la clôture des inscriptions pour ne pas rater un qualifié, et ne pas non plus trop se disperser dans les quelques deux cents candidats putatifs à la candidature, tous plus inconnus les uns que les autres pour la plupart.
En voila donc onze, deux femmes et neuf hommes. Et tout compte fait, examiner et comparer leur programme culturel est peut-être l’un des moyens les plus surs pour savoir vraiment ce qu’ils pensent, quel est leur programme global. Qui ils sont.

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LA CULTURE, ON NE LA CULTIVE PAS : ARTHAUD, ASSELINEAU, LASSALLE, POUTOU

Regardons rapidement ceux dont on ne saura pas grand chose, parce que leur programme est vide, ou presque, de tout volet culture. Ils sont 4 dans ce cas : Nathalie Arthaud, François Asselineau, Jean Lassalle et Philippe Poutou.

Nathalie Arthaud est l’héritière spirituelle d’Arlette Laguillier, recordwoman des candidatures présidentielles : six fois candidate, entre 1974 et 2007. Nathalie n’en est qu’à sa deuxième tentative. Elle est la candidate de Lutte Ouvrière, un parti créé en 1968, dont l’autre nom est Union Communiste Internationaliste. Lutte Ouvrière est née d’une scission dans la quatrième internationale ouvrière, l’internationale trotskyste, elle même née d’une scission de la Troisième Internationale, l’internationale communiste. En vrai, LO considère que la IVe Internationale n’existe plus et qu’il faut la reconstruire. Je sais, c’est compliqué. Pour faire court, Lutte Ouvrière considère que seule la classe ouvrière est une force de transformation sociale, et qu’il faut donc y réintroduire les idées communistes. Dans le site de campagne de Nathalie Arthaud, il n’y a pas de thématique « culture », ni de propositions culturelles. Grâce au moteur de recherche interne de son site, on trouve néanmoins deux occurrences du mot « culture » : dans la reproduction de courrier en réponse à une interrogation du collectif Europe Democratie Esperanto, Nathalie Arthaud écrit « je souhaite que tout un chacun ait un accès suffisant à l’éducation et à la culture pour avoir la capacité de parler plusieurs langues et d’accéder à plusieurs cultures. »

François Asselineau est le patron de l’UPR, l’Union Populaire Républicaine, un parti crée en 2007. Asselineau est un ancien cadre du RPF, le parti créé par Charles Pasqua et Philippe de Villiers. Il pense que des sociétés secrètes gouvernent le monde secrètement, et que pour s’en sortir, il faut sortir de l’euro et de l’Union Européenne. Il n’a pas vraiment de programme en ligne, juste une très longue vidéo de lui prononçant un discours de 3h46 minutes, pendant lesquelles il parle essentiellement de ses stratégies secrètes qui nous avilissent, et de ses propositions fortes pour restaurer la souveraineté de la France, et qui sont censées être « assorties de toute une panoplie de réformes institutionnelles, économiques, monétaires, sociales, militaires, diplomatiques, culturelles et éthiques ». Mais navré que je suis, je n’ai pas su détecter, dans cette longue logorrhée, les quelques mots sur la culture.

Jean Lassalle est le seul député élu sous l’étiquette modem. Aujourd’hui, son mouvement, créé en 2016, s’appelle « Résistons ». Jean Lassalle est né à Lourdios-Ichère, village des Pyrénées-Atlantiques peuplé de 162 habitants au recensement de 2014, et dont il est le maire sans discontinuer depuis 1977. Il est le candidat d’une certaine France rurale attachée à raison au maintien des services publics. Il a beau être du Sud-Ouest, Jean Lassalle a le programme light : Une dizaine de thèmes assortis d’un paragraphe chacun, et aucune proposition concrète. Et pas un mot sur la culture.

