La nuit. Les heures sombres. Le temps de l’oubli. Le temps du repos.
La nuit. Les heures gaies. Les heures riches. Le temps de la fête. Le temps des ivresses.
La nuit. Les heures invisibles. Les heures des invisibles. Les heures oubliées.
Longtemps la nuit n’a pas existé. Le temps social s’arrêtait. Le temps politique s’arrêtait. La nuit était niée, les sociétés étaient convergentes, elles étaient cadencées. Métro, boulot, dodo.
La nuit était reléguée. Elle était, pour l’essentiel, le temps de l’intime. Mes nuits sont plus belles que vos jours, clamait encore Marie (Raphaelle) Billetdoux en 1985.
Quand elle était sociale, la nuit devenait affaire de mœurs, de police. C’était la nuit de « tous les chats sont gris », le temps où l’on ne distingue pas les gentils des méchants, le moment où la délinquance se glisse sans être vue.
Et puis, bien sûr, il y avait la nuit des canailles, la nuit où l’on s’encanaille, la nuit des ivresses.
C’est par elle que la nuit est d’abord revenue sur l’agenda des politiques. Quand, sous la pression de riverains, les établissements de nuit des grandes villes ont commencé à avoir des ennuis. Le début d’une longue problématique de tensions entre « la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse », comme le résume le géographe Luc Gwiazdzinski, qui travaille depuis 10 ans à saisir les tensions entre l’espace et le temps des villes.
Mais la question de la nuit ne se limite pas à cette question de la cohabitation entre ceux qui font la fête et ceux qui veulent dormir. Elle prend ses racines loin dans l’histoire des villes universitaires, et se déploie aujourd’hui dans une pluralité de dimensions sociales et urbaines, et s’alimente au marketing territorial autant qu’aux résistances culturelles.
« Elle n’est pas belle, ma nuit ? »
Gageons que nombreux seront les lecteurs montpelliérains qui se rappelleront de la campagne de communication municipale Montpellier, la ville où le soleil ne se couche jamais, du milieu des années 2000. Alors que la ville a, depuis plusieurs années, drastiquement appliqué la fermeture des bars et restaurants à 02 heures du matin durant les trois mois d’été, et 01 heure tout le reste de l’année, le marketing territorial continue de pointer son nez pour maintenir – à l’extérieur – l’idée d’une ville festive, à l’aune des grandes villes méditerranéennes. La maire de l’époque, Hélène Mandroux, n’hésite d’ailleurs pas à tailler la comparaison avec Barcelone, la voisine tant enviée.
Il faut dire que depuis les années Frêche, la communication de la ville n’a eu de cesse de tenter de faire oublier que Montpellier, et avec elle quasiment toutes les villes françaises, sont des naines à l’aune de l’espace européen. Avec force communication, intégration dans des réseaux européens, arc méditerranéen et autres eurorégions chères aux géographes, Montpellier se hausse du col sur des estrades où figurent les métropoles voisines, fortes de leurs habitants par millions : Barcelone, Milan, Gênes, …
L’irruption d’une comparaison avec la vie nocturne des grandes villes espagnoles prête tant à sourire qu’on se demande encore, 10 ans après, comment une telle idée saugrenue a pu surgir des cerveaux des communicants de l’institution. Depuis de nombreuses années, la capitale héraultaise a raccourci ses nuits, et réussi à migrer le gros de l’industrie festive en périphérie. Aucun bar de nuit. Ne restent en ville que quelques établissements musicaux. L’emblématique Rockstore, et quelques caves transformées en boîte de nuit, si possible à la périphérie du centre historique, pour accueillir une jeunesse étudiante polyglotte.
La vie estudiantine nocturne ne date pourtant pas d’hier. Montpellier doit à ses universités son essor historique, et une bonne partie de son dynamisme économique et démographique. En accueillant plus de 60 000 étudiants, elle est aux premiers rangs des populations étudiantes françaises.
