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De quoi ?

Clientélisme et communautarisme : l’agonie du système Frêche

Durant de longues années, Georges Frêche s’est maintenu au pouvoir grâce à une rigoureuse et méthodique construction clientéliste et communautariste.  La bataille fratricide des élections municipales 2014 fut, à bien des égards, une bataille pour l’héritage des réseaux clientélistes et communautaristes montpelliérains. Celle de 2020 sonne comme la fin d’un système, qui a vu perdre celui qui avait su capter en 2014 l’essentiel des clés d’accès à l’archipel électoral frêchiste. Tandis que le vainqueur, qui se place en successeur sans jamais avoir été adoubé, clame avoir mis fin à la tentation clientéliste. Qu’en est-il vraiment ? Tentative de décryptage.

Le 28 juin dernier, Philippe Saurel, maire sortant de Montpellier, s’est incliné devant le socialiste Michaël Delafosse en ne réunissant que 17 644 voix, contre 24 046 au vainqueur, dans un scrutin au taux de participation historiquement bas. Alors que Michael Delafosse avait construit une alliance avec les écologistes d’EELV, et prétendait pouvoir agréger une partie non négligeable des autres électorats écologistes dispersés sur les listes menées au 1er tour par Clothilde Ollier et Alenka Doulain, Philippe Saurel ne pouvait compter que sur lui-même pour tenter de combler un handicap de 1er tour qui l’avait vu réunir 19% des suffrages et moins de 10000 voix. Ce qui est peu pour un maire sortant, à l’aune d’une ville de 280000 habitants. Mais après avoir été absent publiquement du 1er tour, faisant le choix de ne participer à aucun débat médiatisé, le maire sortant et son équipe ont, à l’inverse, été omniprésents pendant les trois mois du plus long entre-deux tours de municipales que la République ait connu, multipliant les mises en scène de son action de maire, et les tentatives de récupérer l’électorat qui lui avait permis, six ans plus tôt, de gagner la bataille fratricide pour la capture de l’héritage de Georges Frêche.
Que s’est-il passé entre les deux tours atypiques de cette élection municipale ?
Que se passe-t-il, plus généralement, entre les deux tours d’une élection ? La réponse à cette question se retrouve en partie dans les commentaires de sondages « sorties des urnes », qui permettent aux sondeurs et aux commentateurs d’éclairer les « reports de voix » portées sur tel ou tel candidat du 1er tour et reportées sur tel autre candidat du second tour. Mais si l’outil est efficace pour comprendre des logiques de rassemblement ou mesurer l’efficacité d’une alliance, il n’explique que partiellement ce qui se passe entre deux tours, et notamment deux points cruciaux : les votants sont-ils les mêmes ? Quelles sont les dynamiques de mobilisation qui ont été à l’œuvre ?

Une participation en trompe-l’œil

L’un des outils capables d’éclairer ce moment démocratique particulier qu’est « l’entre-deux tours », c’est l’analyse des cahiers d’émargement des électeurs. Là, se trouvent, dans une colonne, les signatures des électeurs du 1er tour, et dans une autre, celles des votants du 2nd tour.
À quoi cela sert-il ?
 À dissiper un trompe-l’œil, d’abord. Car la lecture des résultats d’une élection à deux tours est souvent un trompe-l’œil. La participation réelle, par exemple, est cachée derrière une fausse évidence. En mars dernier, 34,61% des électeurs montpelliérains ont voté au 1er tour, et 34,41% au 2nd. Les chiffres sont quasi identiques, et donnent à penser qu’une poignée d’électeurs du 1er tour n’ont pas voté au second. Mais c’est totalement faux. Ainsi, en étudiant les cahiers d’émargement, on s’aperçoit qu’en réalité, 27% des électeurs du 1er tour ne sont pas revenus voter au second, et qu’ils ont été remplacés par quasiment autant d’électeurs qui n’avaient pas voté au 1er tour.
Autrement dit, un peu plus de 14000 électeurs du 1er tour ne sont pas revenus au second. Le changement de l’offre électorale, la disparition au second tour des listes sur lesquelles leur choix s’était porté explique pour beaucoup ce désintérêt pour l’issue du scrutin. C’est généralement, ce que nous traduisent les sondages « sorties des urnes ». Mais la vraie boîte noire, c’est la motivation à aller voter de celles et ceux qui n’étaient pas présents au 1er tour.
Or, ils sont, dans l’élection montpelliéraine de 2020, aussi nombreux que les partants : 14 000 électeurs qui n’avaient pas voté au premier tour et qui sont venus au second dans l’espoir de faire pencher la balance du côté de leur choix.

Entre les deux tours, le corps électoral s’est renouvelé à hauteur de 42%

Au passage, ces chiffres indiquent aussi beaucoup sur le taux de participation globale au scrutin, qui n’est pas de 34,5%, comme les chiffres « nus » tendent à le faire croire, puisqu’au final, 67 000 électeurs ont participé à l’un des deux tours de l’élection, soit un taux de participation globale de 43,7%. Et seulement 36 000 ont participé aux deux tours. Entre les deux tours, le corps électoral s’est renouvelé à hauteur de 42%.Pour comprendre ce qui s’est passé entre les deux tours, et tenter d’expliquer ce vaste renouvellement du corps électoral d’un tour à l’autre, les cahiers d’émargement sont de précieux outils. D’abord parce qu’ils sont l’instrument premier du travail de mobilisation entre les deux tours. Dès qu’ils ont été disponibles en préfecture après le 1er tour (c’est à dire après le confinement), les cahiers ont été pris en photo ou scannés par les équipes restantes en lice, puis analysés par les militants. L’objectif ? Repérer les abstentionnistes connus et susceptibles de venir voter favorablement au deuxième tour, et les contacter pour les convaincre de le faire. Et c’est là, précisément, que les choses deviennent intéressantes.
Car dans cette mobilisation des abstentionnistes, il y a plusieurs logiques à l’œuvre. La première logique est partisane, politique. Il s’agit de repérer parmi les abstentionnistes les sympathisants, les gens « de son camp », les connaissances que l’on peut convaincre. Les personnalités connues d’un secteur particulier, les têtes de réseau associatif, tous celles et ceux qui, autour du candidat ou de la liste, disposent d’un large carnet d’adresses, sont invités à venir consulter les cahiers d’émargement, pour repérer celles et ceux de leur connaissance « qui n’ont pas voté », et que l’équipe pourra appeler. On a ainsi vu, à la permanence du candidat Delafosse, l’ancienne maire Hélène Mandroux, passer elle-même de nombreux coups de fil, tandis que Claudine Frêche est, elle aussi, venue faire la moisson de ses connaissances à mobiliser. C’est un travail classique de mobilisation individuelle.

Clientélisme et stabilité électorale des décennies Frêche

Ce travail se fait-il sur des bases strictement politiques ? Non. D’autres logiques peuvent être à l’œuvre. Philippe Saurel et Michael Delafosse sont issus tous deux du même creuset politique local. Tous deux revendiquent l’héritage politique de Georges Frêche. Mais l’héritage de Georges Frêche n’est pas que politique. La bataille fratricide de 2014 entre les deux socialistes candidats à l’héritage concernait aussi, et peut-être avant tout, la maîtrise d’un système électoral grâce auquel Georges Frêche avait bâti son royaume sudiste. Durant les 33 années pendant lesquelles Georges Frêche a régné sur Montpellier et sur son agglomération, il a construit patiemment un réseau de clientèle assez peu décrit par la littérature scientifique et journalistique.
Le clientélisme politique est souvent regardé comme une marque d’archaïsme démocratique, ou comme une dérive mafieuse. L’abondante littérature et les représentations cinématographiques qui en traite nourrit cette représentation, en focalisant pour l’essentiel sur des territoires «clichés» : la Sicile, Naples, la Corse, Marseille, ou en la dépeignant comme un élément constitutif du pouvoir notabiliaire désormais relégué à la « France rurale ». Pourtant, les analyses de la conquête du pouvoir d’un Jacques Chirac, depuis les collines de la Corrèze jusqu’à l’Hôtel de Ville de Paris, montrent la continuité des mécanismes à l’œuvre entre la vieille figure du notable qui rend service à une population dont il connaît chaque famille, et les systèmes clientélistes municipaux de maintien du pouvoir dans les grandes villes françaises, de Lille à Nice, de Lyon à Bordeaux, de Toulouse à Montpellier. Les systèmes sont les mêmes, seuls les contextes, et les leaders, varient.

Un cahier d’émargement aux élections municipales de 2020 à Montpellier

Un système clientéliste à grande échelle s’appuie sur des composantes similaires, où qu’il s’installe. Il y a d’abord, autour d’un premier cercle de fidèles et de loyaux, des « captifs », dont les conditions d’existence sont directement liées au maintien ou à la conquête du pouvoir. Ce cercle d’obligés, aux contrats liés aux mandats électifs, s’étend au fur et à mesure de l’extension du territoire maîtrisé, et de la concentration du pouvoir. Georges Frèche disposait, à la fin de son règne, d’un large spectre de lieux de pouvoir : la mairie de Montpellier, l’agglomération, la région, mais aussi tous les satellites directement dirigés de par ses positions électives : syndicats mixtes, sociétés d’économie mixte, établissements publics, … Outre qu’ils hébergent des « captifs », l’ensemble de ces structures publiques ou parapubliques constitue également un formidable gisement d’emplois et de logements, dans lequel un système bien organisé pourra constituer un deuxième vivier : les « redevables ». Un ensemble d’électeurs – et de familles – qui acceptent en conscience d’affirmer une loyauté en remerciement d’un emploi pour l’un des leurs, d’un logement plus grand ou mieux placé, ou, en d’autres termes, d’une sécurité de leurs conditions de vie. Le clientélisme politique prospère d’autant mieux que la population qu’il cherche à maîtriser est habitée par la peur de la précarité. Les territoires les plus pauvres sont donc souvent les plus touchés par le clientélisme, ce qui contribue encore à leur stigmatisation d’archaïsme. Il est important de distinguer cette relation clientélaire des privilèges qu’une bourgeoisie d’affaires pourra tirer d’une relation étroite avec les sphères de pouvoir, pour y décrocher exemption, facilité de permis de construire ou d’aménagement, ou gains de concours et d’appel d’offres. Le clientélisme n’est pas la corruption des pauvres. C’est un système d’échange, asymétrique, entre un patron et des clients.

Enfin, une troisième composante du clientélisme politique n’est pas, ou pas seulement, directement ou indirectement liée au leader par des prébendes, mais d’abord par des libéralités : des permissions d’existence, de la reconnaissance symbolique, de la facilitation d’existence communautaire. Le communautarisme politique consiste alors à améliorer les conditions d’exercice des cultes, à reconnaître et aider des spécificités culturelles et communautaires. Georges Freche s’est longtemps appuyé sur les réseaux de rapatriés d’Algérie et du Maghreb. Il se vantait ainsi à la fin du siècle dernier d’avoir sur ses listes aux municipales des représentants de toutes les « sensibilités pieds-noirs », de plus progressistes aux anciens de l’OAS. Mais il y avait aussi des personnalités issues des communautés judaïques et protestantes, puis des milieux catholiques, grâce notamment à l’arrivée en 1995 de celui que la frêchie appelait alors « l’homme de l’Évêché » : Philippe Saurel. Toutes les communautés n’aspiraient forcément à avoir un représentant élu, toutes n’y avaient pas droit non plus. Mais la relation avec les communautés gitanes sédentarisées a toujours fait l’objet d’une attention particulière, de recrutements ( chez « l’ami » Louis Nicollin, mais aussi dans les machineries de l’opéra), et de visites mises en scène. D’autres communautés étaient sciemment « sous-traitées » par des partenaires politiques. Ainsi, la communauté franco-marocaine, après avoir vainement espéré une reconnaissance au cœur du système, s’est tournée vers l’entreprise politique du leader des écologistes dans les années 90 et 2000, Jean-Louis Roumégas, lui permettant investiture et poids dans les négociations, jusqu’à ce que l’instigateur de ce lobby communautaire, Mustapha Majdoul, prenne son autonomie et capte le leadership à son propre profit.

L’ensemble de ce système et de ces sous-systèmes a permis à Georges Freche de se maintenir au pouvoir à moindre effort, dans une ville où la croissance démographique était tout à la fois le premier moteur économique, et le plus grand danger politique. Toute croissance démographique forte induit un renouvellement de la population. Et le « turn-over » montpelliérain est particulièrement fort, quand on sait qu’il arrive chaque année depuis 20 ans quelques 20 000 nouveaux habitants, et qu’il en part presque autant. Or, rien ne menace plus la stabilité d’un système d’allégeances que les changements sociologiques induits par une croissance démographique forte.

Aussi, au contraire des systèmes clientélaires marseillais ou lillois dans lesquels le mécanisme clientéliste est aussi un facteur d’intégration des nouvelles populations, le système frêchiste s’est gardé de tout effort d’intégration politique des nouveaux arrivants. Ainsi, jusqu’au début de la décennie 2010, Montpellier est resté l’une des grandes villes de France dont le corps électoral était l’un des plus faibles par rapport à sa population : en 2001, la ville comptait 116 000 électeurs pour 225 000 habitants. Et sur ces 116 000 électeurs, entre 12 000 et 15 000 n’habitaient plus à Montpellier, comme en témoignaient les retours de cartes électorales. C’était donc moins de la moitié de la population qui pouvait voter. Et la participation était, elle aussi, très basse : en dessous de 60% pour les élections municipales. Il suffisait donc à Georges Frêche d’attirer à lui et de maîtriser 15% de la population totale pour réunir 30% des voix aux 1ers tours des élections, et de s’assurer la victoire. Ainsi, parti d’un capital de 27 473 voix au 1er tour de l’élection municipale de 1977, il réunira 34 500 électeurs en 1983, 35 000 en 1989, 32 000 en 1995, 33 000 en 2001. Et Hélène Mandroux lui succédera en 2009 en réunissant 36 000 voix au 1er tour. Remarquable stabilité d’un système s’appuyant sur 15% de la population de la ville-centre.

Un système fragilisé par les batailles d’héritage

Ce système clientéliste et communautariste, qui assurait le socle essentiel à la construction des victoires électorales frêchistes, a été mis a mal par deux fois. Une première fois sous le mandat d’Hélène Mandroux, rentrée en opposition avec Georges Frêche, qui l’a en retour privé d’une bonne partie du soutien des réseaux historiques. Et une deuxième fois lorsqu’il s’est agi de désigner le successeur de la maire, dans une double bataille interne : la dissidence de Philippe Saurel, qui va tenter d’emmener avec lui une partie des réseaux historiques, et l’investiture du candidat socialiste, qui va marquer la victoire de Jean-Pierre Moure sur Michaël Delafosse dans une élection largement commentée et controversée, où vont réapparaître tous les fantômes du clientélisme historique de la frêchie pour faire basculer le scrutin en faveur de Jean-Pierre Moure. Dans la défaite, Michaël Delafosse va se construire une image de chevalier blanc, qui ne mange pas de ce pain-là, et qui veut en finir avec les dérives clientélistes.
Philippe Saurel, lui, va publiquement se positionner comme l’anti-système. Mais l’homme est un vieux routier. Il part avec ces réseaux de toujours : une partie du vote catholique, le réseau des barons de Caravètes, aristocratie symbolique d’une population « indigène » noyée sous la masse des néo-montpelliérains, et une partie des réseaux francs-maçons, et notamment de la Grande Loge de France, dont il est l’un des vénérables. Mais c’est insuffisant pour gagner la ville. Philippe Saurel le sait. Trois ans plus tôt, il avait sauvé son poste de conseiller général du 3e canton face à la percée de l’écologiste Nicolas Dubourg en mobilisant ardemment les locataires ACM du canton entre les deux tours. Dans la bataille de 2014, il cherchera à reprendre systématiquement au président de l’agglomération tous les maillons du système frêchiste qui se sentent abandonnés par la mort du leader historique. Sa première grande prise, c’est celle de Marlène et Robert Castre, dirigeants de la Maison des Rapatriés, avec qui Jean-Pierre Moure a commis l’erreur de ne pas laisser la place qu’ils estiment être la leur dans sa propre liste. Son deuxième point d’appui, c’est la conquête des agents de la mairie, à qui il promettra reconnaissance et valorisation. À l’électorat catholique, il promet de donner un lustre international aux fêtes de la Saint-Roch, et un appui sans faille aux écoles privées. Aux associations les plus en pointe des quartiers populaires, il distille la faiblesse de la maire sortante, notamment dans la gestion du dossier du Petit-Bard. Partout le message est le même : les « héritiers en place ne sont pas à la hauteur, ils maltraitent les clientèles historiques et se désintéressent des communautés fidèles ». C’est cette habilité à récupérer à son profit la majeure partie du système clientéliste qui lui permettra de se hisser si haut au premier tour. La dynamique engendrée, et les erreurs grossières de son adversaire feront le reste.
Six ans plus tard, le maire sortant a perdu l’essentiel de son socle, et particulièrement le soutien des agents de la mairie et de la métropole. Des 16 836 voix du 1er tour de 2014, il ne reste que 9908 au 1er tour de 2020, et un score de 19% qui le place en très mauvaise position, et parmi les plus bas scores des maires sortants de grandes villes. Ainsi qu’il le dira lui-même lors d’un bureau municipal enregistré au mois d’avril 2020 : « Il est bien évident que nous n’étions pas fringants pour le 2e tour, hein. Le ciel en a décidé autrement. C’est comme ça qu’il faut le voir. Le Grand Architecte a parlé, et le corona est arrivé ».