Philippe Poutou est le candidat du NPA, le Nouveau Parti Anticapitaliste, qui est nouveau depuis 2009, année où la vieille Ligue Communiste Révolutionnaire s’est transmuée en NPA dans un processus d’élargissement-scission dont seuls les trotskystes ont le secret. La LCR est aussi un parti de la IVe Internationale, mais version « Secrétariat Unifié ». Pas comme LO, donc, pour celles et ceux qui suivent.
Il est très difficile de s’y retrouver dans le site de campagne de Poutou. Comme disait ma grand-mère, c’est un bordel sans nom. Sympathique, néanmoins. Pas de thèmes culturels. Mêmes les luttes intermittentes n’ont pas trouvé leur place dans le catalogue de lutte. Dans le livret programmatique, le passage sur la culture est essentiellement consacré à un « service public de l’information et de la culture » qui parle essentiellement des médias. Néanmoins :
«  Dans le domaine de la culture, l’accès aux œuvres comme l’accès à la formation artistique et aux pratiques créatives doivent être garantis pour touTEs. Nous voulons un réseau culturel public de proximité pour promouvoir la création, avec une liberté de création, car l’expression artistique est aussi là pour déranger, pour subvertir. Il faut promouvoir l’échange, parce que les cultures minoritaires ou extra-occidentales sont un enrichissement pour tous. Nous revendiquons la liberté complète de diffusion. La rémunération des professionnels doit être pensée hors de la privatisation de la Culture, et pour la liberté d’accès: les barrières, financières et sociales, qui séparent le public des artistes doivent être abattues. »
Et c’est tout. On est bien avancé. Peut mieux faire, Poutou.

LA CULTURE EST UNE ARMEE : CHEMINADE

Jacques Cheminade est notre cinquième homme. Contrairement aux quatre premiers, il a un programme culturel. Cheminade est le fondateur du mouvement Solidarité et Progrès, affilié au mouvement de Lyndon LaRouche, un activiste mythomane américain. Cheminade, lui, a été plusieurs fois qualifié de chef de secte. Il pense que la France est rongée par un ennemi de l’intérieur, que le progrès technologique est le salut de l’humanité, que Mars est notre nouvel horizon. Mais, surtout, Cheminade est un guerrier. Il est en guerre. Même quand il parle de culture, il explique que c’est une arme dans la guerre dans laquelle nous sommes. Et quand il avance une de ces seules propositions singulières, confier un instrument de musique à chaque enfant scolarisé, il ne peut s’empêcher de dire que son « objectif est de créer une armée d’amateurs plutôt qu’un bataillon de professionnels. »
Mais on a aussi plus loin : « Créer des brigades d’intervention artistiques composées de petits ensembles de quelques musiciens qui pourront amener la musique dite « savante » à une population qui ne la connaît pas encore. ».
Incorrigible, le Jacquot.

Voilà, on a passé celle et ceux que la culture n’occupe pas beaucoup, et l’on va attaquer celle et ceux que ça intéresse visiblement, ou qui n’ont pas fait l’impasse dessus.

Autant le dire tout de suite, il y a cette année deux passages obligés dans les programmes : le statut des intermittents et l’éducation artistique à l’école.
Bien que sa place n’évolue guère, l’éducation artistique est une sorte de mantra, une incantation rituelle des scrutins présidentiels.
Quant aux intermittents, c’est tout a fait logique : ils ont gagné, de haute lutte, leur place dans l’agenda politique prioritaire. Mais le consensus est loin d’être établi.

LA CULTURE EST MON ENNEMIE : MLP

Évacuons pour commencer une question majeure de l’exercice de comparaison.
Depuis plusieurs années que le Front National a pris des municipalités et siège dans toutes sortes de collectivités, on a un aperçu du programme culturel du mouvement nationaliste. Bibliothèques municipales expurgées de la littérature et de la presse « subversive », œuvres d’art contemporain repeintes ou éliminées de l’espace public, dénonciation des films et des œuvres « anti-patriotiques », comme ce « navet » de Chez Nous, dixit Florian Philippot, qu’on vous conseille fortement d’aller voir.
Bref, on sait, en fait, que le Front National n’est pas l’ami de la liberté artistique. Et on ne va donc pas vraiment perdre trop de temps à décrypter les quelques propositions sur la culture éparpillées dans les 144 propositions de Marine Le Pen.
Mais on va quand même vous en livrer une, pour la bonne bouche. La 114e.
« Remettre en ordre le statut d’intermittent du spectacle par la création d’une carte professionnelle afin de préserver ce régime tout en opérant un meilleur contrôle des structures qui en abusent. ».
Faut remettre de l’ordre. Avec une carte professionnelle. Que tu auras toujours sur toi, ami intermittent. De quoi nous rappelez cette réplique culte de Papy fait de la Résistance : « Rassurez vous madame Bourdelle, c’est français, c’est la police française. Alors.. Ausweis… Papiers s’il vous plaît. AU TROT »

