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De quoi ?

Clientélisme et communautarisme : l’agonie du système Frêche

Durant de longues années, Georges Frêche s’est maintenu au pouvoir grâce à une rigoureuse et méthodique construction clientéliste et communautariste.  La bataille fratricide des élections municipales 2014 fut, à bien des égards, une bataille pour l’héritage des réseaux clientélistes et communautaristes montpelliérains. Celle de 2020 sonne comme la fin d’un système, qui a vu perdre celui qui avait su capter en 2014 l’essentiel des clés d’accès à l’archipel électoral frêchiste. Tandis que le vainqueur, qui se place en successeur sans jamais avoir été adoubé, clame avoir mis fin à la tentation clientéliste. Qu’en est-il vraiment ? Tentative de décryptage.

Le 28 juin dernier, Philippe Saurel, maire sortant de Montpellier, s’est incliné devant le socialiste Michaël Delafosse en ne réunissant que 17 644 voix, contre 24 046 au vainqueur, dans un scrutin au taux de participation historiquement bas. Alors que Michael Delafosse avait construit une alliance avec les écologistes d’EELV, et prétendait pouvoir agréger une partie non négligeable des autres électorats écologistes dispersés sur les listes menées au 1er tour par Clothilde Ollier et Alenka Doulain, Philippe Saurel ne pouvait compter que sur lui-même pour tenter de combler un handicap de 1er tour qui l’avait vu réunir 19% des suffrages et moins de 10000 voix. Ce qui est peu pour un maire sortant, à l’aune d’une ville de 280000 habitants. Mais après avoir été absent publiquement du 1er tour, faisant le choix de ne participer à aucun débat médiatisé, le maire sortant et son équipe ont, à l’inverse, été omniprésents pendant les trois mois du plus long entre-deux tours de municipales que la République ait connu, multipliant les mises en scène de son action de maire, et les tentatives de récupérer l’électorat qui lui avait permis, six ans plus tôt, de gagner la bataille fratricide pour la capture de l’héritage de Georges Frêche.
Que s’est-il passé entre les deux tours atypiques de cette élection municipale ?
Que se passe-t-il, plus généralement, entre les deux tours d’une élection ? La réponse à cette question se retrouve en partie dans les commentaires de sondages « sorties des urnes », qui permettent aux sondeurs et aux commentateurs d’éclairer les « reports de voix » portées sur tel ou tel candidat du 1er tour et reportées sur tel autre candidat du second tour. Mais si l’outil est efficace pour comprendre des logiques de rassemblement ou mesurer l’efficacité d’une alliance, il n’explique que partiellement ce qui se passe entre deux tours, et notamment deux points cruciaux : les votants sont-ils les mêmes ? Quelles sont les dynamiques de mobilisation qui ont été à l’œuvre ?

Une participation en trompe-l’œil

L’un des outils capables d’éclairer ce moment démocratique particulier qu’est « l’entre-deux tours », c’est l’analyse des cahiers d’émargement des électeurs. Là, se trouvent, dans une colonne, les signatures des électeurs du 1er tour, et dans une autre, celles des votants du 2nd tour.
À quoi cela sert-il ?
 À dissiper un trompe-l’œil, d’abord. Car la lecture des résultats d’une élection à deux tours est souvent un trompe-l’œil. La participation réelle, par exemple, est cachée derrière une fausse évidence. En mars dernier, 34,61% des électeurs montpelliérains ont voté au 1er tour, et 34,41% au 2nd. Les chiffres sont quasi identiques, et donnent à penser qu’une poignée d’électeurs du 1er tour n’ont pas voté au second. Mais c’est totalement faux. Ainsi, en étudiant les cahiers d’émargement, on s’aperçoit qu’en réalité, 27% des électeurs du 1er tour ne sont pas revenus voter au second, et qu’ils ont été remplacés par quasiment autant d’électeurs qui n’avaient pas voté au 1er tour.
Autrement dit, un peu plus de 14000 électeurs du 1er tour ne sont pas revenus au second. Le changement de l’offre électorale, la disparition au second tour des listes sur lesquelles leur choix s’était porté explique pour beaucoup ce désintérêt pour l’issue du scrutin. C’est généralement, ce que nous traduisent les sondages « sorties des urnes ». Mais la vraie boîte noire, c’est la motivation à aller voter de celles et ceux qui n’étaient pas présents au 1er tour.
Or, ils sont, dans l’élection montpelliéraine de 2020, aussi nombreux que les partants : 14 000 électeurs qui n’avaient pas voté au premier tour et qui sont venus au second dans l’espoir de faire pencher la balance du côté de leur choix.