« Peut-être est-ce cela le plus difficile, n’avoir jamais pu haïr Georges, mais n’avoir jamais pu l’absoudre non plus. » Une citation de Delphine de Vigan dans « Rien ne s’oppose à la nuit« , qui n’a aucun rapport avec le sujet. Image : Le Président ©Yves Jeuland

Le vieux système ne fait plus recette

C’est peu dire que la crise sanitaire a permis au maire de sortant de rebondir. L’opération de communication est rapidement orchestrée : dépliants signés de son nom, affichage sur tous les canaux officiels, et multiplication des photos « en action » : Philippe Saurel portant une cagette, un carton de masques, un masque, etc. L’exercice est à double tranchant : soit l’électeur croit dur comme fer à la figure du sauveur, soit il croit être dans un remake de Bernard Kouchner portant un sac de riz. Aussi l’opération est-elle doublée d’une savante et méthodique campagne de rabattage de la clientèle absente du 1er tour, et d’appels du pied communautaristes. Ce sont les représentants proclamés de la communauté gitane qui débutent le bal. Engagés auprès de Patrick Vignal lors du 1er tour, ils accompagnent le maire sortant dans la cité Gély dès le 27 mai, lors d’une distribution de masques très médiatisée. Les mêmes signeront, dans la dernière ligne droite avant le 2e tour, un engagement à le soutenir en échange d’une attention particulière de ce dernier aux quartiers que les leaders gitans estimaient, il y a quelques semaines encore, totalement délaissés par l’équipe sortante. Sans réserve de voix, sans alliances pour créer une dynamique, l’équipe sortante va multiplier les promesses, et les efforts pour faire voter les absents du 1er tour. Promesses de primes pour les agents de la collectivité exposés durant le confinement, agrandissement des surfaces des terrasses allouées aux bars et aux restaurants, ne sont que la partie émergée de l’iceberg. En dessous, une partie de l’équipe s’active pour faire voter, personnellement ou par procuration, des « redevables » et des communautés. Ainsi, dans les derniers jours de juin, un mail parcourt la communauté juive, signé du président du B’Nai B’Rith. Dans ce long courrier, celui qui se présente comme « un très vieux militant communautaire » tient à fart part à sa communauté de « quelques faits incontournables », parmi lesquels figurent le combat de Philippe Saurel contre le BDS, l’énumération de ses colistiers d’origine juive, le rappel des subventions allouées par l’équipe sortante à diverses associations de la communauté, et l’absence d’équivalents dans les listes concurrentes. Dans cette même période, c’est une série de SMS qui arrivent sur les portables d’une partie de la communauté musulmane. Là aussi, ses SMS sont signés par quelqu’un de connu dans la communauté musulmane montpelliéraine : « Comme vous le savez dans le travail de la dawaa et du tabligh dans lequel je suis investi, toute activité politique est interdite ». C’est donc « à titre personnel » que l’auteur du SMS énumère lui aussi les « faits vérifiés » qui l’amène au « constat clair et net » que seule l’équipe sortante « a été juste et équitable concernant la liberté des musulmans à Montpellier », tandis que son principal adversaire a demandé aux communistes « d’enlever de la liste la femme qui est voilée ». La conclusion du SMS est saisissante : « Dans ces moments, c’est soi on se réveille tous et on prend un quart d’heure pour aller voter ou alors on reste endormis à encore discuter si c’est halal ou pas de voter pendant que nos ennemis nous massacre par derrière. Et celui qui reste endormis longtemps risque de vivre un vrai cauchemar ». Il faut dire que l’auteur du SMS n’est pas un modéré. Il adhère au tabligh, une branche ultrafondamentaliste de l’islam, qui prône un islam revivaliste et prédicateur. Le tabligh, considéré par les frères musulmans comme une « secte radicale » est notamment dans le collimateur des services antiterroristes pour s’être retrouvée plusieurs fois en position d’animation de mosquées à l’épicentre de départs vers la Syrie, à Lunel en particulier. Pourtant, le vendredi 26 juin, alors que le maire sortant vient d’autoriser pour la première fois depuis le déconfinement une prière publique du vendredi, en mettant à disposition de la communauté musulmane de Près d’Arènes le stade municipal Roger Charrier, c’est au mot près le même appel au vote Saurel que les fidèles entendront, en français, juste avant la prière rituelle. Force est de constater que tous ces efforts n‘ont pas été vains. Entre les deux tours, Philippe Saurel a gagné 8000 voix. Insuffisant toutefois pour doubler son adversaire. Les appels au vote communautaire sont de moins en moins efficaces. Dans la communauté juive, le mail du président du B’Nai B’rith a produit une vague de protestations dans une communauté où justement, les oppositions sont vives, non seulement sur la question d’Israël, mais aussi sur la politique française. Les réponses au mail sont parfois cinglantes : « La communauté juive de Montpellier est multiple et ses membres ont différentes opinions politiques et philosophiques à respecter » « Cet appel est une insulte à la communauté, dont chacun des membres est à la fois à même de juger, de comprendre, et de choisir individuellement ce qu’il fera dimanche prochain ».

Un inhabituel prêche politique avant la prière du vendredi opportunément autorisée dans un stade municipal deux jours avant le 2e tour de l’élection.
« Une première après le Covid-19 », dixit le tract des organisateurs


Dans la communauté musulmane, l’écho de l’appel au vote communautariste est manifestement limité. « Le vote musulman n’existe pas, c’est un fantasme des islamistes radicaux d’imaginer régner sur les consciences des fidèles » déclare un fin connaisseur des communautés musulmanes montpelliéraines. « Cet appel vient d’une branche radicale, elle crée l’inverse du résultat escompté : c’est un repoussoir ». L’analyse des cahiers d’émargement des bureaux de vote de la Cité Saint-Martin tend à lui donner raison. La mobilisation du deuxième tour dans les quatre bureaux de vote de l’école maternelle Cocteau et de la Maison pour Tous Caillens est dans la moyenne de la ville : soit 27,8% de nouveaux électeurs. Si Ph. Saurel gagne 228 voix entre les deux tours, M. Delafosse en gagne également 150, et Mohed Altrad 13. Surtout, la mobilisation de la communauté musulmane y reste invisible. À l’inverse, on y aperçoit une trentaine de nouveaux électeurs issus des communautés de Mayotte et de Centrafrique, et autant de rapatriés résidents dans les zones pavillonnaires. Les « Pieds-noirs », justement, sont une des communautés les plus impliquées historiquement dans le dispositif électoral frêchiste. Gérard Castre, adjoint sortant à la vie associative, a bien failli prendre sa retraite avant la campagne. Mais Philippe Saurel a persuadé l’ancien dirigeant de la Maison des Rapatriés de rempiler, à 77 ans, dans l’espoir de mobiliser encore le vote des rapatriés. Mais dans l’entourage de Gérard Castre, on sait que ce vote n’existe quasiment plus. « Il y a encore 15 ou 20 ans, on pouvait dire que les rapatriés représentaient un vivier de 10 000 voix, mais aujourd’hui, si ça représente 800 personnes, c’est le bout du monde ». Le « vote pied-noir » n’existe plus.
Et le « vote gitan » ? Depuis plusieurs années, une génération de représentants de la communauté gitane, avec à leur tête Fernand « »Yaka » Maraval, fils de l’Indien, ancien patriarche de la communauté, et Stéphane « Nano » Hernandez, cherchent à incarner une expression politique des gitans sédentarisés montpelliérains au sein d’un collectif des quartiers, le CDS. Pour Yaka, la communauté gitane représente « 7 à 8000 votes, et 80% nous suivent ». La réalité électorale semble pourtant bien différente. Au 1er tour, le CDS s’est allié à Patrick Vignal, qui n’a réuni que 3163 voix, dont toutes n’étaient pas issues de la communauté gitane, loin de là. Le ralliement à Philippe Saurel au 2e tour ne semble pas avoir apporté des résultats très différents. Dans les bureaux 72, 77 et 78 de Figuerolles, qui englobent la cité Gély et le bas du faubourg, le gain de Ph. Saurel d’un tour à l’autre est de 270 voix. Aux Marels, bureau 111, son gain est de 120 voix. À Aiguelongue, autour de Montasinos, également 120 voix. Toutes ne sont pas attribuables à la mobilisation des communautés gitanes. Dans ces trois principaux secteurs de résidences gitanes, le gain communautaire ne paraît pas pouvoir excéder 500 voix. Très loin des milliers annoncées.

Quelques voix grappillées dans des niches, au prix d’un déploiement disproportionné d’énergie Image Flickr ©Lesum

La fin d’un système, pas la fin du clientélisme

Le communautarisme, tel qu’il a été organisé par Georges Frêche, ne fait plus recette. Plus suffisamment pour espérer gagner ou se maintenir au pouvoir. Reste des poches clientélistes. Dans les bureaux de la Mosson, où Philippe Saurel réalise ses meilleurs scores, des « accès de citoyenneté » sont ainsi apparus dans les ensembles de logement sociaux. 50 nouveaux électeurs venus des tours Uranus et Saturne, 80 des tours Gémeaux, à moindre niveau dans les résidences Neptune, aux allées du Bois, au logis des Pins, aux Flamants Roses, au Belvédère. Sur les 9 bureaux de vote de la Paillade, 864 électeurs qui n’avaient pas voté au 1er tour se sont déplacés au second. Et Ph. Saurel gagne entre les 2 tours 692 voix. Là encore, la mobilisation est considérable à l’échelle du quartier, mais bien insuffisante pour faire basculer la ville. Et il est impossible d’attribuer ces élans de citoyenneté à la seule envie de reconduire le maire sortant. Dans ce même laps de temps, Michaêl Delafosse gagne 452 voix sur ces bureaux. Certes, il disposait de réservoirs constitués des 115 voix portées sur la liste EELV, et d’une fraction considérable des 200 voix portées sur Nous Sommes et Ollier. Il reste un gain de 200 voix sur le quartier, sur lequel l’entourage du nouveau maire se défend de toute tentative clientéliste. « Le clientélisme, on a vu en 2014 que ça ne marchait plus. Ça enlève plus de voix que ça n’en apporte » jure Christian Assaf.
Restent, certainement, des queues de comètes du système. On a vu ainsi l’ancien recruteur en chef de Mustapha Majdoul et Jean-Louis Roumégas, Nabil Difaï, réapparaître entre les deux tours dans la liste des 100 soutiens de Michaël Delafosse. L’homme, qui n’avait pas voté au 1er tour, a peut être emmené avec lui une quinzaine de proches et de voisins de la résidence Ceres. Un effort infinitésimal à l’aune du résultat final.

D’autres « poches de citoyenneté » sont repérables dans les cahiers d’émargement. Et toutes aussi dérisoires. Ainsi, cet EHPAD catholique dans lequel pas moins de 16 des 54 résidents ont décidé d’aller voter ou donner procuration pour le 2e tour. Ces exemples dessinent finalement la réalité du clientélisme montpelliérain en 2021 : un système âgé, dont les profits se comptent en poignées de voix grappillées dans d’anciennes niches électorales, au prix d’un déploiement d’énergie disproportionné.
Ce constat ne signifie pas la fin du clientélisme montpelliérain, seulement la fin d’un système clientéliste usé par les différentes tentatives de captation, et l’échec du dernier héritier à tenir les promesses qui l’avaient lié à ses clientèles.
Mais Montpellier reste une ville pauvre. Et tant qu’elle restera pauvre, la tentation clientéliste pourra y refleurir. Car la pauvreté et la précarité sont, de tout temps, les meilleurs terreaux des entreprises clientélistes et communautaristes.

De quoi ?

L’État comme un poulet sans tête

Hier, j’ai suivi pendant un long moment le cortège de l’acte XI des gilets jaunes montpelliérains, que les gendarmes mobiles essayaient d’évacuer de la place de la Comédie. Je pensais à l’interview d’Olivier Filieulle, chercheur sérieux qui, depuis des années constate et déplore le changement dans les stratégies de maintien de l’ordre en France, leur « incapacité à mettre en place des stratégies de désescalade en s’inspirant de ce qui se pratique efficacement ailleurs en Europe », alors je me suis principalement focalisé sur l’observation des mouvements et stratégies des forces de l’ordre et de leurs conséquences. Cela fait plusieurs années que je m’intéresse aux questions de sécurité, depuis la vague d’attentats de 2015. En parallèle de la lutte anti-terroriste (qui m’a principalement occupé alors), j’ai découvert les nouvelles doctrines de maintien de l’ordre, j’ai vu les ficelles d’une administration qui, au nom de la lutte anti-terroriste, renforçait les possibilités offensives de ces stratégies de maintien de l’ordre.

Informé de ça, l’observation des forces de l’ordre face aux démonstrations hebdomadaires des gilets jaunes est très instructive. Face à une foule mouvante et hétéroclite, qui ne clive pas le flux passant, mais s’y insère, bouge vite, peut se replier et repartir, les forces de l’ordre semblent clairement dépassées. Depuis plusieurs années, les formes de manifestations ont changé. Les mouvements d’occupation (Occupy Wall Street, Occupy Madrid, Nuit Debout, …) ont changé une première fois la donne. Mais ils étaient statiques. Comme l’était d’ailleurs l’occupation des rond-points au départ des gilets jaunes. Mais les manifestations des samedis sont d’une toute autre forme. Ce n’est pas une occupation statique, c’est une occupation mobile. Ce qui importe aux gilets jaunes, c’est d’occuper l’espace public : « À nous, À nous, la rue est à nous ».

L’occupation mouvante met à mal la doctrine de maintien de l’ordre

Face à cette occupation mouvante, les forces de l’ordre n’ont aujourd’hui que deux réponses : sécuriser les abords des préfectures, comme s’il fallait vraiment marquer le fait que l’État était assiégé, et empêcher l’occupation des plus grandes places. La Comédie à Montpellier, le Capitole à Toulouse, Bellecour à Lyon, etc. L’acte XI montpelliérain a montré toute l’inanité de cette stratégie.