Voilà. Ça c’est fait. Il nous reste qui ? Nicolas Dupont-Aignan, François Fillon, Benoit Hamon, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon.

LA CULTURE C’EST LE PATRIMOINE : FILLON ET DUPONT-AIGNAN

Nicolas Dupont-Aignan, c’est l’outsider de la droite. Il dirige Debout La République, un mouvement issu lui aussi des marges souverainistes de la droite. Et la culture est très présente dans son programme. Elle est un soubassement de l’identité nationale, passage obligé de tout bon souverainiste. Dupont-Aignan consacre donc 32 propositions aux questions culturelles. Dont les deux tiers sont consacrées au patrimoine. Le patrimoine, c’est rassurant. Ça s’inscrit dans le temps. C’est du beau solide et vaillant. C’est l’identité de la France éternelle, et le support de la France touristique. Ça vaut mieux que le spectacle vivant, à part au Puy du Fou. Et c’est plus sûr que l’art contemporain. L’art contemporain, on ne sait jamais si c’est beau.
Donc Dupont-Aignan réinvente l’inventaire. La proposition n’est pas assez détaillée pour que l’on sache s’il veut réintégrer l’inventaire à l’État, alors qu’il a été décentralisé aux régions, ou s’il entend donner des dotations suffisantes aux collectivités pour qu’elles mènent des opérations d’inventaire généralisé, ce qu’elles font peu aujourd’hui faute de financement, justement.

François Fillon est le candidat des Républicains, cela n’aura échappé à personne. Et aussi de l’UDI. Enfin peut-être. Quoique.
On ne va pas refaire le match, on connaît aujourd’hui le goût de François Fillon pour les châteaux de la Loire et le prêt-à-porter sur mesure.
Son programme comporte 20 propositions culturelles dont une bonne part consacrées au soutien au patrimoine. C’est la marque de son camp, tant il est vrai que le patrimoine est le refuge des conservateurs.
Il est le seul à vouloir conserver, et même renforcer Hadopi.
Concernant le statut des intermittents, il a cette phrase dont on cherche encore le véritable sens, et sa possible traduction dans la loi :
« Préserver le régime des intermittents du spectacle, en luttant contre les abus, en excluant toute forme d’emploi permanent, et en réservant son bénéfice aux artistes et techniciens qui collaborent à des œuvres de création originale dont la fabrication ou l’exécution est limitée dans le temps. »
Tentative d’explication de texte. « en excluant toute forme d’emploi permanent ». Là, François doit faire référence aux permittents. Qui ne sont pas permanents. Mais dont le poste fait l’objet d’une permanence de besoin. Donc il veut les intégrer ? On ne sait pas trop.
L’autre partie de la proposition est encore plus difficile à décrypter. « en réservant son bénéfice aux artistes et techniciens qui collaborent à des œuvres de création originale dont la fabrication ou l’exécution est limitée dans le temps ».
Est-ce qu’il y a des œuvres dont la création n’est pas limitée dans le temps ? Est-ce qu’il y a des œuvres dont l’exécution n’est pas limitée dans le temps ? On ne sait pas, François. Ça doit pouvoir s’imaginer, mais dans l’état actuel de nos connaissances, on ne sait pas.
Il faudra aussi « appliquer le principe d’un nombre minimum de représentations pour les œuvres subventionnées ». Ok. Combien ? 2 ? 12 ? 24 ? La même chose quelque soit la discipline ? Dans quel laps de temps ?
Parmi les autres propositions de François Fillon qui nous reste incomprises, il y a celle-là : « Faire de la France la championne des industries de l’image, en proposant, au plus haut niveau européen, une initiative en faveur des futurs « Airbus » de l’audiovisuel, du numérique et des nouvelles technologies. »
Alors là, les « airbus » de l’audiovisuel, il fallait y penser. Mais qu’est-ce que ça peut pouvoir dire ? On aimerait en savoir plus, mais les confrères qui ont eu la gentillesse de relayer la proposition ne l’expliquent pas plus que nous, et celle qui semble être la principale inspiratrice de cette mesure dans l’entourage de Fillon a, depuis, quitté le navire. On ne saura pas.