De tout temps, l’Écusson, le centre historique, a été le terrain de jeu préféré des étudiants montpelliérains. Ils y ont longtemps bénéficié d’une impunité quasi totale. Au moyen-âge, les privilèges accordés aux universités – les « libertés et franchises universitaires » – permettaient aux « disciples » comme aux « maîtres » d’échapper à la justice locale, pour n’être redevables que devant les juridictions universitaires et, pour les faits les plus graves, devant les juridictions ecclésiastiques, beaucoup plus clémentes. Les nuits de Montpellier la médiévale étaient agitées de bagarres entre étudiants, de crimes, parfois.
Si ces « franchises » se sont, dès la révolution, cantonnées aux enceintes des universités, la ville a continuer à battre au rythme des temps universitaires, et la fête estudiantine constitue, au moins à égalité avec l’excellence des formations, l’un des principaux facteurs d’attraction des universités.
Jusque dans les années 2000, l’Agem, la grande et puissante fédération des corporations étudiantes, était d’abord connue pour être l’une des plus attrayantes boîtes de nuit du centre-ville. Dans ses locaux historiques de la rue de la Croix d’Or défilait chaque année une jeunesse montpelliéraine qui venait danser, chanter, boire à moindre coût, flirter. L’époque est révolue.
L’augmentation du prix de l’immobilier dans le centre-ville a amené une nouvelle population, plus aisée, qui aime vivre en centre-ville, mais veut la paix nocturne. Le droit au silence, comme se nomme l’une des associations les plus actives.
Négociés avec la municipalité, les arrêtés préfectoraux ont restreint les heures d’ouverture des établissements. La nuit montpelliéraine est désormais plus proche d’une ville de province que d’une capitale.
Non pas que les problèmes ne se posent pas ailleurs et de façon similaire. À Paris, la tension entre les riverains et les activités des « loisirs nocturnes » s’est fait sentir dès les années 2000. Sous la pression des phénomènes de gentrification, c’est à dire, beaucoup plus clairement, d’embourgeoisement, les quartiers populaires et traditionnels de le nuit parisienne ont commencé à vivre les conflits. Ceux-ci se sont d’abord focalisés autour des cafés-concerts, des bars musicaux. À travers l’organisation des États généraux de la nuit, l’idée d’une charte nocturne, ou, plus spécifiquement comme à Lyon, d’une charte des bars musicaux, s’est fait jour. Aide à l’insonorisation, information et sensibilisation des clients, médiation avec les associations de riverains, toute une panoplie s’est déployée, avec plus ou moins de succès, pour faire cohabiter la ville qui dort et la ville qui s’amuse.
Autour de cette première prise en compte politique de la nuit, deux courants ont convergé : la question des temps multiples, et celle d’une médiation, d’une régulation spécifique des activités nocturnes.
La nuit est-elle notre prochain horizon politique ?
La question des temps est récente. Longtemps nos sociétés ont été cadencées. Les temps de travail étaient peu ou prou les mêmes, les temps des loisirs aussi. La nuit était le temps des marges, et des marginaux.
L’individualisation des sociétés, l’exponentielle diversification des activités, la mondialisation des communications, tout cela a concouru à augmenter l’amplitude temporelle des activités humaines. Insidieusement, le continent de la nuit se fait coloniser. « Le temps en continu de l’économie et des réseaux s’oppose au rythme de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local », écrit Luc Gwiazdzinski. Dès lors, la question du temps des services publics se pose. Lorsque notre propre activité régulière est décalée, comment accéder aux services publics ?
C’est en Italie que la question des temps des politiques publiques a émergé. Dès les années 1980, des mouvements féministes italiens ont demandé la reconnaissance d’un « droit au temps » pour les mères de famille, avec, comme corollaire, un renforcement de la coordination des horaires des services urbains : transports, enfance, accès aux guichets administratifs, aux équipements sportifs et culturels.
Progressivement, des bureaux des temps sont apparus au sein de collectivités publiques, en Italie, en Allemagne, et plus tardivement en France. Mais rares sont encore ceux qui s’occupent de la nuit.