Hier, à 17h, après avoir repoussé sans sommation les quelques gilets jaunes qui stationnaient devant la préfecture de l’Hérault, les gendarmes mobiles ont vidé une première fois la place de la Comédie en l’arrosant largement, et sans discernement, de gaz lacrymogènes. Ce qui est toujours frappant dans cette première séquence, qui se répète de façon quasi hebdomadaire, c’est qu’elle s’applique sur une place large, et une foule qui dépasse largement les gilets jaunes. Aussi, la première salve envoie en pleurs les très nombreux passants, chalands, touristes, qui la traversaient d’autant plus facilement à ce moment-là qu’aucun signe de violence urbaine n’était perceptible. Rien de tel pour fixer, dans une majorité d’esprits présents à ce moment-là, que le geste est disproportionné et sans fondement. « Ils sont fous ! ». « C’est quoi ce b….l ? » « On a rien fait ».

Bien sûr, la foule ne peut pas se disperser comme ça. Les passants veulent reprendre le cours de leur périple, d’autres veulent rejoindre un parking, une maison. Donc la vie revient une fois le gaz dissipé, mais la place n’est plus la même. Les camions des CRS ou des GM ont bougé, stationnent désormais sur un front. Hier, pour une raison incompréhensible, ce front s’est stationné de façon à repousser les manifestants sur l’Esplanade, et non vers la gare. Les scènes, là, deviennent surréalistes. J’ai ainsi vu tomber une jolie grenade GLI F4 en plein croisement de la Comédie, de l’Esplanade et du Triangle (l’une des zones piétonnes les plus denses de France), et ce alors même que des gens sortaient des commerces du Triangle, sans jamais imaginer que « leurs » forces de l’ordre venaient de transformer l’espace en zone de guérilla.

Les gilets jaunes, eux, ont reflué sur l’Esplanade. Ils ont visiblement fini par comprendre, à force de répéter l’action chaque semaine, qu’il ne servaient à rien de se faire nasser en partant vers la gare, et que l’Esplanade et ses hectares arborés était un repli beaucoup plus serein.

Les forces de l’ordre ont filtré ou bouché l’accès à la Comédie, jusqu’à ce qu’un groupe de 300 manifestants décident de remonter vers la préfecture par les ruelles médiévales. Cinq minutes après, ordre de déplacement des unités à pied vers la Préfecture. Les manifestants sont repoussés rue Foch, puis sur le Peyrou. Ils se séparent, puis se regroupent au bord de l’Ecusson. La nuit est tombée, les gilets jaunes sont rangés.

Garder le Peyrou ou l’Arc de Triomphe ? Le cortège, lui, est déjà reparti.

Chaque semaine, les protestataires apprennent un peu plus comment déjouer les stratégies policières

Contrairement à l’acte IX, où une quinzaine de black blocks étaient présents, il n’y a là que des jeunes, qui veulent répondre au rendez-vous de « la nuit jaune ». Objectif : 20h30 au Peyrou. Ils sont jeunes mais largement aguerris. La plupart d’entre eux sont présents depuis les premiers actes. Ils échangent sur les stratégies du camp d’en face, ils prennent garde aux débordements des quelques excités du cortège. Mais on sent chez toutes et tous l’envie de jouer, de fatiguer l’État et ses représentants casqués, et, surtout, de tenir le pavé.

Pendant ce temps, les forces de l’ordre se sont retirées. Les unités casquées sont stationnées devant la Préfecture et sur la Comédie, quelques voitures siglées sont stationnées à des carrefours. Les voitures banalisées de la BAC sont aux abords de la Gare ou circulent.

La plupart des membres du cortège connaissent ces véhicules par coeur. Ils en connaissent même les occupants. Le drône que la police utilisait dans l’après-midi est inopérant depuis plusieurs heures. Il faut dire qu’il y a dans le cortège un ou deux lance-pierres précis. Je fais des tours de ville en vélo pour observer les positions, et je retrouve le cortège… sur l’Esplanade. Beaucoup ont envie d’amener les forces de l’ordre a s’avancer dans la zone arborée et peu éclairée. Ils montent une pseudo-barricade, plutôt un feu de palettes, en fait. Ce dont il s’agit là, c’est bien de la provocation : « Allez les gars, venez sur notre terrain ».

Le pire est que ça marche. Il ne faut pas dix minutes aux gendarmes mobiles pour s’avancer en colonne. De là, va commencer une séquence longue de près d’une heure. Le cortège descend les marches du Corum, semant les poubelles enflammées et tout ce qui fait obstacle à leurs poursuivants. Qui vont les poursuivre jusqu’au quai du Verdanson. Le cortège remonte bruyamment le quartier Antigone, traverse derrière la gare. Là, ils se font rattraper par des CRS véhiculés. Nouvelle course, incendies de poubelles au milieu de la route, blocage des voitures pour faire tampon entre eux et leurs poursuivants, etc. Comme un rite. Et les voitures qui klaxonnent, certaines de soutien, d’autres de colère, qu’importe. Le cortège veut être vu et entendu. Il veut remonter au Peyrou à 20h30, parce que c’est leur lieu de rendez-vous. Et à chaque séquence, ils apprennent plus. À chaque samedi, ils sont plus confrontés à l’usage disproportionné d’une violence d’État qu’ils estiment illégitime.

Durant l’acte XI, l’usage du flashball, des LBD40, a été beaucoup plus retenu dans la journée. Chaque lanceur de flashball est désormais équipé d’une caméra, cela n’est pas sans conséquence sur la retenue dans l’utilisation. Ça n’empêchera pas un accident grave le soir, quand un passant, un militaire en permission, sera gravement blessé par un tir de LBD40 alors qu’il sortait d’un restaurant.

Les street-medics, chaque semaine plus nombreux

Mais si les flashballs ont baissé dans la journée, l’usage des GLI F4, ces grenades lacrymogènes, assourdissantes et explosives, qui peuvent causer des blessures mortelles, s’est intensifié. Cette arme, la France est la seule à l’utiliser dans des opérations de maintien de l’ordre. Ailleurs, elle fait partie de l’arsenal de guerre, pas des gardiens de la paix. La plupart des manifestants que j’ai croisé hier soir sont équipés de lunettes, de masques, certains de casques, de cagoules, leurs sacs contiennent des mini-trousses de secours, le groupe est en contact quasi constant avec les équipes de street-médic, toujours plus nombreuses.

Et les forces de l’ordre ? Elles sont perdues. Samedi soir, durant cet acte XI, j’ai vu et entendu l’un des motards de la police nationale exprimer son incompréhension devant la stratégie des manifestants. « Ils n’ont pas de but! » « Ils vont nous faire tourner en rond toute la nuit ». Le gradé des gendarmes mobiles à qui il parlait semblait tout aussi hésitant. « Avançons sur eux ». « Ça ne sert à rien ». « Alors allons-y a pied ».

Et finalement, non. La décision, ce fut de rester stationnés encore devant la Préfecture. Garder l’État. Et comme l’État, incapable de faire face à cette crise inédite, les forces de l’ordre semblent dans l’incapacité de changer de doctrine face aux changements de rythmes et de façons de protester. Hier, les forces de l’ordre m’ont juste donné l’impression de courir comme des poulets sans tête. Au moment où beaucoup de responsables de la police pensent que le mouvement est parti pour durer, on comprend les interrogations qui parcourent la hiérarchie policière. Et c’est encore l’hiver…

Ça s'écoute, De quoi ?

Avis de vent fort sur les musiques actuelles

Longtemps, les musiques actuelles furent séparées en deux mondes quasi autonomes : d’un côté les grandes salles et les grands festivals, soumis aux appétits des grands labels et des manœuvres de capitaines d’industrie, de l’autre  les petites salles, associatives, publiques ou indépendantes, qui jouaient une partition de défricheurs, dans des espaces régionaux. Deux mondes au fonctionnement différent, celui des gros contrats et celui des petites subventions, celui des managers et celui des rockers rebelles. Deux univers culturels, qui se parlaient parfois, autour d’artistes souvent légendaires qui cherchaient encore des petites salles pour mettre le feu à un public fidèle. Et puis le monde a changé. Les disques se sont moins vendus, la scène est redevenue un enjeu économique majeur, et la logique des concentrations industrielles, des intégrations horizontales ou verticales, toute la panoplie des perversions financières menace de sortir des frontières du gigantisme pour infiltrer le monde des petites jauges. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

 

La musique adoucit les mœurs. C’est Aristote qui le disait, condensant en une phrase un développement beaucoup plus long de son maître Platon. Et dans la bouche de Platon, c’était un reproche. Dans le Livre III de La République, le philosophe grec explique ainsi en substance que la classe des guerriers doit être préparée pour être sans cesse en alerte, prête à combattre, et qu’il faut donc bannir, dans son éducation, « les harmonies molles et les mélodies douces ». Il ne faudrait pas, autrement dit, que la musique adoucisse trop les mœurs. Et tout ça tombe très bien pour nous, penchés que nous sommes sur le théâtre des opérations en cours de la bataille mondiale pour le contrôle du rock, du rap, de la techno, du jazz ou de la world.
Longtemps la France fut résistante à la colonisation des grands groupes mondiaux de l’industrie culturelle. Elle posait son exception comme une fière ligne Maginot, arguant de la force intemporelle de son esprit cocardier.
Tout cela, lecteur, est en train de basculer. Les grandes salles de concert tombent aux mains des géants allemands ou américains, les moyennes se regroupent, on parle de concentration horizontale, de groupes à 360 degrés, et il y a plus d’articles de presse sur les musiques actuelles dans Les échos ou Boursorama que dans Télérama ou les Inrocks, deux des plus gros titres de presse culturelle et musicale française, tous deux propriétés de Mathieu Pigasse, également patron de Rock en Seine, associée depuis peu à AEG. AEG, Anschutz Entertainement Group, mastodonte des grandes salles de concert (les arenas, c’est leur idée), l’un des deux géants mondiaux, avec Live Nation, de l’industrie des musiques « actuelles ». Et les deux géants regardent la France avec envie.
Mais, fidèle à sa réputation, la fière patrie a déjà sa propre classe d’industriels prêts à régner sur le business musical. Lagardère, Fimalac, Vivendi, Coker/Colling & Cie, se partagent la majeure partie des Zéniths et une bonne poignée de jauges plus petites à Paris et un peu partout en France.
Partout ? Non. Dans cette guerre mondiale, l’Occitanie fait figure de village des irréductibles gaulois. Ou plutôt, faisait. Si le Zénith montpelliérain reste toujours la propriété de la métropole, via la société d’économie mixte Montpellier Events, et que personne ne veut de la très déficitaire Arena Sud de France, Toulouse vient de donner l’exploitation de son Zénith à Daniel Colling, l’inventeur du concept zénithal, qui en exploite déjà une dizaine, sans compter son empire berruyer (Colling est le cofondateur du Printemps de Bourges).
Dans les régions adjacentes, ça tombe comme à Gravelotte. Lagardère Sports and Entertainement a déjà mis la main sur les arenas d’Aix et de Bordeaux. Spass/Fimalac, le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière (le « patron » de Pénélope Fillon, remember) possède le Zénith Omega de Marseille, les deux salles phocéennes du Silo et de la Chaudronnerie, et le complexe Axel Vega de Bordeaux. Vivendi n’est pas encore de la partie sur les équipements, mais le groupe de Vincent Bolloré vient de rafler la mise sur Garorock, le grand festival de Marmande porté pendant 20 ans par des subventions publiques. Cadeau.


Le célèbre slam de François Charon, dit Frah, chanteur de Shaka Ponk, magnifiquement shooté par Ludo Leleu, photographe rock de talent

 

La prise de pouvoir des tourneurs

Pourtant, en Occitanie, les connaisseurs se disent que le ver est dans le fruit. D’abord, Live Nation louche sur le Sud. Le géant américain a mis un pied dans Marsatac, et Montpellier lui a offert sur un plateau la délocalisation de I Love Techno. Ensuite, comme partout ailleurs, l’Occitanie voit arriver les phénomènes de concentration de programmations autour de quelques tourneurs. Les Déferlantes d’Argeles, par exemple, se sont associées avec Garorock et Beauregard dans une société dont Alias Production a pris des parts. Alias Production, ce sont des gérants ou cogérants de salles (La Maroquinerie, les Bouffes du Nord, le Bataclan), des organisateurs de festivals (Les Inrockuptibles), et un des plus gros catalogues de tourneur de France (d’Archive à Youssou N’Dour, en passant par Benabar, Nick Cave, P.J. Harvey et Lescop, et des dizaines d’autres).
Avec la chute des ventes de disques, la tournée est devenue une part essentielle des revenus des artistes et du secteur musical. Après des années de domination des labels – qui avaient des disques à vendre -, ce sont aujourd’hui les tourneurs qui prennent le pouvoir. Live Nation ou AEG ne produisent pas. Ils tournent, et diffusent eux-mêmes chaque fois qu’ils le peuvent. Pour les tourneurs français, résister aux bulldozers AEG et LiveNation signifie grossir, monter en puissance, et donc, en toute logique capitalistique, concentrer.
La concentration, c’est le maître mot du moment, chez les aspirants au gigantisme. Mutualiser au sein d’entités économiques les salles de concert, les partenariats avec les festivals, au profit d’un catalogue à tourner. Alias, mais aussi Asterios (Orelsan, Petit Biscuit, Cali, Fauve, …), Corida (Radiohead, Phoenix, Justice, Ben Harper …), Auguri (Dominique A, Arthur H, Demi Portion, Katerine …), tous sont dans des stratégies dites « à 360° » : intégrer tournées et diffusion, au risque d’accélérer la standardisation des offres, de répliquer des line-up, et de créer de véritables guerres d’exclusivité.

David Lemoine, chanteur du groupe bordelais Cheveu, porté par la foule et l’objectif de Rémi Goulet

Les fédérés, solidaires jusqu’où ?

Cette guerre généralisée des « gros », ou des grenouilles qui voudraient grossir, qui caractérise la filière de l’industrie musicale française depuis plusieurs années maintenant, s’arrête-t-elle aux frontières du Grand Capital ?
En dehors de cette sphère mondialisée ou en voie de, il y a le monde des « petites » scènes : SMAc, scènes associatives, clubs historiques ayant su renouveler leur public. Pour protéger leur indépendance, sauvegarder leur existence, professionnaliser leurs métiers, ces petites scènes ont, depuis longtemps, impulsé des logiques de regroupements, de réflexion, de mutualisation. La Fédurok, créée au mitan des années 90 par une vingtaine de patrons de salles de rock, a été pionnière parmi ces « outils ». Rapidement élargie à d’autres musiques amplifiées, regroupée désormais avec les lieux de « jazz et de musiques improvisées » sous la bannière de la Fédélima, la fédération des lieux de musiques actuelles, les « petits » lieux de musiques actuelles construisent depuis des années des outils pour mutualiser des compétences, apprendre à coopérer plutôt qu’à se battre les uns contre les autres, et à se défendre, justement, contre l’armée des prédateurs mondialisés. En PACA, c’est l’association Tréma qui sert de « délégué territorial » de la Fédélima. En Occitanie, c’est le rôle d’Octopus, la toute nouvelle fédération régionale, fruit de la fusion des réseaux languedociens et midi-py antérieurs, RCA et Avant-Mardi.
Leur boulot ? Représenter la filière, pour essayer de co-construire les politiques qui touchent aux musiques actuelles, assurer la prévention des risques, organiser la formation professionnelle spécifique à la filière. Et, en filigrane, faire du collectif. Créer de la coopération là où chacun aurait plutôt tendance à rester un bon individualiste.
Pour passer du rocker individualiste au collectif des musiques actuelles, les structures comme la Fédélima ou l’Irma, le centre d’Information et de Ressources pour les Musiques Actuelles, ont beaucoup misé sur la production d’études et d’observations qui, outre qu’elles permettaient de connaître le secteur, ont construit le sentiment que les acteurs des musiques actuelles n’étaient pas que des êtres singuliers et incompris, mais que beaucoup d’entre eux se ressemblaient, et pouvaient donc espérer vivre ensemble.
Pourtant, face à la guerre des grands groupes, à la concurrence acharnée sur les programmations, les « petits » ne jouent pas tous de la coopération salvatrice. Bien au contraire.

Émilie Rougier, égérie du groupe montpelliérain Marvin, dans l’œil de Rémi Goulet.