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LA CULTURE C’EST L’INDUSTRIE CULTURELLE : MACRON

Emmanuel Macron dirige En Marche, un mouvement crée en 2016. Il n’est ni de gauche, ni de droite, dit-il. Et ses soutiens vont de Robert Hue, ancien dirigeant du PCF, à Alain Madelin, ancien dirigeant de Démocratie Libérale. C’est l’ancien secrétaire général de l’Elysée de François Hollande, et l’ancien ministre de l’économie de Manuel Valls.
Il met lui aussi l’éducation artistique au premier plan, en « encourageant » les projets d’initiation à la pratique artistique collective. Il veut créer des centres artistiques inter-établissements en lien avec les acteurs locaux. Ce n’est pas plus détaillé que ça, du coup on ne sait pas trop ce que ça veut dire. Après… comment dire… Les propositions culturelles de Macron laisse un drôle de sentiment. On ne sait pas trop s’il sait de quoi il parle vraiment.
Par exemple, une de ses trois mesures phares, c’est l’ouverture des bibliothèques le soir et le dimanche. « L’Etat prendra à sa charge les dépenses supplémentaires liées à l’ouverture en soirée et les dimanches des bibliothèques municipales ». Super. Mais ce n’est pas chiffré. Or, en matière budgétaire, Macron propose de maintenir l’effort financier de l’Etat.
Le hic, c’est qu’il a une autre proposition couteuse : un pass culture de 500€ pour les jeunes de 18 ans. Pas de 19, ni de 17, de 18 ans. Et des jeunes de 18 ans, il y en a bon an mal an 900 000. Soit un demi-milliard de chèque culture. Dont une partie ne sera pas payée par l’État puisque le pass sera « co-financé par les distributeurs et les grandes plateformes numériques, qui bénéficieront du dispositif. » C’est la deuxième mesure phare, donc. Un pass-culture de 500€ l’année des 18 ans, subventionné par les industries culturelles, pour que les jeunes majeurs aillent consommer des produits de l’industrie culturelle. Ou éventuellement des livres, du théâtre ou un musée. Les musées, beaucoup sont déjà gratuits pour les moins de 26 ans. Quant aux différentes expérimentations des pass-culture en régions, elles ont toutes été pour le moins mitigées, tout comme la récente initiative italienne, en tout point semblable à la proposition de Macron. Étonnant que celui qui dit vouloir maintenir l’effort financier de l’État en contrepartie de l’évaluation de toutes les politiques publiques en faveur de la culture n’ait pas lui même regardé ces évaluations…
Dernier petit flou : Macron veut « pérenniser et adapter le statut d’intermittent du spectacle ». « Adapter », ça veut dire quoi, au fait ?