C’est dans les pays où la nuit est la plus longue que d’autres types de régulation publique sont apparus pour traiter des activités nocturnes. Dans les grandes villes du Danemark ou des Pays-Bas est née l’idée du conseil de la nuit. Les nuits nordiques sont, il est vrai, sensiblement différentes. Quinze heures de nuit l’hiver, quatre l’été, font que la perception physique de la nuit est différente. C’est là, dans ces grandes villes, qu’est née l’idée d’un maire de la nuit. Si la nuit porte conseil pour ceux qui dorment, alors la nuit doit avoir son propre conseil avec ceux qui y vivent.
Ces expériences se sont d’abord constituées autour des tensions entre les activités festives et les riverains. Les premiers maires de la nuit étaient des noctambules, cela va sans dire, mais pour la plupart issus du milieu festif. C’est en 2013 que les maires de la nuit sont apparus en France, à Paris, à Rennes, et à Toulouse. À l’origine de l’initiative, des professionnels de la nuit, le collectif Culture bar-bars et l’association Technopol. Si Nantes et Paris ont élu des maires noctambules, usagers de la nuit, Toulouse a fait un choix quelque peu différent. Christophe Vidal, éditeur de Minuit, le magazine d’exploration nocturne, a rapidement élargi l’activité de l’association Toulouse Nocturne à l’ensemble des questions soulevées par la nuit : transports, sécurité, santé, économie. Mi-lobbyiste, mi-médiateur, il auditionne les candidats aux élections, et cherche à sensibiliser les décideurs de tous poils aux questions du champ nocturne. « Je me suis attelé à ce triptyque : comment concilier ces trois villes : celle qui veut dormir, celle qui veut travailler et celle qui veut s’amuser ». Trop souvent, les élus ne s’intéressent à la nuit que parce qu’il y a un conflit d’usage, ou parce que la nuit est prétexte à un évènement. Les « nuits blanches » parisiennes, la « fête des lumières », généralisation progressive d’une tradition populaire lyonnaise élevée au rang d’attraction touristique majeure, ou, plus ponctuellement et modestement, une « nuit des étoiles », une « nuit du cinéma de plein-air », un « trail de nuit » urbain. Christophe Vidal cherche à renverser la problématique, autour du quotidien de la nuit, espace-temps de plusieurs millions de travailleurs nocturnes, enjeu économique et touristique, mais aussi enjeu de santé publique, de prévention des risques. L’un de ses combats actuels concerne l’alimentation. « Il est interdit au restaurant d’ouvrir toute la nuit. Du coup, il est impossible de manger lorsqu’à 3 heures du matin on veut rentrer, et qu’il faut éponger l’alcool. Je veux obtenir l’autorisation pour que des food-trucks ou des restaurants puissent servir à ce moment-là. »
À Montpellier, la réflexion en est loin. Si Toulouse et Bordeaux ont beaucoup fait pour revitaliser leur vie nocturne, notamment en centre-ville, Montpellier n’a jamais eu à faire d’efforts. Mais elle est aujourd’hui dépassée par son inaction en la matière. À l’heure, trop précoce, de la fermeture des bars, des centaines, parfois des milliers de noctambules défilent dans les rues de l’Écusson et des faubourgs, pas assez fatigués pour rejoindre leurs couettes. Certains font la jonction avec celles et ceux qui boudent les bars, trop chers, et ont importé d’Espagne le botellon. Depuis une dizaine d’années, une partie de la jeunesse étudiante a délaissé les bars, et squatte l’espace public, places et jardins, au grand bonheur des épiceries de nuit qui récupèrent un marché d’importance. Alcoolisation excessive, bruit, déchets laissés sur place, le botellon crée des problèmes publics autrement plus difficiles à gérer que les relations riverains – patrons de bars. Elle pose de plein fouet la question de l’espace public, et de son utilisation nocturne. Une question essentielle dans les villes méditerranéennes, celle de la « civilisation de l’apéro ».
On l’élit quand, ce maire de la nuit montpelliéraine ?
Ceci est la version enrichie en notes et liens d’un article paru dans le magazine Let’s Motiv n°60, ce petit bijou de la presse culturelle gratuite.