Entre les deux tours, le corps électoral s’est renouvelé à hauteur de 42%

Au passage, ces chiffres indiquent aussi beaucoup sur le taux de participation globale au scrutin, qui n’est pas de 34,5%, comme les chiffres « nus » tendent à le faire croire, puisqu’au final, 67 000 électeurs ont participé à l’un des deux tours de l’élection, soit un taux de participation globale de 43,7%. Et seulement 36 000 ont participé aux deux tours. Entre les deux tours, le corps électoral s’est renouvelé à hauteur de 42%.Pour comprendre ce qui s’est passé entre les deux tours, et tenter d’expliquer ce vaste renouvellement du corps électoral d’un tour à l’autre, les cahiers d’émargement sont de précieux outils. D’abord parce qu’ils sont l’instrument premier du travail de mobilisation entre les deux tours. Dès qu’ils ont été disponibles en préfecture après le 1er tour (c’est à dire après le confinement), les cahiers ont été pris en photo ou scannés par les équipes restantes en lice, puis analysés par les militants. L’objectif ? Repérer les abstentionnistes connus et susceptibles de venir voter favorablement au deuxième tour, et les contacter pour les convaincre de le faire. Et c’est là, précisément, que les choses deviennent intéressantes.
Car dans cette mobilisation des abstentionnistes, il y a plusieurs logiques à l’œuvre. La première logique est partisane, politique. Il s’agit de repérer parmi les abstentionnistes les sympathisants, les gens « de son camp », les connaissances que l’on peut convaincre. Les personnalités connues d’un secteur particulier, les têtes de réseau associatif, tous celles et ceux qui, autour du candidat ou de la liste, disposent d’un large carnet d’adresses, sont invités à venir consulter les cahiers d’émargement, pour repérer celles et ceux de leur connaissance « qui n’ont pas voté », et que l’équipe pourra appeler. On a ainsi vu, à la permanence du candidat Delafosse, l’ancienne maire Hélène Mandroux, passer elle-même de nombreux coups de fil, tandis que Claudine Frêche est, elle aussi, venue faire la moisson de ses connaissances à mobiliser. C’est un travail classique de mobilisation individuelle.

Clientélisme et stabilité électorale des décennies Frêche

Ce travail se fait-il sur des bases strictement politiques ? Non. D’autres logiques peuvent être à l’œuvre. Philippe Saurel et Michael Delafosse sont issus tous deux du même creuset politique local. Tous deux revendiquent l’héritage politique de Georges Frêche. Mais l’héritage de Georges Frêche n’est pas que politique. La bataille fratricide de 2014 entre les deux socialistes candidats à l’héritage concernait aussi, et peut-être avant tout, la maîtrise d’un système électoral grâce auquel Georges Frêche avait bâti son royaume sudiste. Durant les 33 années pendant lesquelles Georges Frêche a régné sur Montpellier et sur son agglomération, il a construit patiemment un réseau de clientèle assez peu décrit par la littérature scientifique et journalistique.
Le clientélisme politique est souvent regardé comme une marque d’archaïsme démocratique, ou comme une dérive mafieuse. L’abondante littérature et les représentations cinématographiques qui en traite nourrit cette représentation, en focalisant pour l’essentiel sur des territoires «clichés» : la Sicile, Naples, la Corse, Marseille, ou en la dépeignant comme un élément constitutif du pouvoir notabiliaire désormais relégué à la « France rurale ». Pourtant, les analyses de la conquête du pouvoir d’un Jacques Chirac, depuis les collines de la Corrèze jusqu’à l’Hôtel de Ville de Paris, montrent la continuité des mécanismes à l’œuvre entre la vieille figure du notable qui rend service à une population dont il connaît chaque famille, et les systèmes clientélistes municipaux de maintien du pouvoir dans les grandes villes françaises, de Lille à Nice, de Lyon à Bordeaux, de Toulouse à Montpellier. Les systèmes sont les mêmes, seuls les contextes, et les leaders, varient.