LA CULTURE C’EST SÉRIEUX : HAMON ET MELENCHON

Benoit Hamon, c’est le candidat du Parti Socialiste. Et de celles et ceux qui soutenaient l’écolo Yannick Jadot. Enfin pas tous. Et il est aussi soutenu par ceux qui voulaient Taubira. Mais pas par ceux qui voulaient Valls. Enfin pas tous. On ne sait plus. Bref, au milieu de cette recomposition de la gauche, Benoit Hamon a bossé sérieusement ses propositions culturelles.
D’abord, Benoit Hamon affirme vouloir porter l’effort public en faveur de la Culture à 1% du PIB. Pas 1% du budget de l’Etat, hein, 1% du PIB. Comme il rajoute après qu’il le fera « en soutenant le réengagement des collectivités locales pour lutter contre les inégalités entre les territoires », l’effort public doit se comprendre comme l’effort de l’État et des collectivités.
Mais du coup, ça fait combien ? Le PIB, figurez-vous, ce n’est pas facile, ça fluctue sans arrêt. Mais on se cale entre 2180 milliards et 2200 milliards. 1% de ça, ça fait donc 22 milliards.
En 2014, une étude conjointe des Ministères de la Culture et des Finances avaient établi l’effort public culturel à environ 21,5 milliards. On serait donc à 500 millions d’augmentation. Sa deuxième priorité est l’enseignement artistique : inscription des enfants en bibliothèque, développement des pratiques musicales collectives, éducation à l’image, et renforcement de la présence des artistes dans les écoles. Et le maintien du statut des intermittents.
Trois singularités dans son programme culturel : Une journée annuelle « Rue libre pour la culture », « lors de laquelle les institutions et acteurs culturels proposeront de construire avec les habitants des programmations hors les murs. » ; le soutien à la création de fabriques de culture, et, enfin, le soutien à l’entreprenariat culturel. Voilà trois pistes à creuser, revendiquées depuis longtemps par les secteurs les plus en pointe et les observateurs les plus aguerris.
Il promet d’autres propositions issues d’un processus consultatif en cours, qui seront rendues publiques le 1er avril.

Jean-Luc Mélenchon est le leader de France Insoumise, mouvement crée en 2016. Il était en 2012 le candidat du Front de Gauche, qui réunissait le Parti de Gauche, le Parti Communiste Français, et la formation Ensemble. Aujourd’hui, on ne sait plus trop si les communistes sont là ou pas.
Mélenchon s’est lui aussi appliqué à fournir des propositions culturelles qui couvrent l’ensemble du secteur.
Comme Hamon, il veut porter le budget public de la Culture à 1% du PIB, « renouveler l’éducation artistique », supprimer Hadopi pour la licence globale et pérenniser le statut des intermittents. Rajoutons à ça une grande bibliothèque numérique en ligne, et c’est tout. Le reste renvoie à un « livret-culture » qui est un « document de travail ».
On y trouve pas plus de précisions sur sa volonté d’étendre le statut de l’intermittence aux « professions artistiques précaires ». Belle promesse. Mais elle ne peut passer par une extension du statut de l’intermittence à celles et ceux qui tirent leurs revenus de droits d’auteurs, vu que l’intermittence est basée sur des salaires et des indemnités chômage.
En revanche, on y trouve des propositions qui vont largement faire question. Par exemple : « Interdire le sponsoring privé dans les événements culturels. » Et oui, le privé c’est le mal. Et le sponsoring, c’est le grand mal. Je ne sais pas qui leur a soufflé ça, aux insoumis. Je ne connais pas un seul festival qui ne boucle pas son budget avec l’apport du vin de la cave coopérative ou du producteur du coin, qui ne fait pas sa technique avec des bouts prêtés par le magasin ou le loueur du coin. Je ne parle pas du Grand Capital, non, juste des commerces de proximité, de la petite économie des circuits courts à qui profitera directement l’événement, et qui est bien content de se sentir en être, à sa mesure. Interdire ça, ça veut dire quoi ? Ça veut dire mettre à mal des milliers de petites manifestations culturelles, et mettre fin aux grands festivals de musique. Ou alors considérer qu’il faut les laisser totalement à Live Nation. Interdire, c’est, enfin, livrer les manifestations subventionnées au seul bon vouloir des donneurs d’ordre publics, les collectivités locales, qui pourront à loisir transformer l’intention artistique, et faire pression sur le contenu. Beaucoup plus que n’importe quel subventionneur privé. Mais ça, pour le savoir, il faut connaitre la profession, pas se contenter d’incantations. Interdire l’argent privé dans les manifestations culturelles, c’est tout l’inverse de la préservation de la liberté revendiquée par les insoumis.
Ça y’est, il m’ont mis en colère.

Bon, de toutes façons, faut le dire en conclusion, un programme présidentiel, ça ne sert à rien. Ce qui compte c’est la majorité au parlement. Quand tout le monde aura compris ça, on aura plus besoin de Président qui gouverne, et on aura fait un grand pas vers la démocratie.