Pas de bisous entre les SMAcs

Depuis l’arrivée en grande pompe de la Paloma à Nîmes, rien n’est plus comme avant. L’équipement, surgi de terre en 2012, ne joue pas dans la même catégorie que ces consœurs régionales. Avec ses 3,5 millions de budget annuel, dont plus de la moitié d’argent public, et sa jauge de 1300 spectateurs, la Paloma a rompu les équilibres. En cherchant à aspirer un public bien au-delà du Vidourle et du Rhône, la salle nîmoise fait entrer la guerre des cachets et des contrats d’exclus dans un milieu qui cohabitait jusque là en quasi-bonne intelligence.
Car la métropole de Nîmes a voulu pour son équipement un « nouveau modèle économique ». Organisée en établissement public, avec une obligation d’équilibre budgétaire, la SMAc nîmoise dispose d’atouts bien différents des voisines : une salle de 1300 places, plus un club de 320. Un cran au-dessus des 1000 places du Cabaret aléatoire marseillais. Le double ou le triple des jauges de Victoire 2 et du Rockstore à Montpellier, des Passagers du Zinc à Avignon, du Bolegason de Castres, ou encore de Zinga Zanga à Béziers.
Dans cette catégorie de salles, seul le Bikini joue encore. La salle toulousaine, déménagée à Ramonville après avoir été soufflée par l’explosion d’AZF, joue avec ses 1500 places un rôle prépondérant dans le bassin toulousain. Mais le Bikini n’est pas une SMAc, ses financements publics sont très faibles, elle est, comme le Rockstore à Montpellier, une survivante de ces salles pionnières des années 80, animée par des rockeurs rebelles et rétifs au discours policé des politiques publiques.
D’ailleurs, de tous les acteurs régionaux, Steph Almallak, l’un des quatre boss du Rockstore, est l’un des seuls à parler sans détours. Pendant longtemps, la salle montpelliéraine a été l’une des rares à tirer son épingle du jeu dans la programmation en Languedoc-Roussillon. Sa tactique ? Proposer un arrêt montpelliérain aux groupes en transit vers Barcelone, notamment au moment de la Primavera Sound, en diminuant ainsi les coûts d’accueil des indés rock, que la salle à la Cadillac ne pourrait pas faire jouer autrement. Et miser sur le bon accueil et le bouche-à-oreille du milieu pour que les groupes reviennent, et leurs potes aussi.
Mais l’arrivée de Christian Allex en co-direction artistique de la Paloma a changé la donne. Programmateur des Eurockéennes, du Cabaret Vert, et de la Magnifique Society, le dijonnais a mis en œuvre la même stratégie de l’autostop barcelonais pour monter TINALS, le festival printanier de la Paloma. La même stratégie, mais avec des moyens financiers sans commune mesure avec les salles voisines. De fait, la Paloma est le point break entre le monde des « gros » à l’échelle nationale, et des « petits » régionaux.
Et nombreux sont ceux qui pensent que c’est le loup dans la bergerie, et que l’équilibre des petites salles régionales est aujourd’hui menacé par une logique de concurrence financière dans laquelle aucune n’a ni les moyens, ni l’envie d’entrer. Pourtant, à mots couverts, les patrons des petites salles maugréent contre les gros cachets dispensés par la salle nîmoise, et les stratégies d’exclusivité pour empêcher certains groupes de jouer alentour. Et ça, le milieu ne le connaissait pas. Et prend en pleine figure une distorsion de concurrence qu’elle vit d’autant plus mal qu’elle émane du lieu largement financé par l’argent public, qui a aujourd’hui les moyens de jouer avec les « gros », au risque de fragiliser tout le secteur des petites salles régionales.
Le loup libéral est entré par la porte du nouveau « modèle économique » public, et il devient urgent de penser la réplique, si l’on ne veut pas voir s’écrouler tout un maillage de salles de proximité.
C’est tout l’enjeu du travail de fédérations comme Octopus : préserver le réseau régional face aux coups de boutoir de l’industrie musicale. Pas sûr que les pouvoirs publics prendront la mesure de la tempête à venir avant la catastrophe.

 

Foule de concert, Romain Tauber

Crédits photos : Couverture : Romain Tauber / Shaka Ponk : Ludo Leleu / Cheveu et Marvin : Rémi Goulet. Merci à eux. 😉 Et si t’as besoin de bons photographes de concert, n’hésite pas à leur demander.

 

 

 

 

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #72 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

On peut en rire

La politique d’élimination des cyclistes

Au début, quand les services de la ville ont mis les premiers pans coupés en pierre bien lisse dans la première « zone de rencontre » de Montpellier, la rue Marioge, on s’est dit qu’ils étaient juste idiots, les services. Une « zone de rencontre », vous voyez ce que c’est ? C’est une rue semi-piétonne, où les voitures et les motos et les camions doivent rouler à 20 km/heure maximum, et où tous les autres – piétons, poussettes, vélos, trottinettes, skate-board, etc – sont prioritaires. Dans les autres villes, on traite la chaussée de ces zones comme des rues piétonnes : on met tout à plat, en dessinant le passage des voitures au sol. Rue Marioge, à Montpellier, ils ont gardé les trottoirs, et remplacé les bordures par des pans inclinés en pierre bien lisse. Les gens de l’association de quartier, Arceaux Vie Active, ont râlé, expliqué que ces pans inclinés, c’était trop casse-gueule pour les vélos, que ça allait être dangereux. Les services ont marmonné, et tout le monde a bien compris qu’il fallait déjà être heureux qu’ils l’aient fait, la zone semi-piétonne.

On s’est dit que c’était un raté.
Pourtant, dans les années 80, la ville nous avait déjà fait des perles. De la pierre bien glissante sur la place de la Comédie et la rue de l’Ancien Courrier. De vrais casse-gueule dès que c’est un peu mouillé. Mais c’était il y a longtemps, on ne pensait pas au vélo.
Ensuite il y a eu les portions de ligne de tramway, avec les mêmes pierres bien lisses, et les rails de tramway huilés. Mais là, nous, les cyclistes, on n’avait pas le droit de râler, puisqu’on était pas censé les emprunter, ces portions de ligne de tramway. Les livreurs, oui. Les taxis, oui. Les bus, oui. Mais les vélos, non. Les vélos, ils vont sur la voie d’à côté, avec les voitures. Si,si, c’est comme ça chez nous.
Bon, depuis le temps qu’ici, on pédale sur des fausses bandes cyclables à peine tracées sur la chaussée, coincées entre les voitures qui roulent et les voitures garées qui te bouffent un bout de ta bande roulante, on savait bien que notre sécurité n’était pas leur priorité. Mais dans le centre-ville, hormis sur la Comédie et l’Ancien Courrier, on pensait pouvoir rouler sans avoir peur.
Et puis il y a eu la rue Marioge, donc, et ces pans coupés casse-gueule.
Et ils ont récidivé !

D’abord, il y a eu le grand n’importe quoi de la montée du Peyrou. Là, ils y sont allés fort. Ça glissait tellement que les bus ont été obligés de changer d’itinéraire, et que même pour les voitures, c’était l’enfer à la moindre goutte d’eau. Du coup, maintenant, ils recouvrent les beaux pavés bien glissants avec une pellicule de ciment bien fin. C’est laid. Surréaliste et laid. Ça passe mieux pour les voitures, mais pour les vélos, c’est toujours un peu freestyle.
Puis il y a eu la rue du faubourg du Courreau. Elle aussi, zone 20, semi-piétonne. Et elle aussi, parée de ces pans coupés bien lisses et bien meurtriers.
Là, les cyclistes se sont dit : ils sont vraiment trop cons, dans cette mairie !

Mais on se trompait ! Ils ne sont pas cons, ils le font exprès !

Un matin d’octobre 2018, le Maire de Montpellier, président de la Métropole, a vendu la mèche. Il se faisait prendre à partie parce qu’il inaugurait un contournement de village sans piste cyclable. Au journaliste qui l’interrogeait sur le pourquoi du comment du fait qu’aucune piste cyclable nouvelle n’a été crée à Montpelier depuis son élection, il répondait benoitement :
À Montpellier, le vélo est utilisé, mais pas spécialement à l’intérieur du centre-ville.
Le journaliste : Il n’est pas utilisé, parce que justement il manque des infrastructures !
Et là, le maire a cette magnifique réplique : Vous savez, faire une infrastructure pour qu’elle soit utilisée par deux personnes, c’est peut-être pas l’idéal.
Deux cyclistes ! Ben oui, on va pas faire un truc pour deux cyclistes ! Hein ? Comment ? Ils sont vachement plus nombreux que ça ? C’est ce qu’on va voir !

Devant l’énormité de la sortie du maire, les cyclistes ont hurlé, ils se sont comptés à coup de hashtag #jesuisundesdeux, et ont vu pour preuve que cette ville n’avait pas de politique pour le vélo.
Mais ils ont tout faux !
Il y a une politique pour le vélo à Montpellier.
Les pavés qui glissent, les rails de tramway qui glissent, les pans coupés bien lisses, les gangs organisés qui piquent les vélos depuis des décennies, et qui font de Montpellier la capitale du vol de vélo, sans jamais une arrestation, ni une enquête, tout ça, c’est pas par hasard, c’est une vraie politique. La vraie politique du vélo à Montpellier, c’est d’éliminer les cyclistes !

Pas con, hein ? Un cycliste blessé, un cycliste sans vélo parce qu’il est volé, c’est un emmerdeur de moins sur la chaussée pour qui on aura pas besoin de faire des « infrastructures pour deux personnes » !

[Ajout] Depuis la naissance du hashtag #jesuisundesdeux, les élus de la Ville tentent de persuader les cyclistes que, ça y’est, ils ont compris, ils ont fait leur vélorution. À grands renforts de communication, de promesses électorales, ils tentent de faire croire que tout a changé. Ça marche tellement bien qu’en 2018, après la grande bourde fondatrice, le mouvement #jesuisundesdeux réunissait 1200 cyclistes sur le parvis de l’Hôtel de ville, et qu’en 2019, pas calmés du tout par les promesses, ils étaient plus de 3000 à fêter l’anniversaire d’un hashtag devenu célèbre en France et en Europe, et désormais synonyme de cette volonté de faire du vélo un objet fort des politiques urbaines.

De quoi ?

Les créatifs à l’assaut de la caserne

La reconversion des sites militaires, lorsqu'ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu'elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d'atermoiements et d'hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l'EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

La reconversion des sites militaires, lorsqu’ils sont situés en pleine ville, constitue souvent un enjeu stratégique majeur pour les municipalités. Elle peut créer un effet de levier, pour autant qu’elle soit portée par un projet fort. À Montpellier, après plusieurs années d’atermoiements et d’hésitations, la friche militaire de la caserne Guillaut, à l’EAI, est en passe de se transformer en quartier des industries créatives.

Longtemps, Montpellier fut une ville de garnison. C’est un temps que la plupart des Montpelliérains ne peuvent pas connaître. Mais c’est pourtant à la faveur d’une réorganisation des armées françaises, et de la disponibilité de larges friches militaires, que la ville s’est développée dans les années soixante-dix, en faisant émerger Polygone et Antigone. L’Armée avait échangé le terrain de l’Esplanade contre le terrain de Montcalm à la fin du 19e siècle, permettant à la ville reconquérir son centre. En 1945, le régiment du Génie quitte la Citadelle, qui deviendra le lycée Joffre en 1947. Mais elle continuera d’occuper 55 hectares, depuis la Comédie jusqu’au Lez. C’est le « polygone d’artillerie », terrain d’exercice du 2e régiment du génie. C’est de là que le centre commercial tire son nom, Polygone. La ville achète à l’armée 11 hectares, en 1971, pour y construire la nouvelle mairie, Polygone, puis le Triangle. Le long des remparts de la Citadelle, l’État aménage l’avenue Henri II de Montmorency pour y installer les administrations d’État, dans une architecture caractéristique des années 70. Restent 40 hectares, que la nouvelle municipalité de Georges Frêche achètera en 79, pour lancer l’opération Antigone, et l’extension « vers la mer » : Port-Marianne, Richter, Odysséum, etc.
Trente ans plus tard, c’est donc une nouvelle réorganisation militaire qui libère 83 sites en France, dont 2 à Montpellier : 7 hectares à Boutonnet, 38 hectares entre Figuerolles et l’avenue de Toulouse. La Caserne Chombart de Lauwe, qui accueillait l’École Militaire Supérieure de Management des Armées, sera rapidement rachetée par l’Éducation Nationale et transformée en « Internat d’Excellence ». Le sort de l’EAI, l’École d’Application de l’Infanterie, mettra plus de temps à se dessiner. La Défense est gourmande, elle en veut 70 Millions d’€. La Ville est intéressée, mais pas à ce prix. Il faudra 3 ans, et de longues négociations, pour aboutir à un accord sur 19 millions, en 2012. Reste à savoir qu’en faire. L’emprise militaire est constituée de deux parcelles bien différentes : des terrains de sports bordés de bâtiments assez récents, c’est le Parc Montcalm actuel, avec un poumon vert de plus de 20 hectares. Et, de l’autre côté de la rue des Chasseurs, la Caserne Guillaut, siège de l’EAI, avec ces bâtiments historiques de 1910, et son haut mur d’enceinte.
L’opportunité urbaine est, cette fois, bien différente de celle des années 70. Le périmètre est déjà urbanisé, et une partie de la friche militaire est largement bâtie. Pas question de partir d’une page blanche, Or, la page blanche, c’est la spécialité de l’urbanisme montpelliérain depuis 50 ans. La Paillade, Polygone, Antigone, Port-Marianne, Odysséeum, Euromédecine, Malbosc, … c’est en traçant sur des zones vierges que le nouveau Montpellier a été imaginé. Et chaque fois qu’il s’est agi de requalifier l’existant, l’imaginaire a patiné. Dès l’annonce de la libération des terrains de l’EAI, le discours politique se focalisera sur la zone basse, le Parc Montcalm. La ville invoque un « Central Park », et lance un appel à projets ambitieux pour redessiner la zone. On évoque, pèle-mêle, 2500 logements, le transfert d’équipements publics (le conservatoire de musique). Du classique. Une agence paysagiste hollandaise, West8, est retenue en 2013. Mais entre-temps, l’agglomération a considérablement réduit l’emprise d’un parc, en décidant d’y faire passer la 5e ligne du Tramway. Fini le rêve new-yorkais d’un grand poumon vert, nous voilà à peine au Parc Montsouris…
Et la question du tramway va polariser le débat. Dans une ville sous pression foncière, qui manque cruellement d’espaces verts, l’idée qu’un nouveau parc puisse être immédiatement diminué pour y faire passer un tramway provoque des réactions en chaîne. Le tracé du tramway est contesté, les riverains du parc se dressent contre le projet. La question pollue la campagne des municipales, et le nouveau maire annonce l’abandon de la 5e ligne de tramway dès son élection acquise. L’avenir du parc va rester en suspens.

