L’esprit d’escalier

J’ai plusieurs vies au compteur.
Pas comme l’entendent ceux qui croient en la réincarnation, hein !
Même si… La première fille avec qui j’ai vécue, sa sœur était astrologue. Astrologue karmique. Elle avait fait mon thème astral karmique. Ce n’était pas très beau, parait-il. Des vies de mages noirs, de sorciers, d’animaux, des réincarnations pas fréquentables. La fille m’a quitté. Pas que pour ça, mais ça a compté.
Non j’ai juste quelques vies dans une seule.
Rezba, lui, a 10 000 ans, une myriade d’années. Peu de gens connaissent Rezba, à part moi. Mais Rezba est une invention.
Mes vies à moi ne sont que des réinventions de moi-même. Des vies d’intellectuel précaire, de mercenaire engagé, de chuchoteur de micro, de gratte-papier. Des vies de père à mi-temps, d’amant en quête de totalité, de chien enragé aussi.
De crève-la dalle. De cueilleur. De chasseur d’idéal.
Des vies incomplètes.
Je n’avais pas tout le mode d’emploi. Parfois je croyais monter l’escalier de Perec, et je le descendais. Parfois je croyais trouver une porte, et je me retrouvais à tenir la rampe pour ne pas tomber.

Les cinq étages du monde parisien, Bertall, 1845.
Illustration de l’édition de poche de La vie mode d’emploi, Romans. Georges Perec, 1978
(1980 pour l’édition de poche)

Il y a quelques années, j’ai pris une autre voie. J’ai essayé de réunir dans un même endroit plein d’aspects de mes vies antérieures, et d’enlacer des chemins que je n’avais pas su concilier avant. Une vie où il faut penser, où il faut fabriquer, où il faut tenir autant mentalement que physiquement, où il faut inventer et créer autant qu’entraîner et organiser.
Parce que, lycéen, je m’étais construit la possibilité d’être un intellectuel, un sportif ou un artisan manuel. Mais il a fallu vite choisir. J’ai choisi la voie des études, de celles qui t’amènent à penser, et aussi à dire, à écrire, à tenter de transmettre. Celle qui m’a amené à des engagements forts, qui m’ont fermé autant de portes qu’ils m’ont ouvert d’aventures.
Mais il m’a toujours manqué les dimensions physiques et manuelles.
J’ai mis très longtemps à le comprendre.
Au fond de mon cortex, je me pensais fou, parce que se formulait l’idée que j’aspirais à être un surhomme. Un demi-dieu. Que j’étais en quête de tout savoir-faire.
Mais je ne le formulais pas comme ça. Je ne savais pas ce qui me manquait. Et je ne savais pas comment sortir de cette sorte d’impasse dans laquelle j’étais, et qui affectait tous les aspects de ma vie. Professionnels, sentimentaux, sexuels, sociaux, familiaux.
Il a fallu que je fasse le deuil de quelque chose pour que revienne à moi cette heure juvénile des choix, et que je découvre un chemin, un tout petit chemin, un trou de souris par lequel je pourrais me faufiler pour essayer de les réunir dans un même endroit.
Et cette possibilité-là, je la dois à mon oncle, Serge. Parti il y a exactement vingt ans.
Lycéen, je voulais vivre de ma passion du ski. Je n’étais pas du tout taillé pour être un champion, et d’ailleurs peu de champions de ski arrivent à ne vivre que de ça. Je voulais enseigner le ski. Et ça a été mon premier « métier », mon premier boulot.
Mais c’est un boulot dont on ne vit pas toute l’année.
Mon oncle enseignait le ski, c’était son métier, et il était l’un des meilleurs.
Et cet homme, lorsque j’étais adolescent, a plus compté pour moi que tous les autres adultes qui m’entouraient.
C’était son métier, moniteur de ski. Mais l’été, il fallait bien qu’il fasse autre chose. Et il était charpentier. Menuisier-charpentier. En montagne, charpentier l’hiver, c’est compliqué. On fait les toits l’été. Charpentier de montagne, c’était pratique, complémentaire avec le ski.
La charpente, ça ne m’attirait pas plus que ça. Je préférais la menuiserie. Mais la charpenterie de montagne, c’est tellement précis, ça doit être tellement infaillible, que c’est aussi excitant que de fabriquer un beau meuble.
Et en refaisant un toit avec mon oncle, un été de mon adolescence, on a conçu un plan secret. Je n’allais rien dire à personne, lui non plus, et j’allais passer un CAP de menuisier en même temps que mon bac. Par correspondance, avec juste un certificat de stage ni tout à fait vrai ni tout à fait faux et quelques heures d’atelier. Ça tombait bien, j’étais dans un lycée qui était aussi un lycée professionnel.
Et j’ai eu mon petit bout de papier marqué CAP de charpentier-menuisier.
Et en même temps mon bac.
Et le concours d’entrée à Science Po.
Et j’ai continué à enseigner le ski en faisant sauter les cours pendant les vacances d’hiver. Je ne remercierais jamais assez le père de Michel, qui fréquentait les mêmes bancs de Science Po que moi, pour tous ces certificats de maladie qui me permettaient de revenir le compte en banque plein, et quelques marques de bronzage en forme de lunettes, pas plus discrètes que l’en-tête des certificats médicaux que je fournissais. Oui parce que la spécialité du père de Michel, c’était anatomie pathologique. Il était chef de la morgue d’un grand hosto lyonnais, le père de Michel. Et ses patients étaient généralement bien moins remuants que moi à 20 ans.
Mais grâce au ski, j’ai pu financer une bonne partie de ma vie étudiante, et la rendre passionnante.