Cet article est la version numérique augmentée, mais non-augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #65 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est Let’s Motiv Magazine.
Pas de liens, parce que, franchement, si vous avez envie de vous renseigner, ce n’est pas très difficile, et que ce n’est pas à moi de leur ramener du trafic web.

Illustrations : l’affiche de Cravan a été prise en photo gare de Lyon, je ne sais plus quand, ni pourquoi elle était là. Le photomontage est un bidouillage de fotofunias à partir de portraits volés. 

Capture

De quoi ?, Recyclage

Cuisine-fusion dans les régions

À quelle sauce seront mangées les politiques culturelles ?

Tout le monde en parle. De quoi ? De la fusion des régions. 
Ce fut le jeu du printemps dans les gazettes : « Dessine toi-même la nouvelle carte des régions ». Combien ? 15 ? 10? 12 grandes régions ?
Puis vint la proposition du gouvernement : Languedoc-Roussillon fusionnerait avec Midi-Pyrénées. Émoi, effroi, joie, toute la palette des émotions fut mobilisée par les ténors politiques. Pour le grand public, une seule question vaut qu’on s’y intéresse : qu’est-ce que ça va changer ? Et pour ce qui me concerne, qu’est-ce que ça va changer pour la culture ? 
Alors partons à la recherche de la fusion, de ses conséquences possibles, et de ce que fusion veut dire.

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Le calamar au lard de Fabrice Biasolo à Astaffort, le pigeon rôti sauce tamarin d’Heimana-Yi à Montpellier : la cuisine-fusion régionale comme on l’aime.

« Les régions pourront proposer de fusionner par délibérations concordantes. En l’absence de propositions, le gouvernement proposera par la loi une nouvelle carte des régions ».
Voilà ce que déclarait le 1er ministre Manuel Valls en avril dernier. Immédiatement, on a parlé de « big bang territorial ». C’est que la fusion des régions est la pointe émergée de l’iceberg. Derrière se profile la fin des départements, et la « fusion » de leurs compétences actuelles dans celles des régions ou des intercommunalités. Et pour ces dernières, le regroupement ou le renforcement dans des « métropoles », pour ce qui est des espaces urbains, et dans des communautés de communes renforcées pour ce qui est… du reste du territoire. Bref, de la fusion à plusieurs étages.
En amoureux des belles lettres, on est donc allé chercher ce que le trésor de la langue française cachait derrière le mot fusion.

La fusion, ou comment rendre tout plus fluide

Fusion. Substantif féminin. Au sens actif. Opération qui consiste à liquéfier un corps solide sous l’effet de la chaleur.

Société bloquée, millefeuille administratif, simplification, autant de mots forts qui jalonnent la pensée réformatrice depuis plusieurs décennies. « On » n’y comprendrait rien, nous, les citoyens lambda. Et les politiques, à peine plus. Il faut donc simplifier, rendre plus fluide. Fusionner.
Pour fusionner, il faut donc d’abord chauffer, liquéfier, pour que ça se mélange bien et que ça ne fasse plus qu’un une fois refroidit.
Pour ce qui est de l’échauffement, le gouvernement a gagné son premier pari. Ça s’échauffe fort. Entre les régions qui veulent, et celles qui ne veulent pas, les départements qui hurlent, les communes qui craignent l’absorption par les métropoles, le rural qui craint de disparaître derrière la ville, le paysage régional est chaud. Chaud bouillant. On le sait, le défunt président de la région Languedoc-Roussillon s’est dressé vent debout contre l’idée d’une fusion de la région avec Midi-Pyrénées (et avec n’importe quelle autre). Du côté du Capitole, le président de la région Midi-Pyrénées s’est déclaré ouvert à toutes les discussions. Cela a suffi à faire craindre que le « riche » midi-pyrénéen veuille avaler avec gourmandise le « pauvre » languedocien. Résultat : tout le monde en parle, mais personne ne veut en parler. D’un côté comme de l’autre, très peu d’acteurs institutionnels ont accepté de répondre à nos questions sur le devenir de prochaines politiques culturelles régionales. Et ceux qui ont accepté ne l’ont fait que sous la garantie du sacro-saint « off ». Tout est bouillant, mais pour le moment, rien ne coule facilement, surtout pas la parole. Liquéfaction et fluidité ne sont pas à l’ordre du jour.
L’enjeu est pourtant de taille pour les politiques culturelles régionales. Les collectivités locales apportent plus de 80% des financements publics de la culture, lesquels financements publics représentent au bas mot 60% de l’ensemble des budgets artistiques et culturels en région.