De la caserne au campus

C’est vers la caserne que les regards vont désormais se tourner. Le site accueille depuis 2013 l’ESJ-Pro, l’école de journalisme montpelliéraine. Forcée de déménager de Grammont, après le rachat de ses locaux par le groupe Nicollin, l’école a pris ses quartiers dans les 650 m2 de l’ancien centre médical militaire, entouré des bâtiments vides. Leur destination ? Encore très incertaine. Quartier culturel ? Quartier médical ? Sportif ?
À la SERM-SA3M, la société d’économie mixte qui a le projet en charge, l’idée qui prévaut est celle d’un quartier économique, qui reproduise, en modèle réduit, les composantes essentielles d’une filière : une entreprise leader, une école, des entreprises secondaires, une pépinière, des réseaux, des transports, des services, de l’entertainement… C’est la méthode de la « fenêtre de Godron », du nom du gourou du « développement territorial » qui sévit dans les instances du Grand Paris, et qui, comme d’autres, ne fait que recycler de l’économie néo-classique au long de conférences grassement rétribuées. Le groupe SERM-SA3M approche donc une grande entreprise, Ubisoft. Mais le géant des jeux vidéo décline. Dans le même temps, l’équipe des développeurs contacte Karim Khenissi, le patron de l’ESMA, l’École Supérieure des Métiers Artistiques. Engagé depuis plusieurs années dans une stratégie de regroupements d’écoles d’arts, et d’implantations dans plusieurs métropoles, Karim Khenissi a déjà plusieurs « petits campus » à son actif : sur lîle de la Création à Nantes, à Rennes dans le nouveau quartier Baud-Chardonnet, et, à Toulouse, un projet de campus pour regrouper l’ESMA et l’EPTA, l’école de photographie et de game design. Les développeurs publics montpelliérains ont vent du projet toulousain, et le contactent pour tenter de le convaincre de l’implanter plutôt à Montpellier. « Ils m’ont exposé leur projet. Je suis reparti un peu interrogatif. Je ne savais pas s’ils me baratinaient ou s’ils avaient vraiment une ambition. Et puis, quelques jours après, ils m’ont rappelé pour visiter l’EAI. Là, j’ai poussé le curseur au maximum, je leur ai dit que je voulais bien, à condition de faire un campus gigantesque, en regroupant toutes mes écoles, et en choisissant l’implantation : la place d’armes » raconte Karim Khenissi.

Du coup, le projet a pris corps dans l’esprit de l’entrepreneur montpelliérain. L’homme, qui a bâti, essentiellement hors de Montpellier, un important groupe de formation, pensait qu’il ne serait jamais prophète en son pays. L’opportunité de réaliser, ici, là où il a démarré, un projet phare, va l’emporter. Il abandonne le projet toulousain, et s’attelle à son campus. Et plus encore, à ce quartier. Studios mutualisés, résidences étudiantes (le groupe ESMA en gère déjà plusieurs, accolées aux écoles) et, cerise sur le gâteau : la gestion de l’ancien cinéma des militaires, planté au milieu de la caserne. Ce sera le « Cocon », un cinéma – lieu de spectacles, flanqué d’une galerie, de studios, d’une micro-brasserie, d’un pub-restaurant. Le tout géré par une fondation, sans bénéfices directs, avec accessibilité des équipements aux futurs résidents de la caserne. « Qu’est-ce que j’y gagne ? Je donne du sens à ma vie », dit Karim Khenissi. Et le « quartier », lui, y gagne un espace de rencontre et de vie nécessaire à sa réussite. L’horizon ? 2019, 2020.

Le tiers-lieu, comme un village

Dans le même temps, d’autres acteurs poussent pour intégrer la friche militaire : la coopérative d’Illusion et Macadam, spécialisée dans l’accompagnement de projets culturels, rêve depuis de nombreuses années de donner corps à un « tiers-lieu ».
En 2008, déjà, Sébastien Paule, fondateur d’Illusion et Macadam, et Vincent Cavaroc, qui n’en est pas encore le directeur artistique, avaient tenté de convaincre les tutelles publiques de la nécessité d’un projet d’incubateur-lieu de vie pour les « aventures artistiques ». Le projet, dénommé PAN!, ne convainc pas, loin de là. Trop en avance, trop autonome, trop hybride… Depuis, les deux compères ont engrangé de l’expérience, visité des dizaines de lieux, expérimenté de multiples formes d’hybridation. Tandis que Sébastien Paule développait une entreprise pionnière et des réseaux de l’économie culturelle, Vincent Cavaroc est passé de la communication du centre chorégraphique de Mathilde Monnier à la programmation de la Gaité Lyrique – première version, a rejoint la bande de Vincent Carry, aux Nuits sonores lyonnaises, où il anime l’European Lab, et pris la tête de Tropisme, le festival montpelliérain de l’hybridation. Et cherché l’opportunité d’implanter un tiers-lieu. L’EAI est une, importante. Trop, peut-être. Durant 3 années, l’équipe va travailler avec la SERM et les architectes, dans un stop-and-go incertain. Et puis tout finit par se déclencher fin juin 2017. L’annonce est si précipitée que le nom n’est pas encore figé. Mais qu’importe, le feu vert est donné pour le « tiers-lieu », dans la grande Halle, les anciens ateliers de mécanique des artilleurs.

L’endroit est vaste : 4000 m2. De quoi imaginer des espaces de travail et de vie, de quoi donner corps à « the great good place », le concept inventé en 1989 par Ray Oldenburg, pape des tiers-lieux : un endroit hybride entre le lieu de travail et le lieu d’habitation, un espace inclusif, ouvert, horizontal. Et l’ancienne halle de maintenance a, visuellement, tous les atouts de la friche : suffisamment industrielle dans le look, et modulable à l’infini.
Reste à trouver les financeurs, et à affiner le modèle économique. Car l’enjeu est de taille pour Illusion et Macadam. Si la SERM engage l’investissement de départ, 600 000 euros pour rendre le lieu « vivable », la coopérative aura onze ans pour rembourser cette mise sous forme de loyer, sans compter son propre investissement. Mais le tour de table est aujourd’hui bouclé, les plans terminés, le nom trouvé. Ça sera la Halle Tropisme, en cohérence avec le festival porté par Illusion et Macadam depuis 2014.
Pour Vincent Cavaroc et Jordi Castellano, c’est un projet de « changement d’échelle ». « On ne se décrète pas tiers-lieu, on fait tiers-lieu. Pour nous, l’idée fondamentale, c’est celle du village. Le village Tropisme, c’est là où on a mis toutes nos envies de regrouper l’art et l’entreprenariat, l’art et la technologie, la création et la formation. On crée un village de 250 personnes, et en même temps un espace public, parce que le lieu de vie et le lieu de travail sont en prise directe, sans cloisonnement ».

Espaces de travail dessinés autour d’allées ouvertes, anciens ponts d’ateliers mécaniques reconfigurés en scènes modulables, restaurant, cafés, salles de formation, services mutualisés . Mais la Halle Tropisme accueillera aussi des événements, à commencer par le festival éponyme, des créations, des expositions. Dix ans après leur premier projet de lieu, la programmation est, cette fois, murie et posée. Mais pas sans risques. Pour Vincent Cavaroc, « le vrai risque, c’est qu’on sera les premiers occupants » de ce futur cluster des industries créatives.
Pour ne pas perdre de temps, la Halle Tropisme lance, pendant le chantier, sa saison « zéro ». Dès mi-avril, des événements viendront « activer » le chantier, puis l’installation. Ouverts au quartier, aux futurs résidents au grand public, en fonction des thématiques.
Une animation qui fait le bonheur des résidents « historiques » de la caserne, les journalistes de l’ESJ-Pro. A terme, l’école de journalisme devrait intégrer de nouveaux locaux à l’intérieur du périmètre. Mais, comme le confesse son directeur, Benoit Califano « nous on est pas super intéressants pour l’économie du projet, on n’est pas en capacité financière d’investir dans le chantier. Mais il y a une volonté politique d’accompagner l’école dans le futur écosystème ». Et l’arrivée du campus de l’ESMA, comme des trublions d’Illusion et Macadam, est vue comme une aubaine. « Notre métier, le journalisme, est en pleine mutation, alors, se retrouver avec des graphistes, des développeurs, des vidéastes, des gens qui innovent sans arrêt, pouvoir mutualiser des compétences et des techniques, forcément, on est très content ».
Car le « cluster » est loin d’être abouti. Les programmes immobiliers, et notamment d’entreprises, se dessinent, avec l’idée d’offrir une palette très large, depuis le box de la Halle Tropisme jusqu’au locaux autonomes, en passant par plusieurs gammes de locaux temporaires. Mais il manque encore deux facettes : « l’entreprise leader » qui permettrait de « sécuriser » l’économie du quartier, et le transport. Car même si le centre-ville est à 2 pas, le tramway est considéré, par tous les acteurs présents, comme une condition de la réussite du projet. De quoi accélérer, peut-être, le calendrier du retour de la ligne 5.

Cet article est la version numérique, augmentée en liens, d’un papier paru dans le numéro #69 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est le magazine Let’s Motiv.

De quoi ?

La nuit où j’ai rencontré Spiderman

Le demi-siècle c’est long. Ou c’est court, c’est selon. Mais rien ne change. Tu fais des choses, tu t’escrimes. Tu crois que c’est utile. Mais fondamentalement, rien n’a changé. Autour de toi, y’a rien qui change. Depuis que j’ai quinze ans, 1% de la population s’est accaparé 30% des richesses. On a l’air de découvrir ça, ça sort dans les médias. Enfin on a un rapport mondial sérieux pour nous le dire. Tout le monde, non, pas tout le monde, des gens, s’exclament ! Mais ça fait longtemps que je le sais.
Je me rappelle de la première fois que j’ai vu cette courbe sur le partage des richesses, au début des années 2000. Un séminaire avec Larrouturrou, on relançait une campagne pour la semaine de 4 jours, et Pierre arrive avec son graphique, où l’on voit qu’à partir de 1980, la part des richesses qui revenait aux salariés commence à décroître pour la première fois depuis le début du XX° siècle, et la part qui revient au capital commence à croître.
1980. La révolution néo-libérale, emmenée par Thatcher, puis par Reagan. Le triomphe de l’École de Chicago. C’est à partir de là que tout a basculé. Dans la décennie 80, la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de 10 points, passant de 75% à 65%., dans les pays de l’OCDE. Autrement dit, alors que les 3/4 de la richesse créée en 1980 revenait aux salariés, on se retrouve dix ans plus tard avec moins des deux tiers. La différence ? L’augmentation de la rémunération du capital. Or, dans le même temps, la productivité augmente fabuleusement. Chaque salarié produit plus de richesse, et est moins rémunéré.
À l’époque, au début des années 2000, parler de ça revenait globalement à prêcher dans le désert. Il a fallu attendre la popularité d’un Thomas Piketty, et la montée en puissance d’alternatives au modèle néo-libéral, pour que les discours sur la nécessité d’un autre modèle économique puissent commencer à être audibles. Depuis 1980, donc, les inégalités se creusent, la concentration de la richesse est exponentielle, les ressources naturelles consommées épuisent la terre, et on commence seulement à pouvoir diffuser cette réalité.
Alors arrive un demi-siècle d’existence, et tu prends le temps de te demander ce que tu as fait. Pourquoi ça n’a pas marché. Pourquoi tu n’es pas arrivé, pas toi tout seul, mais avec plein d’autres, à vulgariser ce constat, à convaincre, à expliquer correctement. Qu’est-ce que t’as branlé, gars, bordel ? Et pourtant t’en as branlé des choses, et tout cas tu as l’impression. T’en as même tellement branlé que tu as oublié de t’occuper de toi. Ça t’a coûté un max de blé, ce truc. Militer, travailler pour les autres. Bon, dans ton cas, y’a pas que ça, gars, hein. Y’a plein d’autres choses à dire sur ton cas.
On ne peut pas dire que sauver la planète est la chose qui m’a occupé le plus de temps. Ce n’est pas vrai. Ce qui m’a occupé le plus de temps, c’est de jouir. Ça m’a pris tellement de temps que ça a foutu en l’air une bonne partie de mes career opportunities, comme disaient les Clash. Avant 1980.

Il faut avoir un peu de lucidité, ou un manque de vanité. Je devais savoir au fond de moi que toute cette agitation militante était un peu vaine. Et que l’important, c’était de jouir. Je ne vais pas m’étendre maintenant. Ni pleurer. Ni m’apitoyer sur mon sort, il est très bien, mon sort. Enfin, face à 90% de la planète, il est très bien. Face aux 1% qui ont accaparé 30% des ressources mondiales, c’est autre chose. Mais je m’en fous, de ceux-là, je ne les envie pas.
Mais des fois, je me dis qu’il y a deux choses que je ne peux pas m’empêcher de faire. Essayer de croire qu’on peut encore changer le monde, à plusieurs, hein, pas qu’à moi, je ne suis pas Mélenchon. Et trouver une façon plus juste et plus équilibrée de vivre cette quête de jouissance qui m’a tenue depuis que j’ai quinze ans, depuis que le monde a basculé sous les sales coups de Thatcher et Reagan, mais les deux choses n’ont absolument rien à voir. Rien du tout. Je ne savais même pas, à l’époque, que le monde venait de basculer dans le néolibéralisme.
Honnêtement, la deuxième tâche a été plus facile. On n’est jamais totalement guéri de ces obsessions, mais on apprend à les maintenir. Pour la première, c’est plus compliqué. Je n’ai pas trouvé de thérapeute. Et du coup ce demi-siècle a comme un arrière-goût d’échec. Forcément, ça rend un peu triste. Si je regarde le monde tel qu’il est, je suis désespéré, totalement désespéré. Mais si je regarde le monde tel qu’il est juste autour de moi, je suis plus optimiste. Les enfants par exemple, me rendent plus optimiste. Ils ont cette sorte d’extralucidité. Même s’ils ne connaissent pas encore tous les tenants et les aboutissants. Ils ont bien compris. Ils ont bien compris que le monde de demain ne sera pas complètement un chacun pour soi, mais que ça sera quand même chacun sa merde. Et que l’aventure collective sera différente. Qu’elle aura pour théâtre le monde. Et qu’ils vont devoir penser différemment, sans nous, pour ne pas faire les mêmes erreurs. Pour avancer mieux et plus loin. Comme des nains sur les épaules des géants, disait Bernard de Chartres. Nos esse quasi nanos, gigantum humeris incidentes. « Nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir plus de choses qu’eux, et des choses plus éloignées qu’ils ne le pouvaient, non pas que nous jouissions d’une acuité particulière, ou par notre propre taille, mais parce que nous sommes portés vers le haut et exhaussés par leur taille gigantesque. » À l’âge du savoir, la probabilité que les générations futures s’inspirent de nos erreurs pour faire mieux est plus que probable. Et ça, c’est un réel espoir.

Mais il faut que je vous parle de Spiderman. C’est de lui que cette réflexion est partie. Un jour j’ai rencontré Spiderman. Pas le Spiderman de Corcuff, Je n’ai jamais été fan de celui qui était déjà un gourou des promos moins âgées que moi quand j’étais à Science-Po Lyon. Mais parfois je suis d’accord avec lui, et là, il parle de Spiderman pour dire des choses intéressantes.
Non, mon Spiderman à moi.
Je l’ai rencontré dans ces années de militantisme vain, au début des années 2000, à Montpellier, un soir de décembre, tard. Il faisait froid, et nuit, et je remontais la rue Saint-Guilhem, quand je l’ai aperçu. Il marchait d’un pas décidé, en serrant sa cape autour de lui, et son sac, aussi, enveloppé dans son collant rouge et noir. Il devait avoir 7 ans, 8 ans peut-être. Il remontait la rue, lui aussi, tout leste, tout vif. Comme un Spiderman. J’ai haussé le pas, je me suis rapproché, et je lui ai dit :
– « Tu vas où, Spiderman ? »
Sans me regarder, sans s’arrêter de marcher, il m’a répondu : « je vais chez ma maman ».
– « Et elle habite où, ta maman ? », je lui ai demandé. « Elle habite plus haut », il m’a répondu.
– « Et tu viens d’où, Spiderman ? »
– « Je viens de chez mon papa », il a répondu. En montrant du doigt les rues plus bas. « Mais il était pas là. Il a dit qu’il descendait chez le voisin, et il est pas remonté. Moi je me suis endormi, mais après je me suis réveillé. Et il était pas là, alors j’ai eu peur. Alors je suis descendu aussi, j’ai frappé chez le voisin, mais y’avait personne. Alors j’ai eu peur, je voulais pas être tout seul. Alors je vais chez ma maman. »
– « Et tu t’es habillé pour pas avoir froid ? » je lui ai demandé ?
– « Non. Pour pas avoir peur. Spiderman il a pas peur ».
– « Ok. Tu veux que je t’accompagne chez ta maman ? Elle habite où ? »
– « Plus loin », il m’a répondu.
Et Spiderman et moi, on a traversé la place du marché aux fleurs, on a continué, et à un moment, il s’est arrêté devant une porte, et il m’a dit :
– « Tu peux sonner ? Je suis trop petit pour atteindre la sonnette. »
Il m’a montré le bouton, et j’ai sonné. Et la maman de Spiderman a répondu. Je lui ai expliqué que j’étais avec Spiderman, elle s’est un peu affolée, et elle a ouvert la porte. Et Spiderman a grimpé les escaliers quatre à quatre.
La maman de Spiderman, elle révisait, elle avait un examen le lendemain. Spiderman lui a expliqué pourquoi il était là, je lui ai expliqué pourquoi j’étais là, elle a appelé le papa de Spiderman mais il n’était pas là, elle a incendié son répondeur. Moi j’ai pris Spiderman dans mes bras, je lui ai dit que c’était vraiment un brave Spiderman. Spiderman m’a serré dans ses bras, et il est parti se coucher. La maman de Spiderman s’est mise à pleurer, je l’ai serré dans mes bras aussi, je lui ai dit que son Spiderman était un très brave petit gars, qu’il était costaud, que tout allait bien. Elle n’était pas très rassurée, la maman de Spiderman, mais ça l’a calmé. Elle m’a remercié, et moi, je lui ai donné mon congé, comme on dit dans les livres.
Spiderman, il doit avoir dans les 20 ans, aujourd’hui. Je ne sais pas ce qu’il fait. Ça m’étonnerait qu’il soit dans les 1% qui ont accaparé le tiers de la richesse mondiale. Mais j’espère qu’il va bien. Qu’il a pu grandir. Si quelqu’un d’entre vous le connaît, passez-lui le bonjour, et dites-lui que j’espère qu’il saura grimper sur les épaules des géants.