Un cahier d’émargement aux élections municipales de 2020 à Montpellier

Un système clientéliste à grande échelle s’appuie sur des composantes similaires, où qu’il s’installe. Il y a d’abord, autour d’un premier cercle de fidèles et de loyaux, des « captifs », dont les conditions d’existence sont directement liées au maintien ou à la conquête du pouvoir. Ce cercle d’obligés, aux contrats liés aux mandats électifs, s’étend au fur et à mesure de l’extension du territoire maîtrisé, et de la concentration du pouvoir. Georges Frèche disposait, à la fin de son règne, d’un large spectre de lieux de pouvoir : la mairie de Montpellier, l’agglomération, la région, mais aussi tous les satellites directement dirigés de par ses positions électives : syndicats mixtes, sociétés d’économie mixte, établissements publics, … Outre qu’ils hébergent des « captifs », l’ensemble de ces structures publiques ou parapubliques constitue également un formidable gisement d’emplois et de logements, dans lequel un système bien organisé pourra constituer un deuxième vivier : les « redevables ». Un ensemble d’électeurs – et de familles – qui acceptent en conscience d’affirmer une loyauté en remerciement d’un emploi pour l’un des leurs, d’un logement plus grand ou mieux placé, ou, en d’autres termes, d’une sécurité de leurs conditions de vie. Le clientélisme politique prospère d’autant mieux que la population qu’il cherche à maîtriser est habitée par la peur de la précarité. Les territoires les plus pauvres sont donc souvent les plus touchés par le clientélisme, ce qui contribue encore à leur stigmatisation d’archaïsme. Il est important de distinguer cette relation clientélaire des privilèges qu’une bourgeoisie d’affaires pourra tirer d’une relation étroite avec les sphères de pouvoir, pour y décrocher exemption, facilité de permis de construire ou d’aménagement, ou gains de concours et d’appel d’offres. Le clientélisme n’est pas la corruption des pauvres. C’est un système d’échange, asymétrique, entre un patron et des clients.

Enfin, une troisième composante du clientélisme politique n’est pas, ou pas seulement, directement ou indirectement liée au leader par des prébendes, mais d’abord par des libéralités : des permissions d’existence, de la reconnaissance symbolique, de la facilitation d’existence communautaire. Le communautarisme politique consiste alors à améliorer les conditions d’exercice des cultes, à reconnaître et aider des spécificités culturelles et communautaires. Georges Freche s’est longtemps appuyé sur les réseaux de rapatriés d’Algérie et du Maghreb. Il se vantait ainsi à la fin du siècle dernier d’avoir sur ses listes aux municipales des représentants de toutes les « sensibilités pieds-noirs », de plus progressistes aux anciens de l’OAS. Mais il y avait aussi des personnalités issues des communautés judaïques et protestantes, puis des milieux catholiques, grâce notamment à l’arrivée en 1995 de celui que la frêchie appelait alors « l’homme de l’Évêché » : Philippe Saurel. Toutes les communautés n’aspiraient forcément à avoir un représentant élu, toutes n’y avaient pas droit non plus. Mais la relation avec les communautés gitanes sédentarisées a toujours fait l’objet d’une attention particulière, de recrutements ( chez « l’ami » Louis Nicollin, mais aussi dans les machineries de l’opéra), et de visites mises en scène. D’autres communautés étaient sciemment « sous-traitées » par des partenaires politiques. Ainsi, la communauté franco-marocaine, après avoir vainement espéré une reconnaissance au cœur du système, s’est tournée vers l’entreprise politique du leader des écologistes dans les années 90 et 2000, Jean-Louis Roumégas, lui permettant investiture et poids dans les négociations, jusqu’à ce que l’instigateur de ce lobby communautaire, Mustapha Majdoul, prenne son autonomie et capte le leadership à son propre profit.