Dans cet apport public, les conseils régionaux apportent un quart des fonds territoriaux, les départements un autre quart, et les communes et leurs regroupements (notamment les communautés d’agglomération), la moitié restante. Fusionner les régions, faire disparaître les départements, renforcer les métropoles, tout ça ne sera donc pas sans incidence sur le tissu culturel des territoires.

La fusion, ou concentrer pour être plus fort

Fusion. Économie : Opération juridique consistant à regrouper plusieurs sociétés en une seule. Synon. concentration.

Au chapitre des arguments qui se veulent rassurants, la fusion devra permettre d’avoir des régions plus fortes. À l’instar des länders allemands ou des communautés autonomes espagnoles, nos futures régions atteindront donc cette taille critique qui ferait d’elles les moteurs du pays. Mais de quoi parle-t-on ici ? De surface ? Du côté de Midi-Pyrénées, on a déjà coutume de dire que la région est la plus étendue de France. Avec ses 45 348 km2, Midi-Py est plus vaste que le Danemark (43 000 km2). Fusionnées, Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon représenteraient un territoire de 72 724 km2, pour une population de 5,6 millions d’habitants. Plus vaste et plus peuplé que l’Irlande (70 273 km2 pour 4,7 millions d’irlandais). On s’étonne que les élites sudistes du ballon ovale n’aient pas déjà réclamé leur place à part dans un futur tournoi des 7 nations !
 Ou que l’Occitanie du Grand Sud, finalement (et sans que l’on ait apparemment rien demandé à ses ardents défenseurs) se retrouve au centre des débats, et en quelque sorte régénérée après des siècles d’Histoire commune.

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La nouvelle région sera plus grande que l’Irlande. Ses principales villes seront sur le littoral.

Ainsi retaillée, la nouvelle région se positionnerait dans le haut du tableau européen pour la superficie et la population. L’équivalent des communautés autonomes de Madrid ou de Castilla-la-Mancha, des länders de la Hesse ou de la Bavière, plus grande que le Piémont et la Lombardie réunies !
 Mais la comparaison s’arrête là. Fusionnés, les deux budgets des conseils régionaux monteraient péniblement à 3 milliards d’euros annuels, quand la Hesse ou Madrid disposent de plus de 20 milliards par an. Même en intégrant à la future région l’intégralité des budgets des 13 départements appelés à disparaître, « Languedoc-Pyrénées » atteindrait 12 milliards d’euros de budget annuel. La moitié seulement du budget des consœurs européennes citées en exemple et en comparaison. La moitié de leur PIB régional, aussi. 140 milliards de richesses créées contre 210 à 240 dans les régions européennes similaires.
Et un ensemble vaste. 550 km du point le plus au sud-ouest (Cauterêts) au point le plus au nord-est (Pont-Saint Esprit). 5 heures de route pour le traverser de part en part. Trop vaste pour beaucoup d’acteurs de la culture.
« J’ai déjà du mal avec mes missions régionales actuelles », déclare Phillipe Saunier-Borel, codirecteur du Centre National des Arts de la Rue d’Encausse-les-Thermes, en Haute-Garonne. « Ça marche bien avec le réseau Sud. Mais irriguer le nord de la région depuis ma position est déjà plus compliqué. Alors imaginer aller à Perpignan, en Lozère, ou en Camargue, c’est inenvisageable ». Pour le patron de ce lieu labellisé par l’État, hors de question d’agrandir son territoire déjà trop vaste. « Il faudrait de toute façon deux CNAR sur ce territoire ».
On est loin du discours sur les économies qu’une telle fusion générerait. D’ailleurs, aucun expert ne s’accorde sur ces économies possibles. Le seul point dans lequel tout le monde voit bien où l’État gagnerait à une réorganisation, ce sont ses propres services.
Ainsi apprenait-on début juillet que le chantier de la réforme territoriale de l’État était relancé, sous la triple autorité des ministères de l’Intérieur, de la Décentralisation, et du secrétariat à la réforme de l’État. « À l’échelon régional, l’État se concentrera sur son positionnement stratégique. Son organisation coïncidera avec les 14 futures grandes régions », indique le communiqué diffusé à l’issue du conseil des ministres du 2 juillet dernier. 
Pour parler clairement, il n’y aura plus qu’une seule DRAC pour la future grande région. Personne ne sait encore si cela signifie un seul conseiller théâtre au lieu de deux, un seul conseiller cinéma au lieu de deux, etc. Mais chacun suppute que là est le principal champ d’économie d’un État culturel déjà décrit comme fortement malmené.