Note : Je l’avais oublié, cette histoire. Ça m’est revenu comme ça. Le rachat de Marvel par Disney, le nouveau rapport Piketty, une année de plus qui s’égrène, tu prends du temps pour réfléchir un peu, et voilà que le petit bonhomme habillé en spiderman est remonté à la surface.

De qui ?, De quoi ?

Go, Rodrigo ! Go !

Novembre 2016. Rodrigo Garcia a annoncé depuis plus d’un mois sa volonté de renoncer à un deuxième mandat à la tête du Centre Dramatique National de Montpellier. Les raisons de ce renoncement ? Une absence de dialogue avec les collectivités sur son projet, des moyens trop faibles, amputés de plus de 100 000 euros dès son arrivée, l’impossibilité de déployer à Grammont son projet de lieu ouvert, l’absence de transports dignes de ce nom pour se rendre au théâtre…
De ça, il ne sera pas question directement dans cet entretien. Le rendez-vous a été pris il y a longtemps, pour parler de son travail, du présent, de ce qui l’anime. De lui, Rodrigo Garcia, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre.
Non pas que les raisons de son départ ne soient pas intéressantes à aborder, mais il les a déjà largement explicitées dans un communiqué de presse. Je n’en suis pas surpris. Au fil des nombreuses discussions que nous avons eu depuis son arrivée, j’ai acquis le sentiment que, si Rodrigo est véritablement un auteur politique, il ne conçoit pas qu’il lui faille se battre contre l’indifférence de la Ville et de la Métropole qui l’accueille. Il y a quelque chose de totalement entier chez Rodrigo Garcia. Dans l’homme autant que dans l’œuvre. C’est de ça dont j’avais envie de parler avec lui, ce jour-là, dans sa loge. Pour éclairer à la fois son départ et ce qu’il est, ce qu’il fait. J’ai trop entendu de propos imbéciles, de la part de gens qui, pour la plupart, n’ont d’ailleurs jamais mis les pieds à HtH.
Ses propos ont été recueillis dans sa langue natale, avec l’aimable participation de Laurent Berger, qui a assuré une traduction simultanée. Certaines formulations françaises sont donc de lui, d’autres issues de ma propre traduction.

 ICULT RODRIGO GARCIA

 

Rodrigo, tu es avant tout un auteur. Écrire, ça a commencé quand, pour toi ?

Rodrigo Garcia : Écrire ? Tard. J’ai commencé tard. D’habitude les écrivains disent « j’ai commencé à neuf ans ». Mais moi, non. Je suis arrivé tard à la littérature. J’ai d’abord commencé par être un lecteur de la philosophie, et la littérature m’a intéressé après.

Mon premier texte, je l’ai écrit pour un fanzine que tenait un ami à Buenos Aires. Un sujet totalement en relation avec Golgotha Picnic. Mais je l’ai relu, il n’y a pas longtemps, et… J’aimerais bien qu’il disparaisse d’internet, qu’il n’y en ai plus de traces, parce que c’est d’une immaturité, d’une ingénuité, on dirait que ça a été écrit par un enfant.

Ah ce point ? Quel âge tu avais ?

Et bien… Vingt ans ! À vingt ans, Rimbaud avait déjà écrit de sacrés trucs ! (rires)

Les vrais débuts, c’est par hasard. Il y avait un concours d’écriture dramatique à Madrid, et je me suis présenté. Parce que moi, en réalité, je voulais être metteur en scène. Quand je suis arrivé en Espagne, mes références, c’était le théâtre de l’absurde, c’était tout. Et en Espagne, je rencontre le théâtre d’Heiner Müller, que je ne connaissais pas. Et j’ai commencé à écrire, et je me trouvais absolument génial, et puis je me suis aperçu que je ne faisais que copier, à la lettre, des textes d’Heiner Müller. Il a fallu que je me dépouille de tout ça petit à petit, que je cherche mon propre style.

Aujourd’hui, la plupart des textes que tu montes sont tes textes, ça fait longtemps que tu n’as pas monté autre chose que tes textes.

Pas tout à fait, on a monté Hamlet dans un kebab à Aubervilliers en mars, mais tu as raison, c’est plutôt une exception. Moi j’aurais voulu monter de grands auteurs, je ne voulais pas mettre en scène mes textes. Mais je me suis aperçu que si je faisais ça, j’occuperais finalement le travail de gens qui faisaient déjà bien ce travail. Dans ce terrain-là du répertoire, j’aurais été un metteur en scène de plus.

Alors que je me suis aperçu que j’étais le seul qui pouvait écrire ce que j’écrivais. Du coup je l’ai pris comme une responsabilité. Bien sûr, quand je te dis ça, il y a l’énorme face narcissique des choses qui surgit, c’est évident. Mais disons que je l’ai pris comme une responsabilité politique : si je pouvais dire ça, écrire, ça, monter ça, alors il fallait que je le fasse.

Après, de quoi je parle, c’est compliqué à dire. Comment dire… Dernièrement, j’ai lu pas mal de théories poétiques, et je suis d’accord avec beaucoup de gens qui disent que les enjeux sont avant tout musicaux et formels. Et c’est ce qui me passionne réellement. Ma motivation à écrire, elle est formelle. C’est très étrange la façon dont le contenu entre en relation avec la forme. Regarde ce que fait Richard Serra : la forme et le contenu y sont complètement indissociables. Et moi j’ai du mal à en dire plus sur cette relation-là.

Tu dis que tu écris tes pièces sur des périodes courtes, sur quelques semaines. Ce n’est pas un travail continu.

C’est vrai. Ça me plairait d’avoir la constance ou la discipline de l’écrivain. Comme Nabokov, tu vois. Il écrivait comme on va au bureau, du matin jusqu’au soir, avec une absolue régularité. Ça ne veut rien dire sur la qualité de l’œuvre, hein. Julio Cortazar, il n’est jamais arrivé à avoir cette discipline et ce qu’il écrit est magnifique. Moi j’y consacre beaucoup de temps, mais je n’ai pas de régularité.

Pour revenir au contenu, je repense à une phrase d’Heidegger qui dit que la poésie à une relation avec ta terre natale, avec tes racines. Et il parle de la relation de ta poésie avec ta langue native. Et ce qui est intéressant au 21e siècle, c’est cette quasi-absence de la terre natale, cette impossibilité de recourir à la terre natale. Et Heidegger fait l’apologie, ce qui m’a beaucoup surpris, du dialecte. Et il fait une analyse de poèmes qui sont passés du dialecte à l’allemand, et de ce qu’ils ont perdu dans cette translation.

Toi tu as l’impression de ce passage entre une langue natale et ta langue actuelle ?

Moi j’ai un espagnol qui vient de Buenos Aires, mélangé à de la langue madrilène, et aussi à ce que je vis maintenant en France. Mon langage est contaminé par les choses importantes que j’ai vécu, de ma vie comme immigrant argentin en Espagne. Ma langue est en tension avec des choses très fortes. C’est pour ça que les thèmes de mon écriture sont toujours les mêmes. Tous les livres parlent de la difficulté d’être avec les gens, et du besoin d’être aimé. La question, c’est comment arriver à atteindre la transcendance minimale dans tout ça. Pour TS Elliot, c’était facile. Pour d’autres c’est plus compliqué. (rires)

Quand tu mets en scène, il t’arrive d’atteindre cette transcendance ?

Parfois oui, parfois non. Quand j’arrive à une image un peu floue, pas évidente, je pense que je suis sur le bon chemin. Quand j’offre des choses incomplètes, que j’arrive à préserver un peu de mystère, je crois que je suis sur le bon chemin.

Mais le problème c’est qu’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou théâtrale, ce n’est pas seulement cette espèce d’éclat. La question c’est celle de la totalité de l’œuvre.

La difficulté la plus grande pour moi, c’est d’arriver à obtenir une sorte d’ovni complet. Et parfois je m’éloigne de ça à cause de la quantité d’images et d’idées qui apparaissent dans les œuvres. Parfois je devrais me contenter de moins. Comme si je n’avais pas confiance en le fait de travailler sur une ou deux idées, et de les approfondir, comme si ce n’était pas suffisant. Mais ça vient aussi du fait que je n’ai pas de patience. Pour écrire, oui, j’ai de la patience, je peux écrire, écrire, réécrire. Mais sur la scène, je n’ai pas cette patience-là.

Certaines pièces ont des processus longs, pourtant. Pour 4, ça a été très progressif. Parfois je pars juste d’une idée de l’espace, comme pour 4. Et l’espace de 4 a mis longtemps à se dessiner, il y a énormément d’idées qu’on a mis en œuvre et qu’on a ensuite laissé tomber. C’est incroyable de voir l’impact qu’a la question de l’espace. Parfois je créé des objets théâtraux, et je me demande si je vais pouvoir leur donner le cadre scénique pour que véritablement ils existent, et parfois je les abandonne avant même de leur avoir donnée l’opportunité d’exister.

Il y a certains objets récurrents dans tes espaces. C’est pour te rassurer ? Pour te fixer des contraintes de jeux ?

 J’ai toujours essayé de faire des choses qui sont différentes. Il y a des éléments que je ne peux pas m’empêcher d’utiliser, comme la vidéo. Dans 4 ou dans Daisy, l’écran avait déjà été fait, et on l’a réutilisé autrement pour nous obliger à utiliser la vidéo sous d’autres formes.

Il y a des metteurs en scène pour qui ces éléments de contraintes sont des « règles du jeu ». Toi, on a plus l’impression que ça naît d’un processus.

Oui, ce n’est pas faux. Je ne les pense pas comme des contraintes. Ce sont des complications. Les petites filles, dans 4, par exemple, je ne savais pas très bien au départ quoi faire avec elles, je l’ai découvert en travaillant.

4_fillettes

On dit souvent de tes œuvres que le spectateur doit se débrouiller avec, c’est vrai ça ?

Ça part de l’idée que moi je ne sais pas raconter une histoire clairement. Raconter les choses comme ce qui nous arrive dans une journée de façon cohérente, personne ne peut faire ça. Réduire le chaos que peut être ta vie, même une seule journée de ta vie, à ce qu’est une histoire, c’est tricher. Et bien sûr, comme on est au théâtre, qu’il y a des codes, la lumière qui s’éteint, la pièce qui commence, qu’il y a un montage de scènes qui se suivent, il y a des gens qui ont tendance à y voir une histoire. Je rappelle toujours cette anecdote de Wim Wenders qui pour son premier flm, commence à filmer un train, comme les frères Lumières, puis il colle un autre plan dessus, et ça se met à raconter une histoire qu’il n’avait pas encore planifiée, pourtant.

Il y a certaines de mes pièces où c’est plus ou moins facile de lire une histoire. Certaines n’ont pas d’histoire. Golgota Picnic n’a pas d’histoire. Dans Mort et réincarnation en cowboy, tu peux voir une histoire se développer, en tout cas tu peux avoir l’intuition d’une histoire. Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’une pièce chargée de littérature comme Golgotha ne raconte pas forcément une histoire, alors que le cowboy, dans laquelle il n’y a pratiquement pas de littérature, raconte, elle, une histoire.

Il y a un autre invariant dans tes pièces, c’est la troupe, les acteurs. Il y a une grande fidélité, là, longue, qui du coup peut se ressentir dans la mise en scène, dans la relation humaine que les acteurs renvoient. Ça fait partie de ton idée du théâtre, ce sentiment de la communauté ?

J’aimerais dire que je ne le pense pas comme ça. Mais c’est comme ça que je le fais. J’ai peut être eu cette vertu de réunir des gens, pas seulement les acteurs, tous ceux qui participent, et de les mettre dans des situations de bonheur infime, mais qui est bénéfique à la création. Le théâtre, c’est quelque chose que tu fais avec d’autres personnes, tu dois respecter l’intelligence de ceux qui travaillent avec toi. Et c’est le plus difficile, d’arriver à ce que tout le monde soit au même niveau intellectuel et existentiel. Je peux dire comment moi je peux arriver à leur niveau. Mais eux ils attendent beaucoup de moi. Ils espèrent vivre des expériences importantes, des moments poétiques forts, et ça, pour moi, c’est une charge. Il n’y a pas longtemps, Juan Loriente m’écrivait en s’amusant, un peu comme s’il allait bientôt mourir, et il me remémorait combien on a vécu de choses singulières, qui ne se passent quasiment jamais au théâtre. Il nous est arrivé de tout, des gens qui sont évidemment montés sur scène plein de fois, des gens qui ont essayé de nous frapper, on est sorti de certains théâtres protégés par la police. Si ça avait été une seule fois. Mais non, c’est arrivé plein de fois. Ce ne sont pas des choses qui me plaisent, ça me met dans un état de tension terrible, mais c’est quand même incroyable de pouvoir provoquer ce genre de choses-là. Surtout pour la confrontation qui commence à se forger à l’intérieur même du public, parce que face à ceux qui protestent, il y a aussi ceux qui pensent exactement l’inverse. C’est quelque chose, de pouvoir provoquer ça dans un théâtre. Ça a un versant négatif, c’est que ces réactions là annulent une partie de la pièce, ses aspects les plus profonds. Il y a de gens qui se rappellent de Golgotha Picnic comme une pièce sans parole, quasiment, alors qu’il y a énormément de texte. (il rit)

C’est aussi parce que le texte est souvent dit dans tes pièces de façon non conventionnelle…

C’est vrai. Il n’y a pas longtemps, j’étais dans une école de théâtre, c’était très intéressant, et un jeune acteur m’interpelle et me dit « mais vous utilisez les acteurs comme des objets, ils n’interprètent rien ! », et je lui ai répondu : « c’est marrant, moi je critique ça chez plein de metteurs en scène, et je pense que je fais exactement l’inverse ». Il dit ça parce qu’il est dans une école de théâtre, et qu’il a une idée du théâtre, une idée du travail de l’acteur. Je comprends parfaitement qu’il puisse penser que dans « 4 » les acteurs ne jouent pas leur texte, parce que j’ai décidé que la plupart des textes seraient dits au micro, avec eux debout, qui tournent le dos, avec leurs capuches. Et la difficulté interprétative, dans cette situation-là est plus riche, mais aussi plus difficile que dans une situation conventionnelle. D’abord, le texte est contaminé par une énergie corporelle, due à ce contact physique entre les acteurs, il y a quelque chose qui circule entre eux. Et parce qu’on ne voit pas leur visage, il faut qu’ils aient beaucoup plus d’expressivité dans la voix. Cette contrainte physique amène énormément de nuances dans le jeu de la voix, encore plus dans la deuxième partie du texte, où arrivent les acteurs trempés et plein de savon, et tout ça contamine le phrasé, le travail sur le texte.