L’esprit d’escalier. Vitraux permanents de François Morellet, 2010.
Escalier de Lefuel, Musée du Louvre, Paris

La menuiserie, elle, est restée un hobby. Un meuble par ci. Une bibliothèque. Un lit pour un enfant. Une cuisine agencée comme je voulais. Mais ce besoin sourd de fabriquer, de concevoir quelque chose de mes mains, quelque chose d’utile et de beau, restait une dimension accessoire. Il fallait qu’elle puisse s’intégrer à ma vie non pas comme une autre dimension, alternative, mais comme un reflet de complétude, comme les vitraux de François Morellet dans l’escalier Lefuel du Louvre. Cette œuvre, L’Esprit d’escalier, n’a rien à voir avec l’esprit de l’escalier de Diderot. Elle en est tout le contraire. Ce n’est pas une absence de réaction ou de répartie, c’est une complétion, la mise en évidence de la logique de l’escalier de Lefuel, une fenêtre ouverte sur l’esprit du premier créateur, que le second vient, par son œuvre, éclairer. Ce que je cherchais était de cette essence.
Et trente ans plus tard, quand j’ai eu fait le deuil de ce quelque chose qui m’empêchait d’être complet, je suis allé vers la menuiserie. Des ouvrages sur mesure, conçus in situ.
Des bibliothèques. Des mezzanines. Des escaliers.
Plein d’escaliers. Un esprit d’escaliers. Escalateur. Starcase Spirit.
Et d’autres bibliothèques, des buffets, des plans de travail imbriqués dans des escaliers, des escaliers suspendus, des escaliers rangements, tout un tas de jolis trucs. Pas longtemps, mais ça m’a permis d’aller voir ailleurs. De trouver autre chose. Dans un tout autre secteur. La décoration de films.
Et une fois que j’ai eu pu passer par ce petit trou de souris, ce vieux bout de papier que tu m’avais conseillé d’avoir, Serge, ce CAP qui n’avait jamais figuré sur aucun de mes CV, est ce qui m’a permis de rester, et de me réinventer.
De trouver enfin cet endroit où je pourrais tout à la fois penser, imaginer, concevoir, fabriquer, construire. Et même, maintenant, militer. Un métier à la fois manuel et intellectuel, et pour lequel il faut entretenir une forme physique. Parce que sinon, on ne peut pas tout faire, et on n’est pas capable d’entraîner ni une équipe, ni une machine.
Et paradoxalement, cette autre vie qui cherchait à s’ancrer plus encore dans le réel est une vie de maître de l’illusion. Dans laquelle une grande partie de ce que je crée ou de ce que je fais créer par mes équipes sont des objets qui feront croire à un réel.
L’escalier dans lequel je suis est complet, mais il est relatif. Il est comme un escalier de M.C. Escher. Le seul puzzle que j’ai refait plusieurs fois à l’adolescence.

Un des escaliers relatifs de Mauritz Cornelis Escher (1898-1972)

Et ça, cette dernière vie, enfin cette actuelle vie, existe grâce à toi, Serge. Pas que, bien sûr. Elle est aussi la résultante d’un parcours, de choix et de non choix, d’errances et de persévérance, de compagnonnages, d’amours, d’amitiés et de solitude. D’aveuglements longs et de dévoilements tardifs. Mais la clé, ce qui a permis d’ouvrir la porte, je te la dois.
Et j’ai mis longtemps à le réaliser.
Il y avait trop de choses à nettoyer, à éclaircir, à clarifier, avant que je ne puisse le voir. Avant que je ne réunisse les pièces du puzzle.
Il n’y a pas à te remercier, tu n’es plus là pour le lire ou l’entendre. Mais ça me réchauffe de savoir que cette étincelle de toi vit en moi.
Comme tu vis dans tous les sabots de Vénus, dans toutes les gentianes acaules, dans tous les lys martagon, et bien sûr, dans chaque bosse piégeuse des Enfers et dans tous les vallons soyeux semblables aux Arpons.
Je te salue, Serge Fontanez. Que ta mémoire vive encore en nous, qui te survivons depuis 20 ans.

*Starcase Spirit est un jeu de mot impossible à expliquer en quelques lignes, dont je me suis servi comme paravent professionnel pendant quelques temps.
[ssba]