La fusion, ou le mélange des intimités

Au figuré. Combinaison, mélange intime de plusieurs éléments.

Fusionner implique « un mélange intime de plusieurs éléments ». Rien ne sert de chauffer les corps, de liquéfier les états, de concentrer les essences, si c’est pour se retrouver avec le même point de départ. « La totalité est plus que la somme des parties », nous disait Aristote.
Pour fusionner, il faut donc se connaître l’un l’autre. On n’écartera donc pas complètement l’idée d’une fusion amoureuse, pour s’attarder d’abord sur le fantasme. « Le vrai risque, c’est de se faire avaler par une région plus riche », nous dit Frédéric Michelet, de la fédération LR des arts de la rue. Pourtant, la supposée richesse du géant midi-pyrénéen reste du domaine du fantasme, en tout cas pour l’échelon régional. Les budgets des deux conseils régionaux sont similaires : 1,5 milliard d’euros. Et côté politiques culturelles, on affiche un budget régional de 30 M€ du côté Midi-Pyrénées, contre 40 M€ côté Languedoc-Roussillon. Le plus gros n’est pas celui qu’on croit.
 Le secteur des arts de la rue, depuis longtemps organisé en fédérations régionales pour défendre ses intérêts, veut entamer rapidement sa propre fusion, en construisant une nouvelle fédération. « Être les premiers interlocuteurs pertinents à l’échelle des nouveaux pouvoirs est un enjeu important pour nous » poursuit Frédéric Michelet.

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Pour ce qui est de la fusion des logos, ça ne devrait pas être trop difficile.
Pour les autres secteurs, le chemin sera plus long. Peu sont déjà organisés à l’échelle de leur propre région. Quant aux agences régionales auxquelles État et régions confèrent généralement des délégations, leur paysage est loin d’être unifié. Le secteur littéraire, seul à disposer de structures similaires de part et d’autre des frontières actuelles, commence à discuter à l’échelle des techniciens. Mais le calendrier est encore très flou. Les discussions vont bon train dans la navette entre le Sénat et l’Assemblée Nationale. La date du prochain scrutin régional n’est toujours pas connue avec certitude. Mars 2015 ? Novembre 2015 ? Enfin, la suppression des conseils généraux pourrait obliger à une périlleuse révision constitutionnelle, que l’exécutif redoute.
En région Languedoc-Roussillon, le décès de Christian Bourquin, farouche opposant à la fusion, pourrait changer la donne. Mais il est trop tôt pour le dire. On comprend dès lors que les discussions entre techniciens de la culture ne soient pas toutes urgentes.

D’autant que dans la plupart des secteurs culturels, les structures sont construites sur des bases différentes, et certains domaines culturels n’ont pas d’outils équivalents dans l’une ou l’autre des deux régions. Chacun entend par conséquent pousser son avantage pour s’imposer comme le chef de file du futur territoire. Au risque de la fusion nucléaire. Einstein ne contredisait-il pas Aristote en déclarant que « la masse d’un atome est toujours inférieure à la masse de ses constituants » ?

(Cet article est paru sous une forme équivalente dans le numéro 55 du magazine Let’s Motiv)

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