<Tu ne vois pas tes propres pièces quand elles sont jouées ? Pourquoi ?

Je suis passé par plein de moments. Il y a eu une période où j’étais régisseur sur mes propres spectacles pour m’obliger à les voir. Et maintenant je suis revenu à mon état de départ : j’ai peur. J’ai peur de la réaction du public. Je sais que je rate quelque chose, mais c’est comme ça. Mais c’est vrai que j’ai maintenant un détachement incroyable avec les spectacles, une fois qu’ils sont finis. C’est marrant, parce que concrètement, je ne suis pas déjà en train de penser à un projet précis, mais je suis déjà en train de penser à d’autres projets, tout le temps.
Parfois les acteurs sont déçus, ils me disent : « viens voir la pièce, pour voir comment ça a avancé ». Mais non.

Tu tournes beaucoup.

En ce moment précis, c’est plus calme, mais oui, heureusement, les pièces ont des grandes tournées. Surtout à l’international. En France, on a du mal à trouver une place pour mes pièces dans la saison « normale ». Leur programmation occupe un espace très réduit dans les programmations, des niches, des festivals. C’est difficile, pour le type d’œuvres que nous faisons, pas seulement moi, mais aussi d’autres, de trouver un réseau large de diffusion en France, dans une programmation « normalisée ». Ça a à voir à la fois avec l’architecture des théâtres, et avec le passé de la programmation. Aujourd’hui, à notre époque, une grande salle de mille places, c’est un cancer pour la programmation. Dans une salle de 700, 800 ou 1000 personnes, tu es condamné à programmer des pièces qui ont une composante spectaculaire, qui s’éloignent de l’humanité. Et ça réduit considérablement les thématiques possibles, parce que pour fournir un spectacle qui attire 1000 personnes pendant plusieurs soirs, tu es obligé de tomber dans des thèmes tout à fait identifiables, reconnaissables, par le plus grand public. Et du coup, les pièces qui interrogent les aspects formels du théâtre, son esthétique, tu ne peux pas les programmer dans ces salles. Et donc c’est la mort du théâtre.

Et du coup, avec ces grandes salles, tu fais aussi comme si tu ignorais que la société est fragmentée en mille tribus, mille sous-groupes. Ça veut dire quoi une salle pour la « communauté » ? Tu proposes des spectacles pour une « communauté » générale qui n’existe pas !
Il faut des salles qui puissent être modulables, qui puissent s’adapter aux projets, et pas l’inverse. Il faut que l’artiste se sente libre, dans sa capacité d’expression.

C’est ça le théâtre que tu montres, que tu programmes ?

Je programme un théâtre que je considère positif pour la société. Dire ça, c’est comme ne rien dire. La société est pleine de gens qui ne vont jamais au théâtre, et les gens qui viennent au théâtre et qui sont intéressés par la nouveauté, c’est une minorité. Au départ j’ai vu ça comme quelque chose de positif, je pensais qu’en montrant des choses nouvelles, qui n’avaient pas beaucoup été montrées, ça susciterait de la curiosité.
Et la curiosité était au rendez-vous, mais pas avec l’ampleur que j’aurais espéré.
Après… les choix, nous les faisons à trois : Benoit, Laurent et moi, et je suis celui qui voit le moins d’œuvres, en fait, qui ait le moins le temps de les voir. Et on ne voit pas tout ce qu’on voudrait voir. On s’interdit par exemple de voir des pièces que l’on n’aura pas les moyens de programmer. Le CDN de Montpellier est un petit CDN, c’est un petit budget. Il y a des œuvres qu’on aime beaucoup, mais dont on sait pertinemment qu’on ne pourra pas se les payer. Donc je ne vais pas utiliser l’argent public pour me payer un voyage a Tokyo pour aller voir un spectacle que je voudrais programmer mais qui coûte de toute façon trop cher, j’aurais l’impression d’être un arnaqueur.
Il y a une part de déception là-dedans, bien sûr. Quelqu’un comme Roméo Castellucci, avec qui j’ai par ailleurs une relation personnelle, et une vraie admiration pour son œuvre, j’aurais voulu le programmer. Mais heureusement, le Printemps des Comédiens l’a programmé et le public montpelliérain a pu le voir. Mais ça rejoint ce qu’on disait sur le format des salles. Ici il y a une petite salle, et on essaye d’en faire un espace modulaire, où les artistes puissent s’exprimer et rencontrer le public.
C’est ça le plus important. Le lieu, c’est secondaire, l’important c’est ce qu’on y crée.
Même si, forcément, chaque salle, chaque espace conditionne ce que tu veux y faire.

Tu aurais envie de sortir de la salle, des fois ?

Jamais. J’aime les outils du théâtre, le cadre, les lumières…
Mais j’aimerais un théâtre qui soit ouvert toute la journée, qu’il s’y passe des choses toute la journée, un lieu où tu peux venir voir des expositions, des films, des ateliers, Je n’ai pas envie de réinventer la médiathèque, mais c’est un peu cet esprit-là. C’est bizarre, quand même, d’avoir un lieu de culture, comme ça, un théâtre, avec quelqu’un qui vient ouvrir les portes à 7 heures du soir.Ce format de la soirée, c’est déjà une déclaration d’intention, une déclaration élitiste. Si tu l’ouvres toute la journée, que tu peux y entrer, rencontrer une œuvre, un débat, y manger, discuter, l’événement du spectacle va être moins transcendant, plus accessible, plus quotidien.
Mais ça, ça ne marche vraiment que si tu es dans la ville. Ici, à midi, il y a plein de gens qui viennent manger et qui ne viennent jamais le soir. Ils ne cherchent rien d’artistique en venant déjeuner.

Mais cette contamination, elle n’existe pas vraiment. Quand on fait un festival sur les sexualités, ou qu’on programme de l’électro, on voit venir au théâtre des gens qui n’y sont jamais venu avant. Mais il y en a très peu qui reviennent voir le reste de la programmation. Très peu par rapport à ce qu’on pouvait espérer. C’est une déception, pour moi. Mais c’est une réalité. Je ne sais pas pourquoi les gens acceptent de voir dans un musée d’autres formes que les formes traditionnelles du musée, et qu’au théâtre, ils l’acceptent mal.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi, dans ta programmation, qui est très européenne et internationale, une question de la langue ? Un obstacle que créerait le surtitrage des pièces, par exemple ?

Pourquoi ça serait un problème au théâtre, alors qu’au cinéma, on va sans problème voir des films sous-titrés ? Même si en France, il y a beaucoup de films traduits. Mais c’est vrai qu’il y a assez peu de metteurs en scène étrangers qui pénètrent vraiment le réseau théâtral français, et peu de théâtre français qui tourne à l’étranger. Mais la vraie question, ce n’est pas celle de la langue, c’est celle du théâtre expérimental.

Notre programmation, c’est celle qui, ailleurs, est une programmation de festival, de temps forts dédiés à la recherche, ou aux auteurs vivants.

C’est intéressant de voir à quel point le système lui-même formate des artistes, comment il oblige les artistes à penser avec ça.
Je sais très bien avec quel type d’œuvres on pourrait remplir ce théâtre. Mais dans ce cas-là, on a pas besoin de moi, s’il s’agit juste de remplir le théâtre. Mon objectif c’est de remplir ce théâtre avec ma programmation. J’ai encore un an et demi pour le tenter.

Tu penses déjà à après ?

Non, pour le moment, non. C’est tellement récent cette décision de ne pas demander le renouvellement de mon mandat que j’ai besoin de temps pour réfléchir. La question, c’est de comment rester concentré sur ce qui reste à faire ici. J’ai passé le moment de la tristesse, de la déception. Comment te dire ? Je n’ai pas les moyens ici pour faire le projet tel que je l’ai pensé, c’est aussi simple que ça.

Les photos sont de Marc Ginot.
Cet entretien est la version numérique augmentée en liens d’un papier paru dans le numéro #64 de ce petit bijou de presse culturelle qu’est Let’s Motiv Magazine.
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De quoi ?

J’ai un truc qui se pince

Il m’aura fallu attendre le dimanche, à 18h24, pour enfin voir une proposition artistique qui avait quelque chose à me dire, dans cette ZaT de Figuerolles, la 10ème Zone Artistique Temporaire, la 2ème depuis que leur fondateur, Pascal Lebrun-Cordier, a été poussé vers la sortie par la nouvelle équipe municipale.
Dimanche 18h24, ça commençait à faire long, depuis vendredi soir. À force de se promener sans rien avoir à se mettre sous la dent, on prend faim. Je suis triste de devoir écrire ça. J’ai aimé et défendu le projet des ZaT, j’ai critiqué certaines éditions, par exigence. Mais jamais je ne me suis senti confronté à cette absence. Rien à évoquer. Rien à partager. Rien à raconter, parce que cette ZaT ne racontait rien. Elle ne parlait pas. Et ce qu’elle chantait n’avait rien à dire sur le quartier qu’elle envahissait. Il y avait du son. Mais rien qui résonnait.
Par un lapsus fulgurant, on savait, la veille du premier jour, que les propositions allaient « raisonner » le quartier, comme l’écrivent les élus de la majorité municipale, dans un bilan rédigé avant la ZaT, et livré dès le vendredi 8 avril par une indiscrétion. « Nous tenons à vous remercier d’avoir été aussi nombreux à partager l’enthousiasme des 400 artistes en herbe ou confirmés qui ont fait raisonner (sic) de leurs talents le quartier Figuerolles ».

La tribune de la majorité dans le bulletin municipale, fuitée avant la veille de la ZaT

La tribune de la majorité dans le prochain bulletin municipal, fuitée la veille de la ZaT

Voilà. On en est là. On peut prédire l’affluence, n’avoir comme ligne d’évaluation que le nombre de passants, et se féliciter que les propositions artistiques fassent « raisonner » le quartier. Pour qu’il soit sage. Gentil toutou. Le lapsus qui dit tout. Tout de l’intention, tout de l’inculture, tout du mépris. Tout du gâchis.
Même le moment nocturne dans le Parc de la Guirlande, qu’on pouvait attendre féérique, était un four catastrophique. Aucune écriture, aucune scénographie, 45 « solistes » disposés comme ça, l’un là, l’autre plus loin. L’un arrosé par l’éclairage public, l’autre non. Et rien. Aucun ensemble. Les gens qui se demandent pourquoi. Qui picorent un artiste. Ne voient pas l’autre. Un petit marché de l’artiste local.
Ça ne raconte rien d’autre.
La rue du faubourg Figuerolles, comme une grande foire à la merguez. Sur le pont de la voie rapide, côté Salengro, on a tendu des rideaux rouges. De l’autre côté, non. Un demi Christo. Comme un truc fait à moitié. De part et d’autre, l’installation sonore de Chorus. 10 minutes toutes les heures. Ça ne change rien. Que le son soit là ou pas, que les mobiles tournent ou pas, les gens passent. Par milliers. Ils ont faim. Ils voudraient bien voir un truc. Dans le quartier des Saints, ils errent, baguenaudent. On leur a dit qu’il y avait des trucs à voir. Mais il n’y a que les élèves de l’école de danse. Qui s’essayent à l’espace public. Ils ne savent pas encore ce qu’est l’écriture pour cet espace, ni comment gérer les jauges. Personne ne les accompagne. Alors ils dansent. Le public s’agglutine, repart. Continue son errance. Plus haut, on fait la queue pour essayer les machines de Décor Sonore. Ceux qui ne renoncent pas sont heureux. La pièce est encore en création, mais c’est un bon crash test pour la jauge et les dispositifs. La Friche de Mimi s’égare, délocalisée. Mais au moins elle fait grave de buvette. Comme l’école à côté. C’est l’aubaine.

C'est pas au programme, mais tu prendras bien ta BAF ?

C’est pas au programme, mais tu prendras bien ta BAF ?

Pris séparément, rien n’est vraiment mauvais. Mais quoi ? Une belle scène place Salengro pour qu’un seul groupe y joue plusieurs fois ? Bizarre. Mais en face le cafetier est hilare.
Entre Salengro et Plan Cabane, rien ne se passe. La liaison n’est pas pensée, pas écrite. Dans un coin de Plan Cabane, 2,6 couverts joue. Le reste de la place est vide. Sur Gambetta, les voitures défilent comme si de rien.
Rien. Comme un lent et inexorable retour à Quartiers Libres, cette manifestation qui avait hissé Montpellier à la hauteur d’une politique culturelle d’une ville de moins de 50 000 habitants…
Dimanche, 18h24. Dans la cour d’un des immeubles, une famille a sorti le barbecue. La musique sort des quatre portes ouvertes de la voiture. Le père danse avec une valise, les filles tapent dans leurs mains. Petit spectacle habituel.
Sur le parking, rue de la commune clôture, le public s’agglutine. Les gamins de la cité Gély sont excités. À l’écart, les 5 freerunners de Zéro Degré s’échauffent, sous le regard des grands frères gitans. 18h30. Ça démarre. Les yeux en l’air, le public suit les acrobates de balcon en toit, de poteau en bitume. La cité Gély se retrouve envahie par une foule qui ne l’a jamais visité. Aux fenêtres, les gitans fument en nous regardant. Par toutes petites touches, le spectacle nous montre ce qui pourrait nous échapper. La fontaine bétonnée sans eau. Le balai, qui pour une fois vient nettoyer l’espace. La caravane défoncée, qui sert de salon d’été. Et les freerunners qui virevoltent, les mômes de la cité qui leur courent après, hilares, si contents de voir enfin l’action dans son entier, depuis une semaine que les zouaves sont entrés sur leur territoire d’ordinaire réservé.
Là, ce ne sont plus eux les indiens.

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Zéro Degré, la French Freerun Family à la Cité Gély.

Les espaces sont trop petits. Seuls les spectateurs professionnels de la rue s’en tirent. Eux, ils savent où se placer pour voir, et pour partir ensuite dans la bonne direction.
Mais, au moins, une proposition artistique de cette ZaT va chercher quelque chose au cœur du territoire qu’elle a envahi le temps d’un week-end.
Voilà. C’est fini. J’ai un truc qui se pince. Ça m’attriste. Putain. Tout ça pour arriver là.

De quoi ?

Où va la rue ?

« Trop politique ». « Trop populaire ». « Pas assez exigeant ». « Trop bruyant ». « Trop de punk à chiens ». Depuis plus de 30 ans que le spectacle contemporain a réinvesti l’espace public, les « trop » ne manquent pas pour mettre à distance des politiques culturelles une forme plus que millénaire de spectacle, qui, dans sa version moderne, chatouille les rêves et bouscule les villes. De politisation en divertissement, d’instrumentalisation en libération, tour d’horizon des débats qui continuent de chahuter les arts de la rue.

 

Khta

« Juste avant que tu ouvres les yeux », déambulation pour camion et murmures, La Khta

 

C’est l’un des plus importants secteurs culturels de la région. Les arts de la rue préfèrent le soleil à la pluie, c’est plus pratique pour travailler. C’est aussi l’un des plus faiblement financés, et, souvent, l’un des moins reconnus. Pourtant, 70 compagnies languedociennes, et 80 en provenance de Midi-Pyrénées étaient présentes cet été à Aurillac, le plus grand rassemblement du genre. Et depuis plusieurs années, les œuvres issues d’ici tournent loin et longtemps, et font le buzz.
Ailleurs, l’ampleur du phénomène des arts de rue ne faiblit pas. Nationalement, une bonne dizaine de festivals ont su s’installer, autant que de centres nationaux des arts de la Rue. Et pourtant, régulièrement, certains lieux, certains festivals tanguent, sous le coup de polémiques politiques retentissantes. Où va la Rue ?