L’ensemble de ce système et de ces sous-systèmes a permis à Georges Freche de se maintenir au pouvoir à moindre effort, dans une ville où la croissance démographique était tout à la fois le premier moteur économique, et le plus grand danger politique. Toute croissance démographique forte induit un renouvellement de la population. Et le « turn-over » montpelliérain est particulièrement fort, quand on sait qu’il arrive chaque année depuis 20 ans quelques 20 000 nouveaux habitants, et qu’il en part presque autant. Or, rien ne menace plus la stabilité d’un système d’allégeances que les changements sociologiques induits par une croissance démographique forte.

Aussi, au contraire des systèmes clientélaires marseillais ou lillois dans lesquels le mécanisme clientéliste est aussi un facteur d’intégration des nouvelles populations, le système frêchiste s’est gardé de tout effort d’intégration politique des nouveaux arrivants. Ainsi, jusqu’au début de la décennie 2010, Montpellier est resté l’une des grandes villes de France dont le corps électoral était l’un des plus faibles par rapport à sa population : en 2001, la ville comptait 116 000 électeurs pour 225 000 habitants. Et sur ces 116 000 électeurs, entre 12 000 et 15 000 n’habitaient plus à Montpellier, comme en témoignaient les retours de cartes électorales. C’était donc moins de la moitié de la population qui pouvait voter. Et la participation était, elle aussi, très basse : en dessous de 60% pour les élections municipales. Il suffisait donc à Georges Frêche d’attirer à lui et de maîtriser 15% de la population totale pour réunir 30% des voix aux 1ers tours des élections, et de s’assurer la victoire. Ainsi, parti d’un capital de 27 473 voix au 1er tour de l’élection municipale de 1977, il réunira 34 500 électeurs en 1983, 35 000 en 1989, 32 000 en 1995, 33 000 en 2001. Et Hélène Mandroux lui succédera en 2009 en réunissant 36 000 voix au 1er tour. Remarquable stabilité d’un système s’appuyant sur 15% de la population de la ville-centre.

Un système fragilisé par les batailles d’héritage

Ce système clientéliste et communautariste, qui assurait le socle essentiel à la construction des victoires électorales frêchistes, a été mis a mal par deux fois. Une première fois sous le mandat d’Hélène Mandroux, rentrée en opposition avec Georges Frêche, qui l’a en retour privé d’une bonne partie du soutien des réseaux historiques. Et une deuxième fois lorsqu’il s’est agi de désigner le successeur de la maire, dans une double bataille interne : la dissidence de Philippe Saurel, qui va tenter d’emmener avec lui une partie des réseaux historiques, et l’investiture du candidat socialiste, qui va marquer la victoire de Jean-Pierre Moure sur Michaël Delafosse dans une élection largement commentée et controversée, où vont réapparaître tous les fantômes du clientélisme historique de la frêchie pour faire basculer le scrutin en faveur de Jean-Pierre Moure. Dans la défaite, Michaël Delafosse va se construire une image de chevalier blanc, qui ne mange pas de ce pain-là, et qui veut en finir avec les dérives clientélistes.
Philippe Saurel, lui, va publiquement se positionner comme l’anti-système. Mais l’homme est un vieux routier. Il part avec ces réseaux de toujours : une partie du vote catholique, le réseau des barons de Caravètes, aristocratie symbolique d’une population « indigène » noyée sous la masse des néo-montpelliérains, et une partie des réseaux francs-maçons, et notamment de la Grande Loge de France, dont il est l’un des vénérables. Mais c’est insuffisant pour gagner la ville. Philippe Saurel le sait. Trois ans plus tôt, il avait sauvé son poste de conseiller général du 3e canton face à la percée de l’écologiste Nicolas Du