Une histoire vieille comme la rue

Commençons par l’histoire. Car c’est une histoire vieille comme la rue. Avant la rue, même, disent ceux qui y rattachent les fresques pariétales des cités troglodytes de nos très lointains ancêtres de la grotte Chauvet.
C’est une histoire vieille comme la rue et pourtant si contemporaine. Bien sûr, l’Antiquité nous a légué des lieux de plein air, des théâtres et des arènes. Bien sûr, la Commedia dell’arte a débuté dans les places de Venise. Bien sûr, Molière a débuté dans la rue, sur des tréteaux. Mais, hormis Cervantès, qui considérait que la rue était l’écrin naturel de la Comédia espagnole, toutes ces formes étaient dans la rue faute de mieux. Faute de toits, faute de salles.
La rue restait le théâtre des saltimbanques : marionnettistes à la sauvette, musiciens au chapeau, danseurs de Carnaval.
Pourtant, toutes ces grandes formes historiques ont construit les bases du spectacle de rue : convoquer le public, le fidéliser, jouer, tendre le chapeau.
Mais l’ère moderne, l’ère du théâtre et de la salle, a rejeté les artistes de rue dans le monde des forains et des « cognes-trottoir », ce lumpenprolétariat artistique. Jusque dans les années 1970, où l’espace public a reconquis ses lettres de noblesse, où jouer dans la rue est devenu un choix : celui d’intervenir artistiquement dans ce que la cité compte de plus politique : l’espace public, premier d’entre les communs.

Flashback 1 : 1980. À Chalain, dans le Jura, Michel Crespin invente la Falaise des fous. Deux jours de rassemblement où convergeront plusieurs centaines d’artistes, et plusieurs milliers de spectateurs, pour 36 heures de spectacle ininterrompu. Véritable manifeste moderne des arts de la rue, la Falaise des fous est le premier festival de cette (in)discipline artistique. Michel Crespin parle d’une nouvelle génération d’artistes, de rencontres avec le public, d’agir sur la ville. 6 ans et autant d’expérimentations plus tard, Michel Crespin fondera le festival d’Aurillac.

« Jouer dans la rue est devenu un choix :
celui d’intervenir artistiquement dans ce que la cité compte de plus politique :
l’espace public, premier d’entre les communs. »

GroupeTonne

« AE. Les Années », adaptation d’Annie Ernaux mise en scène au plus près de la rue par le Groupe Tonne

Flasback 2 : En 1979, Royal de Luxe s’installe à Saint-Jean du Gard. Personne ne les connaît et le Gard s’en fout. En 1984, le Royal s’en va squatter un château près de Toulouse. Toulouse s’en fout. En 1989, Royal de Luxe lance un appel pour une terre accueillante. Nantes leur ouvre 10 000 m2 de hangar. Royal de Luxe devient l’une des plus grosses compagnies de France, toutes disciplines confondues.

Flashback 3 : 2005. Le ministère de la Culture décrète « le temps des arts de la rue ». Structuration, création de Centres nationaux des arts de la rue (CNAR), aides aux compagnies et à la diffusion : vingt ans après une émergence fulgurante, le ministère décide de prendre au sérieux ces artistes qui investissent l’espace, drainant un public considérable.

2015. Douze centres nationaux, autant de festivals d’importance, les arts de la rue semblent enfin être légitimes. Pourtant, la rue gratte toujours.

Le beurre, mais sans la crémière

À Chalon dans la rue, 29 ans d’existence, le maire, élu sous l’étiquette UMP, s’énerve. Les artistes sont impolis. Avec tout l’argent que donne la ville aux arts de la rue, les artistes pourraient quand même être reconnaissants et gentils. Mais non ! Les impertinents pointent la réduction de 25% du budget du festival et de l’Abattoir, le centre national des arts de la rue de Chalon. « Ce n’est pas de ma faute », clame le maire, « c’est la faute de l’État » qui baisse les dotations de la ville. Certes. Bon. Mais quoi ? Le festival et le CNAR nous dit le maire, coûtent 1,5 million par an à la Ville et à l’agglo. Le territoire, lui, récupère 10 millions de recettes, grâce aux 200 000 journées de visite cumulées sur le temps du festival. Ça, le maire ne le dit pas. Il ne dit pas non plus que 1,5 M€ pour le festival, c’est 2% du budget de fonctionnement de la ville de Chalon (66 M€). Moins de 1% des budgets cumulés de la ville et de l’agglo (150M€). Une paille, pour financer la principale manifestation touristique et économique de la préfecture de Saône-et-Loire.

Car d’autres que lui l’ont bien compris. Les arts de la rue se sont imposés dans le paysage culturel français grâce à ces festivals d’importance, qui drainent plusieurs dizaines, parfois plusieurs centaines de milliers de spectateurs. L’impertinence, le politiquement incorrect, la mise en question de la ville et du politique, tout cela reste présent. Mais un festival se construit aussi avec de grandes déambulations poétiques, avec du rêve ou du rire à chaque coin de rue. Et pour vivre ça, les spectateurs des festivals s’installent, louent des chambres, prennent des repas, boivent des verres. À Aurillac, qui n’est pas la manifestation la plus bourgeoise du genre, chaque spectateur dépense en moyenne 85€ par jour de festival, selon une étude d’impact assez sérieuse menée sous la houlette du comité régional du tourisme.

"Do Not Clean". Le Komplex Kapharnaüm prend le contrôle des services de nettoyage pour éclairer nos déchets.

« Do Not Clean ». Le Komplex Kapharnaüm prend le contrôle des services de nettoyage pour éclairer nos déchets.

Pourtant, les arts de la rue restent le parent pauvre des politiques culturelles. À 12 établissements, les CNAR peinent à cumuler le budget d’un seul théâtre national. En région Languedoc-Roussillon, le nombre de compagnies conventionnées par la DRAC oscille entre 0 et 1 selon les années. En Midi-Pyrénées, entre 1 et 0… La seule résidence de création conventionnée du Languedoc, l’Atelline, déménage faute d’un vrai soutien de sa commune d’implantation, Villeneuve-les-Maguelone. En Midi-Pyrénées, la structuration est plus sérieuse. Un CNAR, Pronomades à Encausse-les-Thermes, des lieux de création mixte (l’Usine Tournefeuille, Derrière le Hublot, MixArt Myris, …). Après être passé à côté de l’histoire Royal de Luxe, Midi-Py a décidé de ne plus louper le coche.

Mais du côté des manifestations, le soutien public reste en demi-teinte. Quatre festivals ont régulièrement les honneurs de la presse nationale : Pronomades s’appuie sur le CNAR de Haute-Garonne, et s’est déployé en saison, pour mieux épouser un territoire aussi vaste que rural. Ramonville, banlieue de Toulouse, jongle avec des crédits faibles pour une programmation exigeante et repérée. Cratère Surface s’appuie sur la scène nationale d’Alès et défriche théâtre et cirque. Les Grands Chemins d’Ax les Thermes se singularisent par … leurs chemins d’altitude ! Mais aucun n’arrive au niveau de soutien public auquel prétendent les Furies de Châlons en Champagne, VivaCité à Sotteville-les-Rouen, les Invites de Villeurbanne, ou a fortiori Aurillac ou Chalon dans la Rue.

Pourtant, à côté de ces quatre manifestations largement repérées, une dizaine d’autres creusent un sillon dans des territoires massivement ruraux : Derrière le hublot, Olt, 48° de rue, Label Rue, Festin de Pierres, … Les initiatives ne manquent pas. Montpellier s’y est essayé. Les Z.A.T., zones artistiques temporaires, devaient habiter un quartier de la ville deux fois par an. La nouvelle municipalité a réduit l’ambition à une seule rencontre annuelle, et s’est séparée du concepteur d’origine. La dernière édition, confiée au patron du Festival Montpellier Danse, a semblé s’écarter du chemin des « arts de l’espace public » pour célébrer une dimension animatoire, sans grand lien avec le quartier. Les arts de la rue ne s’y retrouvent plus.

La nouvelle vague renouvelle le danger

C’est que les héritiers des « saltimbanks réunis » de Michel Crespin sont exigeants. Ils sont dans la rue et ils savent pourquoi. La nouvelle génération d’artistes n’attaque plus frontalement comme au grand temps du Théâtre de l’Unité, des charges motorisées de Générik Vapeur, ou des confrontations de masse de Royal de Luxe.
Grimpée sur l’épaule de ces géants, la nouvelle vague triture la matière de l’espace public, cherche les spectateurs là où ils ne s’attendent pas être, et joue avec le danger.
Quand le groupe Tonne adapte les textes furieusement féministes d’Annie Ernaux et s’installe au milieu d’une foule autant convoquée qu’amassée au fil de la déambulation, c’est toute l’après-guerre, ses fantasmes et ses gâchis, qui se glisse en nous, comme les comédiens du groupe Tonne se glissent parmi leur public, au plus près de la rue.
Quand Komplex Kapharnaüm transforme un véhicule de nettoyage en videoprojecteur roulant, pour décliner sur nos murs la litanie des déchets de nos sociétés de gaspillage et d’exclusion, ce sont non seulement nos habitudes de consommation, mais aussi tous les mécanismes d’exclusion qui défilent devant nous.
Bien entendu, tout ça pourrait se passer en salle. Mais l’irruption artistique sur nos pavés ou nos murs confère à ces messages une autre dimension. Elle questionne la ville, la met en danger, dans ses interstices ou ses esplanades.

Quand la Khta décide d’inverser les rôles, de placer les spectateurs dans un gradin roulant, et de leur chuchoter une histoire en marchant au cul du camion, elle isole l’espace public dans une bulle intime autant que mouvante, imperméable et pourtant totalement ouverte. Et c’est tout notre rapport à la scène – et à la rue – qui s’en trouve désorienté.
Lorsque Patrice de Benedetti plante son soldat fracassé devant un monument aux morts pour incanter Jean Jaurès, et tous les Jean des mines, des syndicats, des tranchées, on voit bien ce que peut être la rue : un moment où même la commémoration et ses rituels peuvent être bousculés et peuvent nous bousculer.

"Jean, solo pour un monument aux morts", la commémoration coup de poing de Patrice de Benneditti

« Jean, solo pour un monument aux morts », la commémoration coup de poing de Patrice de Beneditti

Mais la force de la rue n’est pas seulement dans sa capacité à mettre en danger l’équilibre précaire que constitue la cité. Elle est aussi, parfois, la mise en danger de l’artiste comme jamais la salle ne peut le permettre.
Quand Alixem nous enferme dans un stade pourtant ouvert, pour nous prendre à témoin de ses folies familiales, le public rit aussi jaune que les gilets dont il est affublé. Nombreux en sortent ivres, au propre comme au figuré. Et passablement déboussolés d’avoir littéralement plongé au milieu d’artistes qui se mettent d’autant plus en danger que le public les entoure, les agresse, les adule, sans aucun artifice de filet.
Cette mise en danger, au plus près du public, des passants, de ceux qui s’en foutent, de ceux qui piratent la rue, aucune salle ne peut la restituer.
Et pourtant les institutions restent largement réticentes. La rue, au sens artistique, fait peur. Autant que la rue, la vraie, fait peur. Car elle est le témoin de ce qui ne peut pas toujours être contrôlé. C’est pourquoi les festivals de rue sont un équilibre fragile. Aurillac reste le seul à tenir tous les bouts, et à une telle échelle. Accueillir plusieurs centaines de compagnies (700 en 2015) pour plusieurs milliers de représentations demande une ingénierie solide, et une coordination très forte entre le festival et les collectivités locales, ainsi qu’au sein même des collectivités. Et un consensus sur les objectifs, partagé avec les services de l’État : police, santé, éducation nationale. Car il faut gérer tout le reste. L’afflux du public, les habitants dessaisis de leur ville, et toute l’intégralité du continuum de la rue : depuis les punks-à-chiens aux artistes amateurs, aux pros du « off du off » qui jouent quand ça leur chante. La « rue naturelle », comme le dit un de ses théoriciens, Solen Briand.
Et c’est bien cette frontière si ténue – dans l’espace -, et pourtant si abyssale, dans l’essence, qui inquiète les directeurs culturels et autres conseillers artistiques. La rue est un endroit poreux, dans lequel du pire peut surgir le meilleur, toutes classes et toute hiérarchie artistique pouvant être sur le champ abattues. Et surtout, le pire cohabite toujours avec le meilleur. Choisir, sélectionner, demande un véritable effort. Ça demande à voir.

« Cette mise en danger, au plus près du public, des passants,
de ceux qui s’en foutent, de ceux qui piratent la rue,
aucune salle ne peut la restituer. »

"Trip(es). Mes parents n'ont pas eu les couilles de faire des enfants". Plongée en gilet dans la folie d'Alixem.

« Trip(es). Mes parents n’ont pas eu les couilles de faire des enfants ». Plongée en gilet dans la folie d’Alixem.

En échange de quoi, les arts de la rue sont, de très loin, la forme de spectacle vivant la plus populaire. Celle qui répond le mieux aux impératifs de démocratisation culturelle énoncés depuis maintenant trente ans.
De cette popularité, une ville comme Aurillac fait son miel, et pas que. L’impact économique est considérable. Le maire le sait bien. En remettant les clés de sa ville quatre jours par an au festival, il sait aussi qu’il permet à Aurillac de continuer à vivre, et à rêver. Alors il accepte d’être lui-même mis en scène pendant la séance inaugurale, et de laisser la main aux techniciens du festival sur des affaires qui relèvent pourtant plutôt de son directeur général des services. Mais, à cette échelle de ville, Aurillac reste, depuis trente ans, le seul îlot de folle liberté.
Chalon, comme d’autres, aimerait le beurre sans la crémière. L’impact économique sans l’impertinence artistique. Chemin risqué. Fidèle à elle-même, Toulouse ne se risque toujours pas. Quant à Montpellier, seuls les devins savent ce qu’elle veut en la matière. Et les devins ne courent pas les rues.
La rue, elle, sait que son existence ne tient qu’à sa capacité à s’organiser elle-même. Alors elle se serre les coudes, s’engueule, s’organise. Parce que la rue sait que les petits poucets doivent anticiper. Sans même attendre les élections à venir, une fédération régionale des arts de la rue, unifiée sur la future grande région, devrait voir le jour sous peu. Elle s’appellera Gros Sud, ou Langue2Pie. Indiscipline oblige.

 

*Ce texte est la version augmentée en liens d’une enquête parue dans ce bijou de presse culturelle gratuite qu’est Let’s Motiv Méditerranée, au mois de septembre 2015. Les photos sont de moi aussi. Et oui.

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et aussi

Un hélicoptère de fonction ?

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Mon cher Philippe,

J’ai lu ton interview dans La Gazette de Montpellier de cette semaine, et, à la fin, tu dis une énormité dont je m’étonne qu’elle n’ait pas été relevée. À la question « Si vous êtes élu président de région ?« , tu réponds :
« Je resterais président de la métropole (…) Et je vivrais ici. Toulouse en hélicoptère, c’est à côté »
En hélicoptère ! Tu m’en diras tant !

Un aller-retour Montpellier-Toulouse dans un petit hélicoptère, c’est 2 200€. À raison d’un minimum de 3 aller-retours par semaine, 50 semaines par an, ta petite folie héliportée couterait aux contribuables 300 000€ à l’année,  2 millions sur tout le mandat. Au minimum ! Comptons plutôt sur le double, vu ton hyperactivité.
D’ici à ce que tu mettes dans le peu de tes points de programme l’achat d’un Écureuil de chez Eurocopter, il n’y a plus qu’un pas. Un hélicoptère de fonction !
Bref, ce serait une aberration écologique et financière.
Nul doute que tu sauras te ressaisir et avancer enfin des propositions qui vont dans le sens du bien commun, d’un développement durable et d’une saine gestion publique. Car pour le moment, c’est une gabegie annoncée.

Et puis, 3 jours par semaine à Toulouse, qui s’occupera de Montpellier, hein?

 

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